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montrer plus compatissants pour les criminels du 15 mai, qu'un jury composé de douze membres des Conseils généraux, malgré l'autorité morale dont étaient revétus les élus du suffrage universel. Ils espéraient peut-être autre chose. Selon toute probabilité, ils seraient appelés, tous ou quelques-uns, à défendre des coreligionnaires politiques devant leurs juges, après les avoir défendus devant l'Assemblée, et ils attendaient, sans doute, des effets plus puissants de leur éloquence sur une cour d'assises qu'ils avaient des raisons de croire plus facile

à émouvoir.

Des orateurs dont le talent imposait le respect à tous, même à des adversaires résolus à ne pas se laisser convaincre, M. Dupin, M. Rouher, M. Odilon Barrot, se chargèrent de faire prévaloir la doctrine consacrée par le projet du gouvernement. Sans contredit, la loi ne pourrait, sans encourir le reproche de cette rétroactivité si justement proscrite, faire d'un acte licite avant sa promulgation, un crime, ou créer la peine d'un crime après sa consommation. Mais autre chose est la juridiction. Les juridictions tiennent à l'organisation de la justice elle-même, que la loi a toujours la puissance de modifier dans un intérêt d'ordre supérieur, sans que personne ait le droit de se plaindre d'une juridiction nouvelle et de réclamer celle qui l'aurait précédée. Dès que le citoyen ne peut se méprendre sur le caractère du fait dont il est l'auteur, dès que la loi qu'il est censé connaitre déclare ce fait innocent ou coupable, dès qu'elle détermine la peine qui le frappera, s'il est coupable, la loi l'a instruit de tout ce qu'il doit savoir. Le juge sera celui que la société aura institué le jour où s'ouvrira le procès.

Tels sont les principes.

Ils furent mis en lumière par M. Rouher avec un éclat de parole et une élévation de pensées qui le firent dès lors, malgré sa jeunesse, singulièrement remarquer. Il se distinguait déjà par un procédé de discussion qui contribua pour une bonne part, sous l'Empire, à le faire l'égal des plus éloquents dans les questions politiques, et le premier de tous dans les questions d'affaires. Loin de s'évertuer à amoin

drir les objections de ses adversaires pour les réfuter plus facilement, il les relevait dans tous leurs éléments, il les reproduisait dans toute leur gravité, sans en retrancher une cédille; puis avec une méthode d'une sûreté admirable, il les prenait corps à corps, les détruisait de fond en comble et n'en laissait subsister une parcelle.

pas

Restait le vote, mais le citoyen Lagrange s'écria qu'il existait un moyen de simplifier la situation et de mettre tout le monde d'accord. Ce moyen, que chacun avait deviné, avant même qu'il eût parlé, c'était l'amnistie! « Laissez vos disputes que ce ne soit ni la cour d'assises ni la Haute-Cour, amnistiezles!

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C'était en effet très simple, mais il n'y eut aucun écho dans l'Assemblée. Par 466 voix contre 288, elle adopta le décret.

CHAPITRE IX

DISCUSSION DES LOIS ORGANIQUES. -LE CONSEIL D'ÉTAT ET LA LOI ELECTORALE

Quoique je fusse un avocat de droit civil et peut-être à cause de cela, j'avais toujours cédé à une espèce d'entrainement pour l'étude du droit administratif, surtout des branches de ce droit qui se rapprochaient le plus du travail auquel je me livrais chaque jour. Le contentieux administratif, malgré ses aridités et ses solutions parfois autoritaires, avait particulièrement appelé mon examen et provoqué mes recherches. Parmi les juridictions administratives, j'avais distingué au premier rang le Conseil d'État qui en était la plus haute expression, et j'avais porté une attention curieuse et avide sur son organisation, ses attributions, sa procédure, ainsi que sur l'autorité de ses décisions, comme si ma destinée devait un jour m'assigner une place dans ce corps d'élite.

Lorsque les bureaux de l'Assemblée eurent à nommer une Commission pour l'élaboration de la loi organique sur le nouveau Conseil d'État républicain, celui dont j'étais membre parut attacher quelque prix aux considérations que j'avais présentées sur diverses parties de la loi, et me nomma commissaire.

Vivien avait reçu de son bureau le même mandat. Depuis 1830, il avait été une des principales lumières du Conseil d'État et il était naturellement indiqué pour la présidence de la Commission. Dans le cours de nos communs travaux, il laissa transpirer, plus d'une fois, un sentiment de surprise des quelques idées réfléchies et pratiques que j'avais exprimées, et, dans un a parte concerté, il en vint à me demander, de la

façon la plus amicale du reste, comment le barreau avait pu me laisser le temps d'apprendre ces choses-là! et il ajoutait : Je vous retiens pour la discussion devant l'Assemblée. » Il s'abusait certainement sur mes forces.

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En sa qualité de président, il désignait les membres de la Commission qui porteraient la parole en son nom. Cette désignation était un honneur, mais elle pouvait être un péril. Six fois, je fus chargé d'occuper la tribune pour défendre le projet de la Commission, d'abord dans la discussion générale, ensuite sur les articles. Ce rôle appartenait plutôt au rapporteur, qui n'était autre que Vivien lui-même. Assurément tout le monde y eût gagné. Empêché par une affection subite du larynx, il s'en était déchargé sur moi; je lui en ai toujours su gré.

Les adversaires que j'eus le devoir de combattre, furent M. Sainte-Beuve, non le célèbre académicien, mais un homme de talent aussi, plein de verve et de chaleur; M. Brunet, un magistrat d'une grande distinction, qui connaissait à fond le sujet; M. Sauvaire-Barthélemy, qui avait été auditeur et parlait du Conseil d'État comme on parle d'une maison qu'on a habitée; M. Charamaule, un parlementaire des anciennes Assemblées, infatigable et toujours sur la brèche; M. Mortimer-Ternaux, qui avait laissé la grande industrie pour s'honorer dans la politique. Les débats prirent quatre séances de l'Assemblée; je fus assez heureux pour que les questions sur lesquelles je parlais reçussent toutes une solution conforme à mon opinion.

Des cinq membres de l'Assemblée avec lesquels j'avais eu à me mesurer, l'un demandait que le contentieux administratif fût retranché des attributions du Conseil d'État et reporté aux tribunaux ordinaires; un autre, qu'il fût formé des catégories dans lesquelles l'Assemblée serait tenue de choisir les conseillers d'État; un troisième, que l'Assemblée pût prendre non pas seulement la moitié, mais tous les conseillers d'État parmi ses membres; un quatrième, que dans le cas d'une vacance par décès, démission ou autrement, il fût dressé une liste de candidats comme pour la nomination simultanée de

l'ensemble des conseillers d'État; un autre, que le secrétaire de la section du contentieux fût supprimé, un employé suffisant pour les procès-verbaux des délibérations; un autre encore, que tout ce qui concernait le contentieux administratif fût renvoyé à un règlement d'administration publique.

Il me fut facile de démontrer qu'aucun tribunal n'aurait une compétence égale à celle du Conseil d'Etat pour connaître du contentieux administratif; que la souveraineté de l'Assemblée, inscrite de ce chef dans la Constitution, serait atteinte par des catégories dans lesquelles elle serait contrainte de renfermer ses choix; qu'il était peut-être déjà exorbitant que l'Assemblée pût prendre dans son sein la moitié des conseillers d'État, et que l'opinion ne tolérerait pas qu'elle se réservát le droit de les y prendre tous; qu'aucune liste de candidats n'était nécessaire pour une seule nomination à faire; que le secrétaire de la section du contentieux était indispensable pour donner l'authenticité aux expéditions des décisions prises, comme le greffier à celles des jugements des tribunaux; qu'il appartenait à la loi organique, non à un simple règlement, de statuer sur l'organisation de la juridiction administrative et les conditions de son fonctionnement.

Cette rapide réfutation à laquelle s'associait l'Assemblée sans trop de difficulté, commença assez heureusement le triomphe de la Commission. Plusieurs autres de ses membres : Martin (de Strasbourg), Parieu, Gaulthier de Rumilly, l'achevèrent, et le projet qu'elle avait préparé, à quelques nuances de rédaction près, fut voté à une imposante majorité. C'était la première des lois organiques; un tel succès faisait bien augurer du destin qui attendait les autres.

Si désireux qu'on fût de presser leur discussion, il n'était pas possible de supprimer les incidents qui pouvaient survenir et en retarder le vote. Dans la nuit du 29 janvier, il s'était fait sur plusieurs points stratégiques dans Paris des mouvements de troupes extraordinaires, sans que personne en fût prévenu et en sût la cause. Des détachements con

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