Page images
PDF
EPUB

crises, les promoteurs de la révolution, dont le plus illustre, M. de Lamartine, avait réussi, à force d'éloquence, à nous préserver du drapeau rouge, se décidèrent à convoquer une Constituante. Il fallait quatorze députés pour le département de l'Aisne. On convint, dans les cinq arrondissements, d'envoyer à Laon des déléqués qui seraient chargés de dresser une liste commune, sur laquelle toutes les voix des électeurs favorables au nouvel ordre de choses devraient se réunir. Mon nom fut admis sur cette liste.

Il y eut des dissidents auxquels ce nom, sans doute parce qu'il exprimait des idées de modération et de tolérance, ne pouvait plaire... Ce ne fut pas le seul; ils en repoussèrent plusieurs, notamment celui de l'excellent M. Debrotonne; et, malgré le pacte qu'ils avaient signé et qui enchaînait leur honneur, ils ne purent se résigner à quitter le chef-lieu du département sans avoir arrêté et publié, pour leur propre compte, une liste autre que la liste adoptée par les délégués.

Ils prirent pour leur premier candidat le commissaire du gouvernement de la République dans l'Aisne, le citoyen Mennesson, « incapable aux yeux de tous de se servir de son pouvoir pour exercer la moindre pression sur le corps électoral, » et, par une sorte de pudeur qui tournait à la dérision, ils voulurent avoir quinze candidats, quand il n'en fallait que quatorze, pour se donner, à leur façon, le mérite de ne pas exclure M. Odilon Barrot, leur ancienne idole, en lui donnant le quinzième rang!

Cet incident fit grand scandale dans le département; et notre liste, secondée par l'indignation qu'on en ressentit de toutes parts, l'emporta facilement sur l'autre.

Je fus élu par 66,000 suffrages... Dans ma profession de foi, j'adoptais le suffrage universel, inoculé à la France par Ledru-Rollin; mais je le voulais à deux degrés, comme nos pères en 1791 et en l'an III. Je disais hautement comment j'entendais me poser en face de la République, quelles conditions je ne craignais pas de lui faire, et à quel point j'étais jaloux de réserver le droit que je pourrais avoir de protester le jour où elle s'en écarte

rait...

Selon un ancien usage, les noms des élus furent proclamés au théâtre de Saint-Quentin. Celui de M. Odilon Barrot et le mien soulevèrent des murmures. Les autres avaient été couverts d'applaudissements.

J'étais donc lancé dans les hasards de la vie politique, n'en soupçonnant guère, à cette heure, les dures épreuves. Y ai-je eu, du moins, un rôle utile?

Il n'est pas entré dans ma pensée de vouloir écrire soit l'histoire de la Révolution de février, soit l'histoire du Second Empire. Je laisse ce soin à d'autres. Déjà cette tâche a été entreprise par des écrivains d'opinions diverses; mais les événements sont encore si près de nous, les passions qu'ils ont soulevées sont encore si ardentes, qu'il faut bien se garder de répondre de l'impartialité des récits qui ont été livrés au public. Ce que je me suis proposé uniquement, c'est de fixer mes souvenirs sur des événements qui se sont déroulés sous mes yeux, et j'ai traversé tant de situations graves ou délicates, que, si peu que j'y aie mis d'art, j'ai lieu d'espérer, peut-être, qu'on ne lira pas sans intérêt une analyse sérieuse et calme des impressions que j'ai ressenties et des études auxquelles je me suis abandonné. Mon but sera pleinement atteint, si j'ai réussi à mettre suffisam

ment en relief, sans parti pris et sans haine, quelquesuns des caractères auxquels se peuvent reconnaître les hommes ou les groupes d'hommes qui ont fait le plus de mal à notre société française, sous des régimes si dissemblables, les théories ou les doctrines qui répugnent le plus à son tempérament, à ses traditions, à ses instincts, et dont il importe qu'à tout prix elle se détourne à jamais. A ceux qui président à ses destinées de veiller sur elle!

CHAPITRE PREMIER

LE 15 MAI

Le fait accompli occupe toujours une place importante, la première peut-être, dans l'histoire de nos révolutions. La Constituante, qui se réunit le 4 mai, fut unanime à proclamer la République.

Dès sa première séance, pénétrée des grands devoirs qu'elle avait à remplir, elle voulut se håter de vérifier, dans sa régularité et sa sincérité, le mandat que chacun de ses membres avait reçu du peuple. Je dus au hasard ou à la rapidité avec laquelle les dossiers électoraux avaient été examinés dans le bureau dont je faisais partie, l'honneur singulier d'étre le premier, sur neuf cents représentants, à occuper la tribune de cette nouvelle et imposante Assemblée. Bien qu'il ne s'agît que d'une simple vérification de pouvoirs, et que, pressé par les exigences d'une situation formidable, je dusse réduire le rapport dont j'étais chargé aux moindres proportions, je ne pus me défendre d'une émotion que je n'avais jamais connue.

Dans ce moment solennel, on ne s'étudiait pas, comme on l'a vu depuis, à invalider systématiquement et de parti pris, des élections librement faites, parce que les élus ne plaisaient pas; il fallait, pour qu'un rapporteur proposat une invalidation et pour que l'Assemblée l'accueillit, ou l'omission d'une formalité essentielle, ou l'évidence de fraudes odieuses à tous. Aussi les pouvoirs de plus de quatre cents représentants furent-ils vérifiés dans cette première séance, et suffit-il de moins de deux autres séances pour que l'œuvre commencée

« PreviousContinue »