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lesques; comme de tenir la tasse à deux mains pour y boire à la manière des singes, puis de relever la tête avec des éclats de joie; de se passer le vase de l'un à l'autre avec de bruyantes invitations; de s'appeler à tue-tête jusqu'à trois pas seulement de distance; de prendre leurs femmes par la tête; de leur verser de l'eau-de-vie dans la gorge, avec de grossières caresses et tous les gestes ridicules de nos ivrognes de place. Tantôt c'étaient des scènes affligeantes, comme de se priver tout-à-coup de sens et de raison, de devenir furieux ou stupides, de tomber ivres-morts dans la poussière ou dans la boue, pour y dormir jusqu'au lendemain. Je ne sortais pas le matin, ajoute M. de Volney, sans les trouver par douzaines dans les rues ou les chemins autour du village, confondus avec les porcs... Le 9 août, à quatre heures du soir, un sauvage poignarda sa femme de quatre coups de couteau; et des scènes aussi sanglantes se renouvellent souvent: » M. de Volney abandonna bientôt l'idée d'aller vivre parmi eux. Il acquit la preuve que les lois sacrées de l'hospitalité leur étaient plus étrangères encore qu'aux Arabes-Bedoins. Il ne put même obtenir, malgré les secours que lui offrit un missionnaire français, des renseignemens trèsexacts sur leur langage, et le Vocabulaire qui se trouve à la fin de l'ouvrage, est dû, en partie, au zèle d'un Américain qui avait long-temps séjourné parmi eux.

En général, les détails dans lesquels entre. M. de Volney sur les habitudes particulières des sauvages, ses entretiens avec l'un d'eux, appelé Petite-Tortue, offrent le plus grand intérêt, fourniront plus d'un texte aux observations des écrivains qui voudront désormais établir un parallèle entre l'homme de la nature et celui de la société. Il y a beaucoup d'adresse, suivant moi, à placer dans la bouche d'un sauvage, la réfutation

la plus complète d'un paradoxe de Rousseau qui attribue la dépravation de l'état social à l'introduction du droit de propriété.

Quand on réfléchit cependant qu'une idée aussi étrange n'a été développée que par un esprit de contradiction ou d'opposition aux idées reçues, on ne peut que gémir sur la destinée d'un écrivain qui a fait de ses talens un aussi déplorable abus. L'état primitif de l'homme a de tout temps, je le sais, exercé la curiosité des philosophes spéculateurs; ils se sont appliqués à l'éclaircir par des recherches; l'imagination s'est tout permis sur ce sujet; mais celle de Rousseau sur-tout, il faut en convenir, ne fut pas toujours réglée par la raison qui seule aurait pu le guider dans ces importantes recherches. Le citoyen de Genève savait aussi, par expérience, que la raison ne présente jamais que des vérités tristes; il a cru devoir écrire pour les hommes qui leur préféraient des chimères brillantes.

Il les a donc prodiguées dans les différens systèmes qu'il nous a donnés sur l'ordre moral comme sur l'ordre physique. A son exemple, plusieurs écrivains, sans avoir ses talens, ont voulu expliquer la formation du monde politique: on a multiplié sur cet objet des romans aussi ingénieux que ridicules; car la morale, comme la physique, a compté ses Descartes et ses Newton; mais qu'y a-t-on gagné, en dernier résultat? beaucoup de raisonnemens et peu de certitude. Une foule d'auteurs a écrit que la réunion des hommes en corps avait été l'effet d'un consentement volontaire, que l'établissement des lois en avait été la caution envers les parties contractantes. Rien ne serait si juste en effet que cette opération, si elle était possible; mais il faudrait pour la rendre vraisemblable, supposer, dans le principe, tant de lumières dans ses inventeurs, tant de calme dans leurs passions, tant de concert dans leurs démarches,

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marches, qu'on est forcé d'en abandonner ideer aussitôt qu'on l'a conçue. C'est un de ces phéno mènes qui, dans une belle nuit d'été frappent les yeux par leur éclat, et s'évanouissent lorsqu'on cherche à les fixer de nouveau.

Rien ne prouve mieux l'absurdité de ce parodoxe de Rousseau, que l'entretien de Petite-Tortue, cité par Volney, et les développemens qu'il p sente sur l'état intérieur des sauvages. Je regrette que les bornes de ce journal ne me permettent pas d'examiner ici jusqu'à quel point peuvent être fondées les observations de cet estimable voyageur, sur les idées religieuses des sauvages de l'Amérique et l'analogie qu'il leur suppose avec celle des Tartares d'Asie. Ses conjectures, à cet égard, ont besoin d'être confirmées par l'expérience, le rapprochement des faits qui peuvent seuls établir et consolider le système dont il présente l'aperçu.

Elles font desirer une traduction exacte des mémoires russes, qui jetteront sans doute quelques lumières sur les sauvages de la Tartarie, dont les mœurs sont encore à peine connues des voyageurs européens.

MERSAN.

Nouvelle traduction de Werther, sur une nouvelle édition augmentée de douze lettres, etc.; par C. L. Sevelinger. Un vol. in-8°. 4 fr. 50 c. et 6 fr. par la poste. A Paris, chez Demonville, rue Christine, et chez le Normant, rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois, n°. 42.

Il ne faut pas dédaigner de nous occuper un moment d'un ouvrage si frivole. C'est une des produetions les plus vantées de la littérature allemande; et comme le traducteur paraît avoir le dessein de ne pas borner là

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ses entreprises, je croirais faire une bonne action de le détourner d'un travail où il se consumerait sans honneur et sans fruit.

J'ai souvent réfléchi sur la fortune extraordinaire de ce roman. Il ne se fait de telles fortunes, dans les lettres, que lorsque les mœurs et le goût sont en décadence de même qu'on voit des noms inconnus sortir des té nèbres, lorsqu'un état tombe en ruines.

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Tous les genres de désordres se tiennent comme par la main ; mais bien des gens ne saisissent pas cet enchaînement tout les étonne. Ils vous demandent aujourd'hui pourquoi les lettres ne fleurissent plus, pourquoi les études sont stériles, pourquoi le génie s'éteint dans le découragement? ils vous le demandent, comme si rien nouveau n'était survenu dans notre nation; et de même si l'on entend dire de tous côtés qu'il n'y a plus de droiture, ni de bonne foi dans les affaires, vous ne verrez pas un philosophe qui ne trouve cela étonnant. Qui croirait qu'ils dussent être embarrassés pour résoudre de telles questions?

de

Pasteurs des hommes faites revivre l'arbre dans ses racines, si vous voulez que son feuillage vous réjouisse dans la saison de la verdure. Toutes les sciences et les études humaines ne sont rien, sans les principes qui en règlent l'usage pour le bien de la société; et ce sont ces. principes mêmes, c'est ce fondement qui manque à tout ce que vous élevez, à tous ces ouvrages qui, nés dans la corruption, en accroissent le débordement; telle est la liaison des mœurs avec les lettres : c'est ce qui les entraîne si violemment dans une même chûte, et c'est ce qu'une critique sévère ne doit pas négliger de faire apercevoir.

Ce sont donc ces principes qu'il importe de rétablir; ce sont ces fondations qu'il faut jeter avant tout; et si les

travaux littéraires de ceux qui ont du zèle pour leur pays, semblent se tourner exclusivement vers les fonctions de la critique, c'est sans doute par un effet de ce besoin qu'on éprouve, après un long bouleversement, -de choisir un terrain sûr et de s'y affermir.

Voilà quel est l'état présent des lettres; et c'est dans acet état, que le nouveau traducteur de Werther, qui a 'tont l'air d'un nouveau venu, jeté dans la littérature comme dans un pays étranger, nous vient proposer pour modèles des ouvrages allemands, dont il est grand admirateur, I commence par le roman de Gathe, et c'est assurément bien choisir son début. Il ignore apparemment que cet ouvrage est plein d'idées fausses, exprimées le plus souvent dans un style bizarre. Le dénouement est tragique, et va jusqu'à l'horreur, je l'avoue : est-ce là son mérite? Je ne vois pas, pour moi, ce que le génie peut revendiquer de son invention dans une catastrophe qui arrache des larmes par la seule force du malheur; la plus simple histoire remuerait le cœur tout aussi puissamment ; mais, si l'on cherche la preuve du talent où il est juste de la chercher, c'est-à-dire, dans la manière dont les passions sont conduites et dont les caractères sont peints, on sentira que l'esprit ni le cœur ne sauraient recevoir de cette lecture une satisfaction légitime. Je n'en parle pas avec la sévérité d'un homme qui condamne toute espèce de romans. Je sais qu'en France les jeunes gens des deux sexes ne lisent presque pas d'autres livres; et si le choix en était fait avec discernement, ils ne produiraient pas autant de mal qu'on peut le craindre. Il y en a même où les idées du beau moral sont représentées avec tant de noblesse, que s'ils sont dangerous, c'est par la perfection des caractères qu'ils nous exposent, et parce qu'ils nous peuvent inspirer du mépris pour ceux avec qui nous devons vivre. Le cœur

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