Page images
PDF
EPUB

trois chefs-d'œuvre, à l'un desquels il est impossible d'assigner une préférence exclusive, et qui jusqu'à présent paraissent être, en fait de littérature, le nec plus ultrà de l'esprit humain, on aurait peut-être raison de croire qu'on n'a jamais rien produit de plus beau que Mithridate. La conduite en est d'une régularité admirable; le rôle de Mithridate, digne de ce dernier des rois de l'Asie; le caractère de Monime, un modèle de perfection, non pas idéale, car on doit croire qu'il a existé, et qu'il existe des femmes accomplies; le dénouement, enfin, est un des plus heureux qui soient au théâtre. A peine aperçoit-on dans cette pièce une seule tache : elle se trouve peut-être cette tache unique et bien légère, dans la scène. ́où Xipharès, apprenant que Monime a été surprise par l'artifice de Mithridate, s'écrie:

Quoi! madame, c'est vous, c'est l'amour qui m'expose!
Mon malheur est parti d'une si belle cause!
Trop d'amour a trahi nos secrets amoureux,
Et vous vous excusez de m'avoir fait heureux!
Que voudrais-je de plus? Glorieux et fidèle,
Je meurs.

Ce sentiment est outré: on sent que Xipharès pousse la galanterie trop loin; qu'on ne l'a point fait heureux, et qu'il aurait pu desirer quelque chose de plus.

Des critiques ont osé trouver du galimatias dans ces vers que dit le roi de Pont:

Apprenez que suivi d'un nom si glorieux, (du nom de Mithrid.)
Partout de l'univers j'attacherais les yeux,

Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être

Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,

Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.

On a prétendu qu'il n'y avait pas de naufrage élevé : chicane assez misérable. Tout ce qu'il y a de vrai, c'est que l'inversion est un peu pénible; mais un naufrage élevé au-dessus de leur gloire, ne présente aucun galimatias, et

c'est une espèce de blasphème de prononcer ce mot en parlant de Racine. Il est bon d'observer que c'est le seul endroit de ses tragédies auquel on ait fait ce reproche, qui nous semble mal fondé.

On a prétendu aussi qu'en entendant, à la première représentation de cette pièce, Mithridate dire à ses fils: Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours Aux lieux où le Danube y vient finir son cous,

quelqu'un avait répondu : « Oui, certes j'en doute, » parce que ce trajet exigeait, dit-on, huit ou dix jours. Si Mithridate avait dû nécessairement s'embarquer à Nymphée, la remarque eût été juste. Mais rien n'empêchait ce prince d'abréger ce trajet, et d'éviter le long circuit de l'anse où se trouve Nymphée, en se rendant par terre au port de Chersonèse ou à celui de Parténium; de là il n'aurait eu qu'environ quatre-vingt lieues pour arriver à l'embouchure du Danube, ce qui pouvait se faire en deux ou trois jours, quoique la navigation soit plus lente sur la mer Noire que dans l'Océan. Racine savait la géographie un peu mieux que Pradon, son illustre rival, qui pour s'excuser d'une faute géographique qu'il avait commise, répondit, à ce qu'on prétend, qu'il ne savait pas la chronologie.

· On a été assez content de la manière dont le débutant a récité sa première scène, et il a reçu des encouragemens. Mais dans celle où Monime lui avoue qu'il est aimé, il a pensé faire naufrage; il ne savait quelle contenance tenir, levant sans cesse ses mains qu'il joignait à la hauteur de son front. De mauvais plaisans prétendaient qu'il était dans une attitude à sonner les cloches. Il s'est pourtant relevé, et a très-bien dit,

Mon malheur est parti d'une trop belle cause.

On l'a entendu jusqu'à la fin avec tranquillité. On l'a de

mandé, mais non pas assez universellement pour qu'il ait cru devoir paraître. On ne lui a point trouvé cette surabondance de chaleur et de sensibilité, précieux défaut qu'on aime à rencontrer dans un débutant. Ses amis prétendaient qu'il était intimidé, ce qui n'est pas impossible, et qu'il avait mieux joué à Versailles. Il va prendre sa revanche dans Séïde. Comme il est d'une très-petite stature, on disait, en le voyant à côté de Saint-Prix: C'est Isaac et Abraham. Cette représentation a été assez gaie, et assaisonnée de calembourgs. En voyant Lacave présenter le poison dans un vase, un plaisant s'est écrié : « Il est >> tout frais, il vient de la cave. »

Saint-Prix aurait mieux joué, s'il avait su son rôle. Toute l'assemblée, pour ainsi dire, le soufflait, ce qui prouve qu'elle n'était pas mal composée. Il a eu de trèsheureux momens, sur-tout dans la dernière scène, et il était beau lorsqu'il a prononcé ce vers :

Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

Quand on a vu Brisard, on trouve quelquefois SaintPrix un peu terne. On lui desirerait plus d'énergie, ou du moins une énergie plus soutenue, car il n'en manque pas toujours. Quelquefois on lui criait à demi voix : « Fâchez-vous donc un peu. » Il y a eu des instans où ceux qui ne savent point par cœur tous les vers de Racine, ne l'entendaient surement pas. Cet acteur n'use pas assez de ses moyens. Lafond a fait un meilleur emploi des siens, et tiré tout le parti qu'on peut tirer du rôle désagréable de Pharnace.

Madame Talma a bien raison de ne pas quitter ceux qui sont doux et tendres. Son organe, son maintien, sa figure, tout lui prescrivait ce genre. La belle Monime nous a semblé un peu pâle dans les premiers actes, avant qu'elle se fût animée. C'est un inconvénient facile à éviter

sans blesser le costume; car les fermes de l'Asie avaient soin de peindre et d'orner leurs visages. Peut-être cette déclamation saccadée, parlée, presque familière qu'elle se permet quelquefois, et qui lui a si bien réussi dans quelques rôles, est-elle un peu déplacée dans celui de Monime, dont le caractère est plus imposant. Nous avons remarqué aussi que ce n'est pas lorsqu'elle en a fait usage qu'elle a été le plus applaudie. Nous avons pensé qu'elle n'avait pas mis assez de force dans la seconde scène, du quatrième acte; ce qui a pu venir de ce qu'elle n'était pas secondée. Mais en général elle a peu attendri et intéressé.

THEATRE DU VAUDEVILLE.

La Cabale en défaut, vaudeville en un acte.

On croyait, sur le titre de cette pièce, qu'elle pouvait avoir quelque rapport à la vive querelle qui s'est élevée tout-à-coup entre quelques écrivains et quelques journa. listes, ou à la guerre civile qui a éclaté entre ces derniers. Elle avait en conséquence attiré un concours assez nombreux. La curiosité et la malignité publique ont été en défaut de toute manière. Elles n'ont trouvé aucun aliment dans cette prétendue nouveauté, qui n'a rien de nouveau. que son titre, et n'est au fond qu'un réchauffé de la Métromanie, et même des Deux Poètes, de M. Rigaud, que celui-ci aurait pu intituler aussi bien les Trois Poètes. Cette comédie de M. Rigaud, jouée, il y a deux ans, au Théâtre de la République, ne tomba ni ne réussit complétement; elle renfermait plusieurs tirades bien écrites, et qui furent très-applaudies. Sa ressemblance trop marquée avec le chef-d'œuvre de Piron et un de ceux de Molière (les Femmes Savantes), fut une des causes principales du médiocre accueil qui lui fut fait. Celui qu'à reçu la

Cabale

[graphic]

Cabale en défaut a été plus que froid, et ceux qui en ont été les témoins doivent être étonnés qu'on l'ait exposée à une seconde avanie: nous pensions avoir assisté

enterrement.

Il y a trois poètes aussi dans cette pièce. Lisimon, qui est fort riche; Fierville qui ne l'est pas, et voudrait le devenir en devenant son gendre: c'est un jeune fat, sans talent et sans esprit; enfin, Valcour, le favori des muses, l'amant préféré par Isabelle, que se disputent les deux concurrens. Le vieux poète la lui a promise, quoiqu'il penche pour son rival, si le vaudeville qu'il fait jouer ce jour-là même réussit. Lisimon en donne un aussi de son côté, qui doit être représenté immédiatement après l'autre. On se doute bien que Fierville cabale pour Lisimon et contre Valcour. Tandis que le public est assemblé pour décider du sort des deux pièces, aucun des auteurs n'est au théâtre. Valcour explique à Lisimon le sujet de la sienne; c'est un jeune homme aimé de sa maîtresse, mais qui craint qu'un rival ne la lui souffle, et qui, en conséquence, se propose de l'enlever. Valcour, par ses signes, fait connaître à son oncle (qui ne se trouve que dans cette scène et pour y jouer un fort sot rôle ), ainsi qu'à Isabelle, que, craignant la décision du parterre, il desire s'assurer de sa maîtresse par un enlèvement. Après une courte résistance, l'oncle et Isabelle font entendre qu'ils y don nent les mains. Lisimon, qui croit qu'on parle de l'in trigue du vaudeville, demande comment l'amoureux exécutera son projet. Valcour répond que ce sera par une porte qui donne sur le jardin. L'auteur a cru sauver le décorum en faisant sanctionner l'enlèvement par l'oncle. Le public a été révolté de la platitude d'un tel moyen qui n'avait pas même pour excuse ce que les amans appellent la nécessité.

Fierville, instruit du projet, le fait manquer au mo

A a

« PreviousContinue »