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pseudonymes, j'aime mieux penser que la tradition avait perpétué dans les écoles le souvenir de cette comparaison brillante de la jeunesse et du printemps.

Enfin, je ne vois pas que les anciens aient jamais pensé que ce discours fût réellement celui de Périclès. Denys d'Halicarnasse, littérateur fort instruit, cite (1) Thucydide dans l'Oraison funèbre. Synésius (2) dit en termes formels : TOraison funèbre de Périclès par Thucydide. Denys d'Halicarnasse (3) va même jusqu'à croire que tout ce récit de la cérémonie funéraire est de l'invention de l'historien. Enfin, je ne connais aucun moderne vraiment instruit, qui ait, avant M. Vigée, énoncé l'opinion qu'il soutient ; et d'ailleurs tous ces témoignages nous manqueraient, qu'il suffirait d'examiner le style de cette Hirangue, pour y reconnaître la manière de Thucydide. Il ne fut jamais plus lui-même ; dur, sec, concis jusqu'à l'obscurité, il donne quelquefois une grande pompe à ses mots, presque jamais de mouvement à ses pensées. Certes, si c'est ainsi que parlait Périclès, il faut s'étonner des éloges que lui a prodigués l'antiquité. Aristophane (4) disait qu'il tonnait,' qu'il lançait des éclairs, qu'il bouleversait la Grèce, Eupolis, que la Persuasion était assise sur ses lèvres et que seul de tous les' orateurs il laissait l'aiguillon dans l'ame des auditeurs (5). Ces grands effets de l'eloquence publique ne peuvent être produits par un style concis, obscur, pénible, tel que celui de la Harangue de Thucydide. Cicéron, juge irrécusable en ces matières, dit : (6) « que l'obscurité

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(1) De Lys. t. 5, p. 459, édit. Reisk. et p. 849 de Thucyd. Jud. (2) In Dione. p. 37. D.

(3) T. 6, p. 81, et la note de M. Gottleber, préface de là Har. de Périclès,

(4) Acharn. 529.

(5) Ap. Ciceron, orat. c. 9. Plin. I, ép. 20. Scholiast. ad Aristoph. 1. cit. Voyez la note de Toup sur Longin, parag. 35, p.351.,

(6) Ciceron, orat., p. 249. Edit. Paris, fol. 1577.

» affectée par Thucydide est le plus grand défaut que >> puisse avoir l'orateur civil; qu'aucun orateur grec n'a >> rien emprunté de cet historien ; qu'il est admirable pour » les récits, mais que jamais on ne l'a compté parmi les » maîtres de l'éloquence. » Qui croira maintenant, comme M. Vigée voudrait nous le persuader, que Thucydide ait conservé le discours de l'éloquent Périclès, et que même son discours soit digne de ce grand orateur ? Il est digne de Thucydide.

Il me sera encore plus facile de prouver que l'Oraison funèbre que Socrate récite dans le Ménexène, et qu'il attribue à la courtisane Aspasie, est toute entière de la composition de Platon. M. Vigée prétend que des détracteurs ont cru voir le philosophe derrière la courtisane (ce sont ses propres expressions) (1), mais qu'Aspasie a vraiment composé ce discours, quoi qu'en puissent dire quelques hommes jaloux de la gloire des femmes. Et comment en douter, puisque Platon le dit ? M. Coupé, auteur de recherches sur les panégyriques des anciens et des modernes, n'élève pas le moindre doute sur l'authenticité du discours; il en rapporte un morceau, qu'il traduit avec son talent accoutumé, et finit par cette phrase remarquable (2) ; « Je croirais faire >> tort au bon goût de mes lecteurs, si je m'amusais à leur >> faire sentir le mérité de cet échantillou de l'étonnante Aspasie.» Voilà la source où a puisé M. Vigée, qui ne prend pas ce qu'il dit des anciens grecs dans leurs ouvrages, qu'il ne paraît pas avoir lus avec beaucoup d'attention, mais dans les compilations de quelques modernes qu'il consulte à la hâte, et sans choix.

Je suis étonné que M. Vigée, que M. Coupé, sur-tout, n'ait pas va que ce discours d'Aspasie est une fiction, comme il y en a tant d'autres dans Platon. Ont-ils oublié qu'il introduit perpétuellement dans ses dialogues des personnages qui n'ont

(1) Journal des Débats, 16 Janvier 1804.

(2) Spicil. t. I, p. 77.

jamais tenu les discours qu'il leur prête, qui même n'ont pu les tenir; qu'il réunit quelquefois des interlocuteurs qui n'appartiennent pas aux mêmes époques, et leur donne des opinions diametralément opposées à leurs opinions connues? Dans le Ménexène, il fait réciter à Socrate une oraison funèbre où il est question d'événemens arrivés long-temps après sa mort (1). Ces libertés étaient permises aux écrivains 'de dialogues. Cicéron rendant compte à Varron d'un dialogue philosophique où il lui avait donné un rôle, lui dit (2): '« Vous serez, je pense, bien étonné de lire une conver»sation que nous n'avons jamais eue ; mais vous connaissez » l'usage du dialogue. » La fin même du Ménexène prouve que Platon ne voulait pas que quelques personnes peu instruites s'avisassent de croire trop sérieusement à sa faussé Aspasie. Je traduirai tout le passage, parce qu'il sera utile à cette discussion, et, si je ne me trompe, agréable à lire. « SOCRATE. Voilà, Ménexène, le discours d'Aspasie de Milet.

» MÉNEXÈNE. Par Jupiter! Socrate, c'est une heureuse » personne qu'Aspasie, si, femme, elle est capable de composer de pareils discours.

» SOCR. Mais pour peu que vous doutież, suivez» moi, et vous l'entendrez parler.

MÉNEX. Je me suis plus d'une fois, Socrate, trouvé » avec Aspasie, et je sais de quoi elle est capable. » SOCR. Eh bien! Ne l'admirez-vous pas ? ne la re» merciez-vous pas de ce discours?

» MENEX. Oh oui! Socrate; je remercie beaucoup de ⚫ ce discours celle, ou celui, quel qu'il soit, qui vous l'à » récité, et avant tous les autres, je remercie sur-tout celui qui me l'a répété..... »

Il est aisé de voir que cette dernière phrase est une petite précaution que Platon prenait d'avancé contre

(1) Gottleber, Disputat. de Ménex., p. 7.

(2) Epist. famil. IX, 8.

messieurs Vigée et Coupé. A ce témoignage indirect de Platon, se joignent les témoignages formels de toute l'antiquité. Denys d'Halicarnasse, qui a critiqué ce discours avec beaucoup d'acharnement et de partialité, attaque perpétuellement Platon, et jamais son personnage d'Aspasie enfin, Athénée, Synésius, Aristote, Longin, Aristide, le citent constamment sous le nom du philosophe. Je ne rapporte pas leurs passages; mais on les trouvera indiqués dans la première note de la bonne édition que M. Gottleber a donnée du Ménexène. Les recherches de ce savant critique m'ont été fort utiles dans toute cette discussion; c'est un aveu que je fais, et par esprit de justice et par reconnaissance.

Il me reste maintenant à rendre compte de la traduction que M. Gail vient de publier, de cette Harangue de Thucydide, attribuée si mal-à-propos à Périclès, par le savant professeur de l'Athénée.

M. Gail voulant faire connaître l'éloquence de Thucydide, n'en pouvait choisir un exemple plus remarquable. Cette Oraison funèbre est sans contredit le plus beau discours de cet historien. Les parties en sont distribuées avec art; les pensées en sont ingénieuses; le style est élégant, et s'élève même quelquefois jusqu'au ton de la poésie; mais, il faut l'avouer, il a le défaut ordinaire des discours de Thucydide: son extrême concision jette sur quelques passages une telle obscurité, qu'il est à-peu-près impossible de les expliquer parfaitement. Il y a déjà longtemps que Cicéron se plaignait de cette excessive obscurité (1) Ipsæ ille conciones ita multas habent obscuras abditasque sententias, vix ut intelligantur. « Il y a dans ces >> harangues tant de pensées obscures et cachées, qu'on a \» bien de la peine à les entendre. » Cet aveu de Cicéron

doit rendre les critiques modernes fort indulgens sur les fautes contre le sens qu'ils peuvent observer dans les traducteurs de Thucydide.

(1) Orator. p. 249. Edit. 1577.

M. Gail avait à lutter contre un rival redoutable. M. de Noé, évêque de Lescar, qui s'est fait, vers la fin du dernier siècle, une grande réputation d'éloquence, a composé une traduction de cette Oraison funèbre, et l'abbé Auger l'a insérée dans son recueil de Harangues tirées des Historiens grecs. Le nom de M. de Lescar n'y est pas, mais on sait qu'elle est de lui.

J'avais d'abord pensé à établir une comparaison entre ces deux écrivains; mais n'ayant pu me procurer la traduction de M. de Lescar, je me bornerai à citer un fragment de celle de M. Gail; je choisirai l'exorde même du "discours :

« Plusieurs des orateurs que vous venez d'entendre à » cette tribune, n'ont pas manqué de préconiser le légis>>lateur qui, en consacrant l'ancienne loi sur la sépulture » des citoyens moissonnés dans les combats, crut devoir » y ajouter celle de prononcer leur éloge. Sans doute ils » pensaient que c'est une belle institution de louer en >> public les héros morts pour la patrie. Pour moi, plutôt >>que de compromettre la gloire d'une foule de guerriers, » en la faisant dépendre du plus ou du moins de talent >> d'un seul orateur, je croirais suffisant de décerner » aux citoyens que des vertus réelles ont rendus recom

mandables, des honneurs effectifs et pareils à ceux dont » la république accompagne cette pompe funèbre. Com»ment en effet garder un juste milieu en louant des actions » sur la vérité desquelles il est difficile d'établir une opi>>nion constante? Les auditeurs sont-ils instruits des » faits, ou disposés à les croire ? l'orateur ne remplit » jamais leur attente. Les faits leur paraissent-ils nou» veaux ou supérieurs à l'idée qu'ils ont de leurs propres » forces? l'envie leur dit que la louange est exagérée. » L'homme supporte l'éloge de la vertu d'autrui, tant » qu'il se croit au niveau des belles actions qu'il entend » raconter; est-il, par le récit, convaincu de sa faiblesse ? » envieux, il devient aussitôt incrédule: mais puisque » cette institution est consacrée par l'approbation de

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