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Horace laisse errer sa plume. On s'imagine que rien ne doit être plus facile que de bien traduire des vers, qui ne sont le plus souvent que de la prose mesurée, et où négligeant la cadence et l'harmonie, et ce choix d'expressions nobles et grandes qui caractérisent la poésie, Horace semble n'avoir presque toujours cherché que le sens, l'élégance du langage, et le nombre des pieds. Il faut pourtant qu'il soit bien difficile d'imiter heureusement cette négligence si gracieuse, si remplie de naturel, et où il entre aussi beaucoup plus d'art qu'on ne le pense; car, de tant de traducteurs, il n'en est pas un dont les vers aient mérité de vivre.

Les traducteurs qui croient que le but serait atteint s'ils pouvaient donner à leurs vers toute la négligence d'Horace, ne font pas attention que la manière dont il a écrit ses épîtres et ses satires, ne peut convenir ni à notre langue ni à notre versification. Les vers latins étaient accentués d'une façon très-sensible; la mesure en était très-marquée, et le retour régulier des mêmes pieds pouvait suffire pour les distinguer de la prose. Malgré la négligence de la composition, il leur restait toujours, aux hexamètres sur-tout, quelque chose de poétique que l'oreille ne pouvait méconnaître. Mais les vers français exigent, même dans le style familier, une fac ture plus soignée. M. B. a composé ces trois mauvaises lignes entre mille autres aussi mauvaises :

«Jamais par l'instinct seul nous ne distinguerons ::
» Le bien du mal moral, comme nous découvrons
>> Ce qui physiquement peut nuire à notre vie. »>

Ecrivez ces lignes de suite, sans les intervalles qui leur donnent l'apparence de la versification, et vous croirez lire de la Jamais l'instinct seul nous ne distingueprose. «<< >> rons le bien du mal moral, comme nous découvrons ce » qui physiquement peut nuire à notre vie. » Que l'on

par

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fasse la même expérience sur les vers d'Horace, et on y reconnoîtra les membres poétiques,

Disjecti membra poetæ ;

pourvu cependant qu'on ne néglige ni l'accent ni la quantité.

En français, plus peut-être que dans toute autre langue, les vers faciles doivent être composés difficilement, et il faut beaucoup de goût pour éviter d'y être ridicule ou trivial: il en faut encore plus, quand ces vers faciles sont la traduction d'un poète ancien, pour distinguer habilement ce qui convient à chaque idiome, et les choses qui peuvent être imitées, de celles qui ne doivent pas l'être. Par exemple, souvent Horace finit ses vers par un mot qui commence une phrase nouvelle, et ce mot, quelquefois, sera nam, et, sed, ou tel autre monosyllabe. Assurément il serait on ne peut plus ridicule de pousser l'imitation jusqu'à finir un vers français par mais, ou car. Cette observation n'a pas été faite par M. B. qui n'a pas craint d'imprimer ces vers étranges :

« Pénélope dès-lors dut rester sage; mais

» D'un vieillard généreux qu'elle táte jamais.... »

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Comme il est de toute justice de n'exiger d'un auteur que ce qu'il a promis, je citerai, avant d'examiner l'ouvrage de M. B., l'article de sa préface, où il expose les principes de traduction qu'il a cru devoir suivre. « Horace, dit M. B., passe vivement d'un sujet à l'autre, » rempli de ses idées, et sans paraître se soucier beau» coup d'une contexture plus arrondie. J'ai tâché çà-et» là d'en rendre la liaison plus apparente. Enfin, on trou» vera quelques enjambemens : j'aurais pu souvent les » éviter; mais je les ai presque cherchés plus d'une fois, » pour rendre quelque chose de la physionomie de l'original, en me rapprochant, autant qu'il était en moi, de » son style sans entraves. Ses vers sont, dit-il, ... Sermoni propriora.

» Des vers qui de la prose ont presque tous les traits.

» C'est le caractère que j'ai desiré donner aux miens,

»sans trop choquer le génie de notre versification. Ai-je » eu tort? ai-je réussi?.... D'autres décideront. »

Je vais tâcher, par quelques citations et quelques remarques, de mettre le lecteur à portée de décider avec connaissance de cause.

Entre une foule de passages, dont j'ai pris note, je choisirai les plus remarquables; et celui par où je commencerai, paraitra, si je ne me trompe, bien digne d'être cité le premier.

Voici le texte (II. sat. 4. 72) :

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Venucula convenit ollis:

Rectius Albanam fumo duraveris uvam.

Et voici la traduction :

« Le raisin de Venuse, en des pots conservez-le;
» Il s'y garde fort bien : celui d'Albe, fumez-le.
» C'est moi....

Je ne pense pas que la poésie française offre un autre exemple de ce rhythme vraiment neuf. Il est seulement fâcheux que le second vers ait une syllabe de trop. Car le troisième commençant par une consonne, il faut, de toute nécessité, prononcer fumez leu, et non pas fumelle, ce qui dérange beaucoup la rime et la mesure. Au reste, je serais un peu tenté de croire que M. B, a plutôt traduit ici la prose de Batteux que les vers d'Horace. Il y a dans Batteux : « Le raisin d'Albe se porte bien à la fumée; le Ve»> nucle se garde dans des pots. » M. B., il le faut avouer, ne s'est point ici écarté de ses principes, et il a fait, comme il le voulait,

«Des vers qui de la prose ont presque tous les traits. ››

Presque est même beaucoup trop modeste.

Dans la même satire, Horace fait de savantes distinctions sur les différentes sauces (63):

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Est operæ pretium duplicis pernoscere juris
Naturam. Simplex e dulci constat olivo,

Quod pingui miscere mero, muriáque decebit
Non alia quàm quá Byzantia putuit orca.

Hoc ubi confusum sectis inferbuit herbis,
Corycioque croco sparsum stetit, insuper addes
Pressa Venafranæ quod bacca remisit olivæ.
«De deux sauces sur-tout connaissez la nature;
» La première se fait avec cette saumure

>> Où marina long-temps l'éturgeon bysantin,

» De l'huile la plus douce, et quelque bon gros vin :
» C'est la simple. Pour l'autre, un peu plus recherchée,
» Ajoutez à cela l'échalotte hachée,

» Le persil, le cerfeuil, t faites les bouillir;

Joignez-y du safran au moment de servir..... »

Dans les vers que j'ai cités tout-à-l'heure, M. B. avait copié le style de Batteux; ici c'est le style du Cuisinier bourgeois qu'il semble avoir imité.

Plus bas on lit ces vers que Boileau a surpassés (79):

Magna movent stomacho fastidia, seu puer unctis
Tractavit calicem manibus, dùm furta ligurit.

M. B. traduit :

« Rien n'est plus dégoûtant que de voir sur un verre
» Les restes ondulés d'une crasse grossière,

» Ou le dessin graisseux des cinq doigts d'un valet, >> Qui vole, en desservant, les restes d'un poulet. »> Ce qui suit n'a pas moins de mérite:

« Que coûtent les balais, les torchons, la sciure? » Négliger ces détails, c'est mal-propreté pure. »› L'épithète de pure est sur-tout donnée très-heureusement à la mal-propreté. Et ailleurs:

« La pélore se plaît aux bords du lac Lucrin,
» Aux rocs de Circé l'huître, à Misène l'oursin;

» Le pétoncle friand fait l'orgueil de Tarente. ››

Tel est l'effet de ces mots barbares Aux rocs de Circé l'huître, qu'on ne sait, en les prononçant, s'ils sont arabes ou chinois. Je ne connais de comparable, pour l'harmonie, que cet hémistiche helvétique du Guillaume Tell de M. le Mierre :

« Je pars, j'erre en ces rocs. ...”

M. B., qui fait quelquefois des vers un peu durs, sait aussi, quand il veut, employer les mots les plus jolis :

« Ainsi par des bonbons à propos présentés,
» Aux élémens ingrats d'une triste science,

>> Un maître caressant allèche notre enfance. >>

Les bonbons ont été pris à M. Daru, à qui il fallait les laisser; mais allécher est bien à M. B. Encore un exemple:

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Qui de la renommée embrasse les joujoux,

» A senti le fouet de Bellone en courroux. »>

Qui croirait que les joujoux de la renommée et le fouet de Bellone, remplacent ces belles et nobles expressions d'Horace, qui, sachant admirablement varier sa manière, a semé parmi ses vers négligés, quelques vers de la plus grande poésie (II. sat. 3, 222) :

Quem cepit vitrea fama,

Hunc circum tonuit gaudens Bellona cruentis.

Remarquons en passant que vitrea fama a peut-être fourni à Godeau cette pensée, copiée depuis par Corneille dans Polyeucte (1):

"Mais leur gloire tombe par terre;

>> Et comme elle a l'éclat du verre,

» Elle en a la fragilité.

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Les anciens comiques grecs, qui ont toujours aimé à se moquer d'Euripide, lui ont souvent reproché le ridicule abus qu'il faisait du sigma. Un vers de M. B.,

Cent sots contes suivis de cent plus sots encore,

m'a rappelé le sigmatisme d'Euripide; et pour varier un peu l'uniformité de cette triste critique, et ranimer, s'il est possible, les lecteurs que de telles citations ont sans doute beaucoup découragés, je dirai ici quelque chose du sigmatisme d'Euripide. Ce n'est peut-être pas trop le lieu, mais un article de journal n'exige pas une si parfaite régularité.

(1) Voltaire Comment. acte 4, sc. 2, vers. g.

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