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« Que vous nous avez bien à propos sauvés des sigma » d'Euripide ! » disait Platon, dans sa comédie des Fétes (1); et c'était fort bien dit : car on ne conçoit pas comment ce poète si harmonieux, si élégant, si châtié, si pur, si facile, a pu multiplier, avec un tel abus, le rude sifflement d'une lettre si barbare. S'il avait cherché quelque effet d'harmonie imitative, comme Racine dans ce vers tant de fois cité,

>> Pour qui sont ces serpens qui sifflent sur vos têtes?

on admirerait peut-être son art et son talent; quoiqu'à la rigueur une pareille répétition du même effet eût quelque chose d'affecté et de puéril; mais c'est pour le seul plaisir de ramener ce son désagréable, qu'il a fait tant de vers qu'on ne prononce pas toujours avec facilité. Le vers 444 de l'Oreste est un des plus remarquables pour le sigmatisme (2):

Μέλαδος φίλοις ο ΣοΣ : Σῆς εὐπραξιαΣ.

Prononcez ces mots selon les modernes, et vous aurez cette suite de consonnances agréables: metados philisi sisi sis Efpraxias. La prononciation de l'université de Paris, qui à Paris passe pour la meilleure, pour celle même dont se servaient les anciens, diminue un peu l'iotacisme, mais non le sigmatisme.

Voici un second exemple qui vaut bien le premier (3): ΕΣΩΣ Σ', ὡς ἔΣαΣιν Ελλήνων Σοι.

Esosa s'os isasin Hillinón hosi.

Ce vers de l'Iphigénie en Tauride (772) n'est pas moins étonnant :

Το Σώμα ΣώΣαΣ τοὺς λόγους ΣώΣειΣ ἐμοί.
To sóma sosas tous logous sosis émi.

(1) Dans le scholiaste d'Eurip. sur Médée, vers. 476 de l'édition de M. Porson. dont il faut lire la note.

(2) Edit. Porson, 453. Edit. Brunck.

(3) Med. 476. Pors. 479. Brunck.

J'ajoute pour compléter cette rare poétique:

Le

ἀλκῆ δὲ Σ ̓ οὐκ ἄν, ᾗ Σὺ δοΞάΖειΣ ἴΣωΣ

ΣώΣαιμ' αν (1).

Ζεῦ ΣῶΣον ἡμᾶς, δός δὲ Σύμβασιν Τέκνοις (2),

Σοφή Σοφὴ Σύ. καθανεῖν δ ̓ ὅμως Σε δεῖ (5), etc., etc.,

qui est le th des anglais, doit compter comme un sigma. J'écrirai la prononciation en lettres vulgaires, pour que ceux qui ne savent pas lire le grec, puissent jouir aussi de cette douce harmonie.

Alki dé s'ouk an, hi si doxazis isós,

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Zef, sóson himas, dos dé symbasin tecnis.
Sophi, sophi si, catthanin d'homos sé dí.

Je reviens à M. B., dont je ne m'écarterai plus. Les exemples que je citerai désormais ne seront accompagnés d'aucune observation. Ils n'ont pas besoin de commentaire, et l'on verra bien, sans que je le fasse remarquer, que M. B. n'a pas le premier talent du monde pour écrire avec élégance et correction des vers faciles et harmonieux, pour placer habilement la césure et le repos de l'hémistiche.

« Pour ses cheveux ardens qui veut obtenir grâce,

>> Au blond foncé d'un autre, avant tout qu'il la fasse....

» Le sage est cordonnier, sans cependant se faire

>> Des souliers. . . .

>> C'est de la prose; mais, si vous décomposez...
>> Je suis un envieux dont la dent s'ensanglante.....
» Au travers du Forum, je passais en rêvant,
>> Absorbé tout entier, comme je suis souvent,

» Dans je ne sais quel rien, quand mon guignon m'amène
>> Un homme que de nom je connaissais à peine.....
» Le jeune homme, ivre encore, arracha tout honteux,
» Les festons de son cou, les fleurs de ses cheveux.

(1) Orest. 702. Pors. 709. Br.
(2) Phæniss. 83. P. 82. Br.
(3) Androm. 244. Br.

>> Qui Pénélope ! mais, à ce manége infame....

...

Quel plaisir, mon ami,

>> Trouves-tu, lui dit-il, à végéter ainsi

» Sur le dos escarpé de ce bois solitaire?....

» Toi, ne prodigue pas; n'accumule pas, toi; etc. »

J'aurais pu, en cherchant avec quelque soin, trouver peut-être des vers moins mauvais; mais une douzaine de passages d'une médiocrité supportable, ne peuvent faire excuser tant de pages détestables. Après un ouvrage tel que celui-ci, le parti le plus raisonnable que puisse prendre M. B., c'est de renoncer pour toujours à des travaux où il perd un temps qu'il pourrait employer beaucoup plus utilement, et pour lui et pour les autres. Je lui conseille de s'appliquer très-sérieusement ces vers de sa propre traduction :

« Je renonce d'abord au titre de poète :

» Je remplis les six pieds, la mesure est complète;
» Mais ce n'est pas assez : qui fait, comme je fais,
>> Des vers qui de la prose ont presque tous les traits,
» Ne fut jamais poète. »

Suite des Souvenirs de Félicie.

J'AI découvert deux jolies divinités de la fable, et qui sont peu connues: Abéonc et Adéone. La première présidait au départ, et la seconde au retour. J'en ai fait faire, en miniature, deux petits tableaux; M. de La Harpe, qui a trouvé ces deux figures charmantes, a fait pour elles des vers que j'ai gravés sur les cadres. Voici d'Abéone:

Ah! dans un long adieu dont la douleur s'irrite,

Le cœur s'échappe en vain vers l'objet que l'on quitte.
On s'éloigne à pas lents, les bras en vain tendus,
Et l'œil le suit encor quand on ne le voit plus.

ceux

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O bonheur ! il revient le retour a des ailes !
Quel plaisir de conter les souvenirs fidèles !
Que de pleurs ! ce moment va donc les essuyer!
Que d'ennuis! ce moment les fait tous oublier (1).

Ces deux figures, avec ces jolis vers, pourraient fournir les sujets de deux gravures très-agréables.

J'ai entendu ces jours-ci la lecture d'un roman manuscrit, fait par un homme de beaucoup d'esprit et qui vit dans le plus grand monde; et, dans cet ouvrage, la peinture du monde n'a pas la moindre vérité. C'est que les gens du monde (du moins en général), lorsqu'ils ont de la littérature, sont plus frappés de ce qu'ils lisent que de ce qu'ils voient; il leur paraît plus commode de copier que de peindre d'après nature. Ils ne sont que de faibles imitateurs des auteurs de profession, plus exercés qu'eux dans l'art d'écrire. Ils pourraient avoir une originalité piquante s'ils se donnoient la peine d'observer ce qui se passe saus cesse sous leurs yeux, et, au lieu de piller sans grâce Crébillon et Marmontel, ils offriraient des tableaux. vrais et nouveaux.

Il n'y a rien de physique, non dans les qualités naturelles, mais dans les vertus véritables. Il y a beaucoup de physique dans tous les vices.

Pourquoi la douleur et la joie sont-elles toujours audessous de ce que nous pouvons nous les représenter ? Pourquoi notre imagination est-elle si au-dessus de nos facultés réelles ? Cela prouve qu'une autre vie doit succéder à celle-ci. Cette imagination, que rien n'arrête et qui surpasse tout, est, pour l'homme de bien, le gage heu

(1) Ces vers ne se trouvent point dans la Correspondance de M. de La Harpe; on les doune ici parce qu'ils n'ont jamais été imprimés.

reux des jouissances spirituelles qui lui sont réservées ; mais, pour l'homme vicieux, c'est l'annonce terrible des souffrances qui doivent justifier toutes les terreurs du

méchant.

Je trouve dans les OEuvres de La Mothe une anecdote très-remarquable, parce qu'elle fait voir combien, depuis ce temps, notre caractère national a changé. On aimait alors avec enthousiasme tous les traits de grandeur, et les succès éclatans de Corneille le prouvent; mais, en même-temps, on détestait tout ce qui peut ressembler à la férocité. La Mothe conte qu'à la Comédie Française, avant Baron, l'acteur disait avec une extrême rudesse ce vers des Horaces :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus;

et que ce vers ne faisait sur le public qu'un effet désagréable. C'était cependant ainsi que l'auteur l'avait conçu. Mais Baron, le premier (continue La Mothe), prononça ce même vers avec un reste d'attendrissement, de sorte que je ne vous connais plus, signifiait seulement je ne veux plus vous connaître, et le public applaudit avec transport. Baron dit à La Mothe que Corneille fut surpris de lui entendre dire ainsi ce vers, et qu'il l'en félicita. Du temps de La Mothe, on suivait toujours cette manière de Baron; aujourd'hui elle est oubliée; plus l'acteur, en prononçant ce vers, met de férocité dans son accent, et plus notre parterre applaudit........ Que de réflexions affligeantes pourraient résulter de ce scut fait......

D. GENLI S.

(La suite dans un prochain numéro.}

SPECTACLES.

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