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France, pour qui une révolution ne soit pas le plus redoutable des fléaux, mais qui, au contraire, la saluent toujours avec joie, car elle ouvre des perspectives infinies à ces ambitions trop longtemps enfermées dans l'étroite enceinte du Palais. »

III

Ainsi, en quelques années, le gouvernement consulaire avait restauré les institutions judiciaires de l'Etat. Les tribunaux, régulièrement constitués, fonctionnaient à la satisfaction des justiciables, en un temps où les procès se hérissaient de difficultés, par suite de la confiscation du patrimoine des émigrés ; en un temps où les jugements se compliquaient de la diversité des lois, toujours en délibéré au Conseil d'Etat et non codifiées ; en un temps, enfin, où les complots et les insurrections de l'ouest faisaient surgir, des bas-fonds de la société, des énergumènes qui s'arrogeaient le droit au meurtre. Les hommes déjà célèbres sous la Monarchie, qui avaient accepté une place dans les tribunaux du Consulat, imposaient au public le respect de la magistrature et forçaient leurs collègues à une dignité rigide. La Cour de cassation, sous l'égide de ces grands jurisconsultes, avaient plus d'autorité que n'en eut jamais aucun Parlement. En donnant un éclat plus évident au pouvoir, ils lui apportaient une force de plus. La distribution de la justice ne soulevait aucune réprobation. Même au sujet de Moreau et de Pichegru, malgré la pression exercée sur les juges, ils surent résister aux efforts dirigés contre leur conscience. Ils demeurèrent probes et inflexibles dans leur sentence.

Et cependant quelques magistrats n'étaient pas irréprochables. Dans les choix, faits un peu à la hâte par Cambacérès, il s'était glissé des hommes, qui donnaient prise aux critiques et causaient du scandale parmi leurs collègues. Les uns, trop pauvres, avaient cherché des ressources adjuvantes, dans le commerce ou l'industrie, en dissimulant leur nom 1; d'autres avaient persévéré dans leurs erre

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1. Dans une brochure publiée sous la Révolution, un magistrat faisait entendre ses doléances. On y lit

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Dépenses annuelles d'un juge de district d'un département frontière ayant une femme, trois enfants âgés de 7 à 12 ans ; 2.400 livres de traitement et travaillant, sans relâche, pour le service du public.

1° Contribution mobilière, sols additionnels, frais locaux, etc. 2o Service de la garde nationale.

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5° Nourriture de six personnes, à 6 livres par jour.

200 livres.

30

500

100

1825

6° Six toises quarrées de bois de chauffage à 42 livres

252

7° Luminaire

80

8° Blanchissage

100

9° Linge, vestiaire et chaussures pour père, mère et trois enfants

300

Achats et remplacement de

10° Dépenses extraordinaires.
meubles; frais de maladie et autres dépenses imprévues : 200

3587 livres

« Le tribunal, dont on entend parler, tient quatre séances par semaine, depuis huit heures du matin, jusqu'à une heure après midi. Les intervalles d'une séance à l'autre sont occupés par des commissions extraordinaires, par la préparation des rapports et par la rédaction des jugements motivés. Depuis le 1er avril 1792 jusqu'au 30 juin de ladite année inclusivement, il a rendu quatre-vingt-quinze jugements sur plaidoiries; soixante-douze par défaut; quatre d'ordre très compliqué; un sur délit forestier ; quarante et un relatifs aux fraudes des droits de commerce; cent quarante-huit sur requêtes, ainsi qu'on peut le prouver par l'état qui en a été envoyé au ministre de la Justice.

« J'observe que les dépenses ci-dessus sont indispensables, et qu'on les trouvera très modérées, si l'on veut faire attention que, dans les circonstances actuelles, la valeur des denrées et des marchandises est augmentée des deux tiers de ce qu'elles coûtaient précédemment, et ce, à raison de 35 à 46 0/0 de perte qu'offre le change des assignats contre le numéraire métallique. Je demande donc comment on peut exiger qu'un juge vive d'un traitement de douze cents livres et qu'il soit honnête homme. » Jean-François Erhmann, député du département du Bas-Rhin.

On peut ajouter ce qu'écrivait Faber, dans ses notes sur la France consulaire et impériale.

<< La classe des juges est, on peut le dire, la plus respectable de tous

ments pratiqués sous la Convention,joueurs et débauchés, ou bien ignorants, incapables d'appliquer les lois. C'était aux juges de paix, surtout, magistrats issus des suffrages des électeurs, que le blâme s'adressait le plus sévèrement. De tous côtés, des plaintes s'élevaient contre eux. Beaucoup traînaient à leur suite un passé malhonnête, ou bien sortaient de familles tellement besogneuses, qu'il leur était im

les fonctionnaires français. Ceux qui se vouent à l'état judiciaire ne cherchent pas la richesse, car c'est le plus mal payé de tous les états. Un juge de paix tire, d'après la population de la commune de sa résidence, de huit cents à dix-huit cents francs d'appointements; à Paris, quelques cents francs en sus. Les juges de paix, s'ils sont pères de famille, sont dans le besoin. Non mariés, ils n'en sont pas à l'abri. Leur nombre est de trois mille cinq cents passés. Vient après cette classe nombreuse, celle des juges de première instance. Elle ne peut que végéter avec ses minces revenus; car que peut-on faire de trois mille francs, qui forment, hormis Paris, le maximum des appointements? Et il y a des tribunaux où les juges ne touchent pas plus de mille francs. La classe supérieure, celle des juges dans les tribunaux criminels et dans ceux d'appel, est un peu mieux payée. Mais, avec quatre mille francs et cinq mille francs, on ne peut guère plus que couvrir sa subsistance. Le petit nombre des juges de cassation tire, comme les membres du Corps législatif, dix mille francs par an, ce qui ne les place pas dans la classe des grands salariés mais les met au moins à même de vivre à Paris. J'ai vu, en province, des juges de paix et de première instance qui, pour parer à leurs besoins, joignaient d'autres états à leur fonction ; j'en ai vu qui, sous d'autres noms, faisaient le commerce, ou exerçaient des branches d'industrie, comme l'imprimerie, l'économie rurale, les entreprises. Mais il y a toujours quelque chose d'inconvenant, de voir la femme d'un juge de paix tenir boutique, ou un juge faire des marchés et recevoir des commandes... Outre que l'état judiciaire ne présente pas la perspective de la richesse, il demande des connaissances dans ceux qui l'embrassent. Il faut, ou qu'ils les apportent ou qu'ils s'appliquent à les acquérir, s'ils veulent siéger, avec honneur, dans les tribunaux. La science judiciaire n'est pas comme la science de l'administrateur français, celle du moment, prescrite dans une circulaire, commençant et finissant par elle; elle repose sur des principes constants et généraux qui, pour être appliqués aux intérêts compliqués des citoyens, veulent être étudiés et médités d'avance... Il y a, dans la partie judiciaire comme dans toute autre, des ignorants que la faveur y a placés, mais en général, elle présente des lumières et les exceptions sont en petit nombre. Pour l'homme qui, par une longue étude, ou par la pratique, avait acquis, sous l'ancien régime, des connaissances juridiques, comme pour le jeune étudiant, qui avait fait ses cours de droit, il n'y avait pas d'autre refuge plus désirable que dans les tribunaux de nouvelle création. Outre une activité honorable, ils présentent un abri contre les atteintes des changements politiques, et par-dessus tout, une indépendance qu'aucun autre état, en France, ne procure. »

possible de conserver le décorum nécessaire à un magistrat. Treilhard écrivait en 1807:

<< Pouvons-nous le dissimuler? Il existe entre les juges d'un tribunal une espèce de solidarité qui réfléchit, en quelque manière, sur le corps entier, la honte de quelques membres. Comment se défendre d'une vive appréhension, quand on voit, assis à côté de ses juges, un seul homme qu'on ne voudrait pas souffrir à ses côtés, et quand la balance de la justice peut être emportée et l'arrêt formé par la voix d'un homme couvert du mépris public? Le magistrat, intègre et sans reproche, ne doit-il pas aussi éprouver un grand supplice, lorsqu'il se revêt d'un costume tous les jours souillé par celui qui partage ses fonctions?... Devrait-on souffrir que le caractère sacré du magistrat fût plus longtemps profané par quelques hommes hautains, signalés par leurs déportements, qui trafiquent, sans pudeur, de leur état; ou par des hommes dépourvus de toute connaissance, sans mœurs, sans aucun sentiment des bienséances et dont la vie n'a été qu'un long scandale ?» (Moniteur, 1807, p. 1123.)

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Alors, mais cette réforme ne s'accomplit que sous l'Empire, en 1807, en 1807, la compétence des juges de paix fut diminuée; ils cessèrent d'intervenir dans la police correctionnelle. Leur ressort fut limité, et leur nomination, enlevée aux électeurs, fut dévolue au gouvernement. Pour les juges de première instance, il y eut également épuration et modification dans les règles de leur institution. Provisoire d'abord, l'inamovibilité ne leur fut accordée qu'après cinq ans de stage, pendant lesquels on éprouvait leur talent, leur savoir et leur moralité. Puis, afin de resserrer la discipline et la rendre plus efficace sur tous les magistrats, la surveillance, attri

buée au grand Juge, fut étendue à la Cour de cassation, sur toutes les cours d'appel, et de celles-ci sur tous les tribunaux de première instance de leur ressort. Le procureur général de la Cour de cassation reçut un droit de contrôle sur les parquets des cours d'appel; et, de même, chaque procureur général, une autorité identique sur les parquets des tribunaux de première instance. Le grand Juge tenait donc, en ses mains, la police de tous les tribunaux qui devenaient solidaires les uns des autres. Bonaparte n'était point homme à laisser la magistrature s'affranchir de sa tutelle.

IV

Sous la Monarchie, lorsqu'il suffisait d'être riche pour devenir magistrat, lorsqu'une place de conseiller à la grand'chambre coûtait quarante mille livres, celle de procureur du roi au Châtelet, cent vingt mille livres ; lorsque, pour trois cent cinquante mille livres, on se substituait à un président à mortier à Paris, et pour cent mille livres, à un président aux enquêtes, il n'est pas douteux que, dans le nombre de ces gens transformés en juges, grâce à leurs écus, il ne se trouvât des hommes habitués aux vices que les descendants des grands magistrats ne pratiquaient point.Souvent, après avoir payé leur charge, il ne restait plus de fortune aux titulaires, et la charge devait fournir à leurs besoins. Ils se montraient, alors, durs et avides, exagérant le chiffre des épices, prodiguant les amendes, « courant le sac », suivant le dicton de l'époque. C'était parmi eux, surtout,

1. « Sur l'argent des amendes, écrit Malepeyre, en son Etude sur la magistrature, les magistrats recevaient de petits gages et des pensions ;

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