Page images
PDF
EPUB

toutes les couronnes, modifié, libéralisé presque toutes les constitutions vieillies des peuples; elle s'est répandue comme l'air et la lumière pendant cinquante longues années avec vos idées, votre nom, vos armes; elle a éclaté avec la force d'explosion d'un évangile armé des temps modernes ; le monde entier est plein d'elle, de ses souvenirs, de ses vertus, de ses crimes, de ses exploits, de ses œuvres, de ses codes; et aujourd'hui, aujourd'hui qu'elle a un peuple de 34 millions d'hommes unis, armés, invincibles pour elle, et la sympathie de la moitié du monde, vous la déclarez assez abandonnée, assez désespérée, assez menacée, assez timide pour avoir besoin de de se creuser un réduit inexpugnable au cœur de notre sol, comme une bête féroce qui s'enfuit dans le repaire honteux où elle sent qu'on va venir la traquer! (Longue interruption.)

»Ah! s'il en était ainsi, Messieurs, si la révolution française en était réduite à ces extrémités déplorables; si, trahie par ceux qui l'ont faite, sortie du cœur des Français et des peuples, exécrée, incompatible avec les nationalités et la liberté même, elle était en effet obligée, pour se préserver des allaques de l'Europe, de se bâtir au lieu d'asile, une place forte, je dis que ce serait là la condamnation la plus honteuse d'elle, de ses œuvres, de ses idées, de sa force et du sang que nous avons versé pour elle! Et qu'une révolution qu'il faudrait après tant d'épreuves, après tant de victoires, après tant d'années, défendre ainsi derrière des bastions et des murailles, dans un réduit, comme vous dites, ne vaudrait pas d'être défendue! (Vive adhésion,)

» Mais il n'en est pas ainsi! Vous le savez bien, vous l'avez mille foisproclamé vous-mêmes: non. La révolution, la nôtre du moins, la révolution honnête, la révolution morale, la révolution réformatrice, libérale, celle-là a vaincu. Le monde en est plein; le monde vous convaincrait aujourd'hui qu'il vous la rapporterait encore; et, si vous sentez le besoin de creuser un réduit à une autre révolution, à une révolution qui bouleverse les peuples, qui sape tous les trônes, qui tue ses propres apôtres, qui improvise et qui renverse des dictatures, qui affecte non plus la monarchie universelle, mais qui affecte comme un droit une sorte d'anarchie universelie dans le monde, qui prend le masque de la liberté pour violenter tous les principes, toutes les institutions, pour effacer les limites et les nationalités partout, c'est que vous avez le pressentiment trop vrai que cette révolution extrême, que cette révolution pervertie, est aussi incompatible avec l'ordre européen dans le monde qu'avec la liberté sérieuse ici, et qu'elle ne peut subsister, en effet, qu'à l'ombre des bastions et des remparts que vous voulez nous faire bâtir avec l'or et la sueur de nos départements, et que nous ne les bâtirons pas. (Marques d'approbation.) Encore une fois, je repousse votre projet.» (Très-bien! très-bien !)

22 Janvier. Après quelques explications données par M. Carnot, sur les motifs de répugnance qui avaient empêché son père de couvrir Paris d'une fortification permanente, explications provoquées par M. de Golbery, qui, à la précédente séance, avait fait valoir l'opinion de l'ancien membre du comité du salut public contre la fortifications de Paris, M. Monnier de la Sizeranne proclama son adhésion au projet de loi de la commission, et en développa les raisons dans de sages et longues considérations, qui, du reste, n'apportèrent aux débats aucun élément nou

veau.

M. Pagès (de l'Arriége) occupa ensuite la tribune. Il fallait, suivant l'honorable député, compléter, sur la frontière du Nord, notre ligne de places fortes; créer une seconde ligne de forteresses dans la Champagne; par des travaux avancés, mettre Paris à l'abri d'un coup de main ou d'une surprise; établir au-delà de la Loire et dans le cœur de la France, une grande place de guerre où serait déposé tout le matériel superflu ailleurs, qui deviendrait le vaste arsenal de la France, qui en serait, au jour du péril, la capitale militaire, où toutes nos armées pourraient se donner un dernier rendez-vous, où le gouvernement pourrait s'établir, d'où il pourrait conserver l'unité militaire et politique; d'où il pourrait protéger Paris, et où il ne pourrait être attaqué sans folie, parce qu'il y aurait folie à l'étranger de pénétrer au milieu du pays en se plaçant entre notre capitale militaire et notre capitale politique, en laissant ainsi sur ses derrières l'immense population de Paris et les haines qu'il aurait semées sur sa route. L'armée, libre alors dans tous ses mouvements, ne serait pas asservie à l'influence d'un million d'âmes effrayées; le pouvoir, fort de la même concentration, userait librement de tout son ascendant et de toute son habileté ; le peuple ne perdrait rien de son enthousiasme, et ceux qui oseraient tenter la victoire ne trouveraient que la mort. Mais fortifier Paris seul, c'était perdre à la fois la capi

tale et le pays! Paris entouré par l'ennemi, c'était le gouvernement frappé de mort; c'étaient les communications interrompues; c'était la défense générale sans unité, et, par suite, impossible; c'était la France frappée à la tête et par conséquent au cœur. Il ne serait même pas besoin alors de l'assiéger; l'entourer hors de l'atteinte des remparts et des forts suffirait pour l'affamer et le forcer à se rendre. L'orateur dédaignait les calculs d'approvisionnement soumis à la Chambre : « Depuis dix ans, l'art des chiffres est la langue du mensonge..... >>

«Non, ce n'est pas pour arriver à ce résultat d'ignominie, ajoutait M. Pagès, que le Midi vous livrera ses dernières ressources et son dernier écu. Il veut combattre encore lorsque Paris sera vaincu; pour lui la France est partout où se trouvent des Français; il ne veut pas renouveler 1814; il ne veut pas qu'après la capitulation de Paris, on aille briser l'épée de Fontainebleau, et l'épée de l'armée de la Loire, et l'épée de l'armée de Soult, et l'épée de l'armée de Suchet, et les portes de toutes les places de guerre. Il ne veut être trahi, trompé, vendu par personne, ni pour personne.»

Quel était d'ailleurs, en dernier espoir, l'objet de la loi? de permettre à l'armée de débloquer Paris? Mais si l'armée ne peut se rallier, et si, ralliée, elle est battue une seconde. fois, Paris sera invinciblement livré à la merci du vainqueur. Les forts, les remparts ne pourront servir alors que pour rendre une capitulation plus facile, pour servir de transition d'un gouvernement à un autre, pour assurer par un traité la fortune des traîtres et des spoliateurs du peuple, les places et les emplois des ambitieux. « Tous ces transfuges, se traînant d'un pouvoir à l'autre, livreront la France flétrie, briseront l'épée dans des mains courageuses, achèteront par des milliards d'indemnité leur sécurité personnelle, et ces murailles, qui auront commencé par la lâcheté, finiront par la trahison. >>

M. Pagès ajoutait ces paroles:

Par une invention téméraire, on a imaginé l'urgence pour un travail

qui ne peut être achevé avant cinq ans, dans la prévision d'une guerre qui serait terminée avant les fortifications!

» Par l'invention d'urgence, on a imaginé de perdre en murailles des centaines de millions, et ces murailles ne serviront pas dans la guerre prévue, et ces millions perdus nous empêcheront d'armer deux cent mille combattants!

Par l'invention d'urgence, on se hâte d'ouvrir les travaux d'enceinte, et on n'est pas fixé sur la ligne d'enceinte, et les uns ne veulent que l'enceinte, et les autres ne veulent que des forts, et puis on accepte à la fois et les forts et l'enceinte, et puis on ne sait par lequel commencer; et puis on ne sait où placer les forts, et puis on les laisse à la discrétion du pouvoir! (Mouvement et bruits divers.)

» Par l'invention d'urgence, on fail d'effroyables dépenses, sans concurrence, sans publicité, sans devis communiqués, sans marchés publics, sans que la France puisse savoir jusqu'à quel point on compromet sa fortune; et on préfère essuyer ses ombrages que subir sa surveillance!»

Le président du conseil intervint en ce moment dans les débats, et exposa comment, après avoir proclamé en 1833 une autre opinion dans laquelle il persistait comme militaire, il croyait cependant devoir se rallier au nouveau projet comme ministre. Son discours, d'ailleurs plein de faits et de savantes considérations, eut pour inconvénient de laisser croire que l'accord dont avait parlé le rapporteur ne régnait point entre le cabinet et la commission, et que c'était, pour parler comme M. Thiers, une fiction d'hommes bien intentionnés. Ce n'est pas dans ce sens que la commission avait interprété l'adhésion du maréchal; elle l'avait crue complète et spontanée. Ainsi le déclarait le rapporteur.

Est-ce que nous étions libres de choisir en cette situation? répliqua le maréchal Soult. Non, nous ne l'étions pas. Le devoir, l'honneur commandaient au ministère la conduite qu'il avait tenue. Du reste si l'orateur avait accepté l'enceinte continue, dont il ne voulait pas en 1833, c'est qu'il trouvait encore, dans le nouveau projet, la protection des ouvrages ayancés et le camp retranché, qui était tout son système.

23 Janvier.-M. Béchard se prévalut de l'opinion individuelle du maréchal pour combattre le projet; le système

proposé, au lieu de tenir l'ennemi à distance, aurait au contraire pour résultat de l'appeler, en quelque sorte, dans les murs de la capitale, et de provoquer un blocus qui interromprait nécessairement l'arrivage des approvisionnements, et qui mettrait, dans l'intérieur de la place, une confusion, un désordre tels, que les résolutions les plus intrépides de la garde nationale se trouveraient nécessairement paralysées par les habitudes de mollesse et de luxe d'une ruineuse population, accrue de tous les fuyards des provinces traversées par l'ennemi.

La question militaire était donc jugée; l'orateur passa à l'examen de la question politique. On voulait sans doute, en fortifiant Paris, l'éloigner de la frontière du Nord: mais le moyen d'arriver à ce but, n'était-ce pas de multiplier les obstacles entre la frontière et Paris, de fortifier la frontière, de réparer toutes les places de défense intérieure et d'en organiser de nouvelles? Négliger les places fortes pour fortifier Paris, c'était rapprocher Paris des frontières. Cette situation sera surtout dangereuse lorsque les chemins de fer auront été établis dans toutes les directions. La France, grâce à son unité nationale, ne sera plus, en quelque sorte, qu'une grande ville dont les frontières seront les remparts, et dont les places fortes seront les portes..

D'ailleurs, à force de centraliser, on affaiblit les conditions mêmes de la centralisation; on rend à la fois l'attaque plus redoutable, et l'on met le principe de la centralisation dans l'impuissance de fonctionner dans les circonstances où il se trouvera précisément le plus nécessaire; on enlève à Paris son sceptre moral, en même temps que l'on fait de cette ville l'instrument de l'asservissement de la France. Enfin, l'exécution du projet, en multipliant les semences de guerre civile, imprimera à notre politique la seule direction qui pourrait provoquer, de la part de l'Europe, une coalition politique.

A cet endroit de la discussion, M. Thiers crut devoir

« PreviousContinue »