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ces constitutions. On doit raisonnablement admettre qu'il y a nécessité pour le gouver nement de procurer au pays toutes les améliorations que les finances de l'État permettent d'effectuer. Tout ce qui est utile au public devient nécessaire, et le . gouvernement doit l'exécuter quand les circonstances le lui permettent.

Qui disconviendra que les mots nécessité publique autorisaient à prendre par voie d'expropriation les terrains nécessaires à de nouvelles routes, de nouveaux canaux? Comme il y a des chemins en France pour arriver à toutes les communes, il n'y a pas nécessité absolue de créer de nouvelles communications; mais il y a utilité évidente dans la création de quelques-unes. On voit par là que les mots utilité publique sont plus propres que ceux de nécessité publique à spécifier les cas où il y a lieu à expropriation. C'est ce que M. Grenier a fort bien exprimé, dans son rapport au corps législatif, en disant: il faut qu'il y ait une cause D'UTILITÉ PUBLIQUE, ce qui, dans la nature des choses, peut être assimilé à une NÉCESSITÉ.

Cependant quelques personnes regrettent que l'expression de nécessité publique ait été abandonnée. « Nécessité publique et évidente signifiait, dit M. Sirey, que pour de simples embellissemens, il n'était pas permis de froisser les affections du citoyen, de faire disparaître le sol qui fut ou le tombeau de ses pères ou son propre berceau, la maison qu'il s'est batie, le champ qu'il a défriché, l'héritage auquel il tient comme à sa vie. » (Du Conseil d'état selon la Charte, p. 558.)

Nous avouons que l'on a quelquefois considéré comme d'utilité publique des objets qui n'étaient que de pur agrément; mais il se glisse partout des abus, et l'on ne peut se faire de ses abus un argument concluant contre la règle. Nous croyons donc que les mots utilité publique suffisent pour rendre exactement la pensée du législateur.

35. L'art. 10 de la charte autorise à exiger le sacrifice d'une propriété pour ceuse d'intérêt public; expression qui a beaucoup d'analogie avec celle d'utilité publique et n'offre pas un sens plus restreint.

La loi fondamentale du royaume des Pays-Bas autorise aussi l'expropriation dès qu'il y a utilité publique.

34. Ainsi, pour qu'une expropriation soit légitime, il suffit qu'il y ait une cause d'intérêt public. Bien qu'un travail ne soit pas indispensable, dès qu'il est utile au public, on peut, pour l'exécuter, recourir à une expropriation. De même, s'il est utile au public que les travaux se fassent dans un endroit déterminé, l'expropriation des terrains indiqués par l'administration, peut avoir lieu, quoique les propriétaires des terrains où les travaux seraient moins utiles, offrent de vendre ces terrains, tandis que les autres se refusent à céder les leurs. Ceux-ci ne peuvent exiger que leur intérêt l'emporte sur l'intérêt public, que leurs convenances passent avant celles de P'État.

53. « Pour que l'État, disait M. Portalis, soit autorisé à disposer des domaines des particuliers, on ne requiert pas cette nécessité rigoureuse et absolue qui donne aux particuliers mêmes quelque droit sur le bien d'autrui. Des motifs graves d'utilité publique suffisent, parce que, dans l'intention raisonnablement présumée de ceux qui vivent dans une société civile, il est certain que chacun s'est engagé à rendre possible, par quelque sacrifice personnel, ce qui est utile à tous. » (Exposé des motifs de l'article 545 du code civil.)

Grotius, ainsi que nous l'avons vu [7], admet également que non seulement la nécessité, mais même l'utilité publique autorise à recourir à l'expropriation. Telle est aussi l'opinion de Boëcler, dans son commentaire sur Grotius (Liv. 1, chap. 1, § 6.) Mais Puffendorf ajoute qu'il ne

faut pourtant pas donner une trop grande étendue aux cas d'utilité publique, et qu'il faut plutôt en tempérer les priviléges, autant qu'il est possible, par les règles de l'équité. (Liv. 8, chap. 5, § 7.) On ne peut, en effet, jamais pousser trop loin le respect pour les propriétés.

Les autres questions qui peuvent s'élever sur les cas où il y a utilité publique, sont traitées au titre II.

SECTION III.

Il n'y a expropriation que lorsqu'il y a

aliénation.

36. L'effet de toute expropriation est d'enlever la propriété à celui qui l'avait précédemment. Ainsi il ne suffit pas qu'il y ait une modification quelconque à nos droits immobiliers, même une restriction dans notre jouissance, pour que l'on applique les lois sur l'expropriation pour cause d'utilité publique; il faut que nous perdions réellement et matériellement tout ou partie de notre propriété immobilière. 37. Il faut une expropriation pour détruire les constructions qui sont sur notre propriété, comme il en faut une pour s'emparer du sol même, parce que, d'après l'art. 518 du code civil, les bâtimens sont, comme les fonds de terre, des immeubles par nature; qu'ils font partie intégrante de la propriété.

Il y a également expropriation, lorsqu'on dépouille un propriétaire du droit qu'il a sur le dessous de son terrrain, soit par la concession d'une mine, soit par des travaux souterrains.

58. Il faut, toutefois, remarquer qu'une expropriation peut n'être que partielle.

D'après cela, celui qui est exproprié du dessous d'un terrain, ou d'une partie de ce terrain, n'est pas en droit d'exiger que l'État acquière l'héritage entier. Si celui que l'on exproprie d'une partie des bâtimens qui sont sur son terrain peut demander

qu'on lui achète la propriété entère [794], c'est une exception qui tient à des considérations particulières d'équité, et qui a dû être consacrée par une disposition formelle de loi. Sans cela l'État n'est tenu d'acquérir que la partie dont il a besoin. 39. Lors de la confection du canal de l'Ourcq, on établit une portion de l'aqueduc de ceinture du nord dans la propriété du sieur Parent. A l'occasion de ces travaux, celui-ci réclama plusieurs indemnités. Il s'accorda avec l'administration sur l'indemnité à lui due pour non-jouissance de son terrain pendant 29 mois, ainsi que sur celle résultant de la détérioration du sol. Mais on ne put s'entendre sur l'indemnité due par suite de l'existence de l'aqueduc dans la propriété du sieur Parent. Celui-ci demanda alors que l'administration du canal de l'Ourcq fùt tenue d'acquérir la partie de son terrain qui était grevée de servitude par l'établissement de l'aqueduc souterrain, ou au moins qu'il lui fùt alloué l'indemnité de 4888 francs, proposée par le premier expert de l'administration.

Le 27 octobre 1818, le conseil d'état rejeta la requête par les motifs suivans:

« Considérant qu'il ne reste plus à statuer que sur le 5o chef d'indemnité, ayant pour objet une servitude imposée à la propriété du sieur Parent; Considérant qu'il est déclaré, par lettre du préfet du département de la Seine, que la servitude dont il s'agit n'entraîne pas d'autre obligation que celle de souffrir la présence souterraine et non apparente des constructions dont la sommité est à deux pieds au-dessous de la surface du sol, et dont le développement n'occupe réellement qu'environ 70 à 80 mètres, c'est-à-dire environ un tiers de la superficie évaluée et frappée de servitude; que le sieur Parent conserve la propriété et la jouissance de cette superficie, dont il peut disposer à son gré, avec cette seule restriction néanmoins qu'il ne doit pas construire dessus sans l'auto

risation de l'administration, et qu'il ne doit pas y placer des arbres à longues racines, capables d'endommager la maçonnerie de l'aqueduc de ceinture; et qu'enfin, telle est exactement l'étendue de la servitude dont il s'agit ; Considérant que, sur le chef d'indemnité relatif à la servitude, le conseil de préfecture a statué, en adoptant une estimation reproduite dans trois rapport séparés et rédigés conformément aux bases qui servent de règle aux expertises de ce genre, et que, d'après cette estimation, il a été alloué au sieur Parent, par ledit arrêté du conseil de préfecture, une somme de 2440 fr. 80 cent., et cette somme l'indemnise équitablement pour ladite servitude.» (Sirey, t. V, p. 236.)

40. Sans doute l'on pouvait décider que l'administration n'était pas tenue d'acquérir la propriété entière du sieur Parent. Mais celui-ci se trouvait néanmoins exproprié de la partie de sa propriété occupée par l'aqueduc, et l'indemnité devait lui être payée pour tout le terrain pris. Ce n'était pas là une occupation passagère de la propriété, c'était une dépossession à toujours. Ce n'était pas non plus un simple dommage, puisque toute la partie occupée par l'aqueduc cessait d'appartenir au sieur Parent, et devenait un accessoire du canal.

En outre, l'administration établissait une servitude sur la propriété du sieur Parent, et l'arrêt a décidé que l'établissement de cette servitude n'obligeait pas à acquérir le terrain qui en était grevé; ce que nous admettons volontiers. Mais il ne s'est pas expliqué sur le point de savoir si cette servitude pouvait être établie sans recourir aux formalités de l'expropriation. C'est ce que nous allons examiner dans le paragraphe suivant.

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charges par des considérations d'intérêt public, ou si, par le même motif, on y restreint l'exercice des droits ordinaires de la propriété, il n'y a pas expropriation, mais seulement établissement d'une servitude pour cause d'utilité publique.

Nous ne disconvenons pas qu'il n'y ait quelquefois beaucoup d'analogie entre ces deux mesures, et que le propriétaire à qui on prend une partie de sa propriété, n'est pas plus à plaindre que celui à qui on interdit de faire de sa propriété l'usage qu'il juge le plus convenable; que ce dernier éprouve peut-être quelquefois un plus fort préjudice; mais il n'en est pas moins vrai que la loi du 8 mars 1810 ne s'applique qu'aux expropriations, et qu'on ne peut pas dire que celui-là est exproprié, qui conserve encore sa propriété sans que l'administration en ait pris la moindre partie.

Que plusieurs des principes sur l'expropriation puissent être invoqués lors de l'établissement des servitudes pour cause d'utilité publique, c'est ce que nous ne nions pas. Mais tous ne peuvent l'être indistinctement, et alors c'est à une autre législation qu'il faut recourir.

42. Les servitudes établies pour cause d'utilité publique sont en grand nombre et d'une nature si variée, qu'il faudrait presque une législation spéciale pour chacune d'elles.

Ainsi, la défense de défricher les bois d'une certaine étendue est une servitude établie pour cause d'utilité publique ; mais elle ne peut être régie par les mêmes règles que la défense de construire dans le rayon militaire des places de guerre. Cette dernière, à son tour, diffère de l'obligation de souffrir le marche-pied ou chemin de halage sur le bord des rivières navigables ou flottables, et diffère aussi des servitudes imposées aux propriétaires de fourneaux, forges et usines. Il faut enfin distinguer les servitudes établies depuis long-temps,

de celles établies nouvellement ; et surtout celles qui résultent d'une mesure générale, de celles qui sont spécialement établies sur quelques propriétés, ou même sur une seule.

43. L'administration a toujours refusé de reconnaître que les servitudes établies par des lois ou par des mesures générales, pussent être assimilées aux expropriations; elle a même prétendu qu'elles ne donnaient jamais lieu à indemnité. Mais elle ne s'est pas expliquée aussi clairement sur les servitudes établies par des mesures spéciales. 44. «Quant aux servitudes légales imposées à la propriété dans certains cas, dit M. de Cormenin, elles subissent cette condition sans indemnité. Telle est la servitude de souffrir sur sa propriété, le chemin de halage et le marche-pied; celle de fournir des terrains pour le dépôt des bois de flottage; celle de ne pas construire dans un rayon déterminé des forêts royales ni le long des routes ou dans les villes, sans se conformer à un alignement; celle de ne pas couper des arbres d'une dimension précise sans déclaration préalable; celle de ne pas élever des édifices à proximité des places de guerre, etc. » (Questions de droit administratif, voyez Halage, p. 514, édition de Bruxelles.

43. « Les lois, dit M. Favard, qualifient de servitudes imposées à la propriété, 1o la défense de planter des bois ou de construire des édifices dans un rayon déterminé des forêts royales; 2o la défense de couper les chènes et les ormes de futaies, sans autorisation; 5o la défense de changer la face du terrain et d'élever des constructions autour de places de guerre. » « Cés servitudes, ajoute-t-il, sont de véritables modifications de la propriété faites pour l'intérêt public; elles privent les propriétaires d'user de leurs héritages comme bon leur semble, et sous ce rapport constituent une espèce d'expropriation pour cause d'utilité publique ; mais ce genre

d'expropriation ne donne lieu à aucune indemnité 1.

46. Nous ne partageons pas l'opinion que l'établissement des servitudes pour cause d'utilité publique ne donne jamais lieu à indemnité. Nous croyons que l'on doit faire en cette matière des distinctions que nous ne pouvons développer ici. (Voir l'Avertissement.) Mais nous admettons qu'il n'y a pas expropriation, par cela seul qu'il y a établissement de servitudes par une mesure générale.

47. Peut-on établir une servitude par une mesure spéciale, sans remplir les formalités indiquées par la loi du 8 mars 1810? Oui, sans doute, cette loi ne statue que pour les cas d'expropriation, et l'établissement de la servitude n'opère aucune transmission de propriété.

L'arrêt Parent, que nous venons de rapporter [39], paraît avoir distingué l'établissement de la servitude, de l'expropriation; mais il n'a pas eu à s'expliquer sur les formalités à suivre, parce que, selon la jurisprudence du conseil d'état [1259], l'affaire devait être jugée d'après la loi du 16 septembre 1807 et non d'après celle du 8 mars 1810.

48. On pourrait penser que le conseil d'état a admis une opinion contraire à la nôtre, par son arrêt du 20 décembre 1822. (Macarel, t. IV, p. 412.)

Un poste télégraphique est établi sur un point de défense de la ville de Marseille, dit la Batterie de la Pinède. - Deux chemins y conduisent: l'un, qui n'est qu'un sentier étroit et difficile, traverse la propriété des hoirs Speisser. C'est celui que le directeur prétendait lui avoir été indiqué par l'administration du génie militaire pour parvenir au télégraphe. L'autre, large et commode, traverse la propriété des sieurs Martin et Olive. Le passage n'ayant

Répertoire, voyez Expropriation pour cause d'utilité publique, n. 17.

plus été accordé par les hoirs Speisser, et ayant été refusé par les sieurs Martin et Olive, le directeur du télégraphe fit assigner les uns et les autres devant le tribunal de Marseille, pour s'y voir condamner à lui fournir un passage sur l'une ou l'autre de leurs propriétés.

L'instance engagée, le préfet du département, pensant que la contestation n'était pas du ressort des tribunaux, parce que l'État s'y trouvait intéressé, et qu'il s'agissait de la conservation d'un chemin consacré au service d'une batterie, revendiqua l'affaire, par arrêté du 25 avril 1822.

« LOUIS, etc., considérant que l'instance engagée devant le tribunal de Marseille, avait pour objet principal de faire déclarer que la propriété des hoirs Speisser ou celle des sieurs Martin et Olive devaient être grevées d'un passage conduisant à une vigie télégraphique, et que les deux parties contestaient formellement que leurs propriétés fussent assujetties à souffrir ce passage; que, sous ce rapport, il s'agissait d'une question de servitude, laquelle est du ressort des tribunaux ordinaires; mais qu'il n'appartient qu'à l'autorité administrative de prononcer sur la demande subsidiaire, à fin de cession, pour cause d'utilité publique et moyennant indemnité, d'un passage pour le service du télégraphe, EN

SE CONFORMANT AUX RÈGLES PRESCRITES PAR la loi du 10 mars 1810;— Nous avons, etc.

Art. 1er. L'arrêté de conflit pris par le préfet des Bouches-du-Rhône, le 23 avril 1822, est annulé, quant au chef de demande relatif à la conservation de la servitude prétendue par le directeur de la ligne télégraphique; sauf à l'administration, après le jugement définitif de cette contestation par les tribunaux, à prononcer, s'il y a lieu, sur la demande subsidiaire du sieur Lair, conformément à la loi du 8 mars 1810.

49. On voit, dans cet arrêt, que l'administration ne peut prononcer qu'en se con

formant aux règles prescrites par la loi du 8 mars 1810, sur la cession pour cause d'utilité publique et moyennant indemnité d'un passage, pour le service du télégra→ phe. Si le conseil avait entendu par là une servitude de passage, il aurait, en effet, assimilé l'établissement de la servitude à l'expropriation, mais il est permis de penser que le directeur du télégraphe proposait d'acheter le terrain nécessaire pour le passage. Car l'arrêt Parent [39] ne parait pas laisser de doute sur la jurisprudence du conseil relativement à l'établissement des servitudes.

Nous avons examiné ci-dessus [21] la question de savoir s'il fallait une expropriation pour priver un héritage d'une servitude qui lui est acquise.

SII.

DE L'OCCUPATION TEMPORAIRE.

30. Nous avons dit [56] qu'il fallait aliénation, c'est-à-dire transmission de la propriété, pour constituer une expropriation. Elle n'existe donc pas lorsqu'il n'y a que privation momentanée de la possession, ou, en d'autres termes, occupation temporaire.

51. Il a été décidé, par un arrêt du conseil du 1er novembre 1814 (Sirey, t. III, p. 54), que la fixation d'une indemnité due pour occupation momentanée d'un terrain devait étre faite d'après les règles prescrites par les art. 56 et 37 de la loi du 16 septembre 1807, et non suivant les dispositions des art. 16 et 17 de la loi du 8 mars 1810, qui ne s'appliquent, dit l'arret, qu'aux indemnités demandées comme prix d'un fonds dont l'expropriation aurait été ordonnée pour cause d'utilité publique.

Cet arrêt établit, pour la compétence, un principe qui peut être contesté, et qui est contredit par un autre arrêt que nous allons rapporter; mais nous croyons que la distinction qu'il consacre, entre l'expropriation et l'occupation temporaire, est fondée sur les principes.

52. La même conséquence peut encore

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