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d'une chose par une autre, substitution d'une somme d'argent à un immeuble, l'art. 624 ne peut être appliqué. Ne serait il pas souverainement injuste que la circonstance de l'expropriation rendit la valeur du bâtiment libre entre les mains du propriétaire, et en privât l'usufruitier? Eh quoi je vends une maison, et m'en réserve l'usufruit; six mois après, l'on ordonne la destruction de cette maison, comme trop voisine de fortifications nouvellement élevées; l'État offre d'en payer la valeur, et cette indemnité appartiendrait en entier à l'acquéreur de la nue-propriété! Et je me verrais dépouillé de tous mes droits! je n'aurais pas même la jouissance du sol! Un pareil systême ne saurait être accueilli. Il est de toute justice, au contraire, que l'usufruitier continue à jouir du sol et de l'indemnité 1.

point, c'est probablement parce que ce cas ne s'est pas présenté au souvenir des rédacteurs du projet. Il suffisait, d'ailleurs, que la loi parlât d'une indemnité pour l'usufruitier; car les droits d'usage et d'habitation sont des droits d'usufruit restreints.

669. Les droits d'usage et d'habitation sont des droits réels dans la chose qui y est soumise 2; ce sont des démembremens de la propriété; or, nul ne peut être privé de sa propriété que moyennant une juste et préalable indemnité, et cette règle doit s'appliquer à celui qui ne possède qu'une portion du droit de propriété, de même qu'à celui qui le possède tout entier.

670. Il est vrai que plusieurs arrêts rapportés par Despeisses, Ricard et autres, ont jugé que, lorsque la maison était incendiée, le droit d'habitation cessait entièrement. (M. Salviat, Traité de l'Usufruit, t. II, p. 216.) Mais si l'incendiaire était connu, ne devrait-il pas être condamné à payer une indemnité à celui qui a perdu son droit d'habitation? De même une indemnité est due à celui qui perd son droit d'habitation par suite d'une ex

667. L'art. 625 du code civil porte que les droits d'usage et d'habitation se perdent de la même manière que l'usufruit. Comme nous venons d'établir que l'expropriation n'entraîne pas la perte des droits de l'usufruitier, nous pouvons dire aussi qu'elle ne détruit pas les droits d'usage et d'habitation. 668. Il est vrai que ces droits ne pour-propriation pour cause d'utilité publique. ront plus s'exercer de la manière établie par le titre. Ainsi, le droit d'habitation consiste à pouvoir demeurer avec sa famille dans une maison (code civil, 652); et cela devient impossible si la maison est détruite. Mais il pourra être suppléé à ce droit par une indemnité. La privation du droit d'usage ou d'habitation ferait éprouver à ceux qui en seraient frappés, une perte, peut-être considérable, que la loi n'a pu vouloir leur imposer sans indemnité. Si la loi de 1810 est muette sur ce

Voir, par analogie, ce que dit M. Proudhon, dans son excellent Traité de l'Usufruit, t. IV,

n. 1590 et suivans.

2 M. Proudhon, t. VI, n. 2743 et 2796.

671. Ce que nous venons de dire s'appliquerait également à un droit d'usage dans les bois et forêts. Si l'État, pour dégager les environs d'une place forte, faisait raser une forêt, ceux qui avaient un droit d'usage dans cette forêt, ne pourraient en être privés qu'à charge d'une indemnité.

672. Sur la nature de l'indemnité due pour les droits d'usufruit, d'usage et d'habitation, voir tit. XII, chap. 5.

SII. DES FERMIERS ET LOCATAIRES. 675. L'expropriation pour cause d'utilité publique doit nécessairement modifier les droits de tous ceux qui en possédaient sur le bien exproprié. Mais, comme c'est

un cas de force majeure, aucune des parties ne peut demander contre l'autre de dommages-intérêts pour inexécution de la convention.

674. Si le bien exproprié était loué, le fermier ou locataire ne pourrait prétendre jouir pendant toute la durée de son bail. Le propriétaire n'a pu lui transmettre plus de droits qu'il n'en avait lui-même, et les droits de l'un et de l'autre doivent s'évanouir devant les considérations d'intérêt public.

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675. Comme le bien exproprié doit presque toujours être détruit, ou subir quelque modification, c'est le cas d'appliquer l'art. 1722 du Code civil, qui porte que : Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité, le bail est résilié de plein droit; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander, ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. » De même, si le bien loué est exproprié en totalité, le bail est résilié de plein droit; si l'expropriation ne porte que sur une partie de l'objet loué, le preneur peut demander, ou la résiliation du bail, ou une diminution du loyer [677].

676. Mais l'art. 1722, après avoir prévu les deux cas dont nous venons de parler, ajoute Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement. Pourrait-on, en vertu de cette disposition, refuser toute espèce de dédommagement au locataire, ou fermier d'un bien exproprié pour cause d'utilité publique?

Pour l'affirmative, on pourrait invoquer l'autorité de Bourjon, dans son ouvrage sur le Droit commun de la France. « La résolution du bail a lieu, dit-il, si la maison a été démolie par autorité de justice; par exemple, à cause de sa vétusté, ou pour agrandir la voie publique, l'utilité publique étant la loi suprême, à laquelle les autres doivent céder. Dans l'un comme dans l'autre cas, nul dédommagement à

DELALLEAU.

prétendre de part ni d'autre. Dans le premier, c'est un cas qui a du ètre prévu; dans le second, c'est force majeure, des suites de laquelle nul n'est garant. >> Tit. IV, chap. 6, n. 2, et chap. 4, n. 7.

Mais, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, le bien ne périt pas, il change seulement de propriétaire. Cette mutation, à la vérité, est le résultat d'une force majeure, relativement à l'ancien propriétaire, mais le nouveau n'acquiert les droits de celui-ci que tels qu'il les avait, c'est-à-dire, à la charge du bail accordé. Si la cause d'utilité publique permet de faire cesser également les droits conférés par le bail, ce doit être à la charge d'une indemnité, car l'État doit réparer tout le dommage occasionné par l'expropriation.

D'ailleurs, toute difficulté paraît tranchée par l'art. 18 de la loi du 8 mars 1810, qui reconnait formellement queles fermiers ou locataires ont droit à une indemnité.

Toutefois, comme le dit l'art. 1722, il n'y a lieu à dédommagement, ni de la part du preneur, ni de la part du bailleur, parce que, pour l'un comme pour l'autre, l'inexécution du bail est le résultat de la force majeure. C'est également en ce sens que l'on doit entendre le passage de Bourjon que nous venons de rapporter.

Nous examinerons ci-après, titre XII, chap. 5, quelle est la nature de l'indemnité due aux locataires et fermiers.

677. Y a-t-il lieu à la résiliation, toutes les fois qu'une portion quelconque de l'objet loué se trouve frappée d'expropriation? Ou peut-on, dans certains cas, maintenir le bail avec une diminution du loyer?

Bourjon dit que « la démolition de partie d'une maison n'anéantit le bail qu'autant que la suppression est considérable et gêne notablement le locataire; et que, hors ce cas, elle n'opère qu'une diminution du prix du bail, parce qu'il faut se prêter à un tel événement. » (Tit. IV, chap. 4, n. 7). Son annotateur ajoute

12

« j'ai entendu décider au Châtelet, que la face d'une maison ayant été reculée par autorité de justice, cette diminution de terrain ne donnait pas lieu à une résolution du bail, mais à une diminution proportionnée du prix d'icelui. Dans l'espèce, le locataire pouvait continuer son commerce dans la maison, nonobstant le retranchement du terrain, circonstance qui soutint le bail. »

Cette jurisprudence serait-elle encore suivie aujourd'hui ? L'art. 1722 dit que si la chose louée n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Il semblerait résulter de cette rédaction que le preneur peut toujours demander la résiliation du bail dès qu'il y a une réduction dans la chose louée, et que c'est seulement en sa faveur qu'on a stipulé la faculté de maintenir le bail avec diminution du loyer. Cependant, ne serait-il pas injuste que le preneur pût faire annuler son bail dans tous les cas; par exemple, parce qu'un des murs du jardin aurait dû reculer de quelques pouces? L'art. 1722 est d'ailleurs parmi les règles communes aux baux à ferme et aux baux à loyer, et serait-il raisonnable qu'un fermier pût faire résilier le bail de dix hectares de terre, parce qu'on aurait pris un ou deux ares de ce terrain pour des travaux publics?

Rappelons-nous ce qui a eu lieu en matière de vente. L'art. 1656 du Code civil dit que l'acquéreur qui est évincé d'une partie de la chose vendue, peut faire résilier la vente, si cette partie est de telle conséquence, relativement au tont, que l'acquéreur n'eût point acheté sans la partie dont il a été évincé. Or, pourquoi accorderait-on à un locataire plus de faveur qu'à un acquéreur? Pourquoi, ce qui ne ferait pas résilier une vente, ferait-il résilier un bail? L'art. 1722 doit donc être entendu dans le sens de l'art. 1656. La ré

ou

daction inexacte de l'art. 1722 naft probablement de ce que l'on a voulu indiquer que le preneur seul (et non le bailleur) pourrait demander, ou la résiliation, une diminution de loyer; mais l'on n'a pas voulu dire que, dès qu'il demanderait la résiliation, elle serait nécessairement prononcée.

M. Delvincourt reproduit la disposition de l'article 1722 dans les termes suivans: <«< Si la chose louée n'est détruite qu'en partie, le juge estime, suivant les circonstances, si la résiliation doit avoir lieu, ou si le preneur doit se contenter d'une diminution dans le prix. » (Tit. du Louage, 1re partie, chap. 1er, § 2. ) Cette rédaction est un peu différente de celle de l'art. 1722, mais nous pensons qu'elle explique et rappelle la véritable intention du législateur.

SIII.

-DES CRÉANCIERS ET AUTRES TIERS.

678. La force majeure ayant converti les droits de propriété en un droit d'indemnité, les créanciers doivent subir les conséquences qui pourraient résulter pour eux de ce changement. Ainsi, le créancier hypothécaire qui aurait stipulé que sa créance ne pourrait lui être remboursée avant telle époque, ou qu'elle ne pourrait être remboursée par partie, n'aurait pas droit de se plaindre si, par suite de l'expropriation, le remboursement avait lieu immédiatement ou par portion. Mais il pourrait éviter ce remboursement partiel, en consentant à restreindre l'effet de son hypothèque aux biens non compris dans l'expropriation; de même que le débiteur pourrait demander à reporter l'hypothèque sur des fonds autres que ceux expropriés [1133].

679. De même encore, si le propriė– taire avait traité avec un maçon ou avec un entrepreneur, de travaux à faire sur un terrain qui serait ensuite exproprié, le traité serait résilié de plein droit, sans dommages-intérêts pour l'entrepreneur. La résiliation est le résultat d'une force

majeure. Telle est l'opinion de Pothier: « Si j'ai fait marché avec un entrepreneur, dit-il, de me construire, au printemps prochain, un édifice sur un certain terrain, et que, peu après, j'aie été contraint par des lettres-patentes, de vendre ce terrain pour servir d'emplacement à une place publique, il est évident que le marché ne pouvant plus, en ce cas, s'exécuter, il se résout et est annulé. L'entrepreneur ne peut, en ce cas, prétendre aucuns dommages et intérêts contre le locateur, puisque ce n'est pas par son fait que le marché ne s'exécute pas, mais par une

force majeure dont il ne peut être responsable: mais, au moins, si l'entrepreneur avait fait quelque dépense pour l'approche des matériaux, ne serait-il pas fondé à demander au locateur qu'il l'indemnisát? Je le pense; car ayant fait ces frais pour l'affaire du locateur et de son ordre, et tanquam ejus negotium gerens, il parait juste qu'il en soit remboursé. » Traité du Louage, n. 457.

Voir ci-après ce que nous disons du bail à rente [899], de l'emphythéose [903], du bail à longues années [909], et de l'antichrèse [1171 ].

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681. Nous avons établi ci-dessus, en parlant des garanties données à la propriété en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique, que l'indemnité à laquelle cette expropriation donnait naissance, devait être fixée par les tribunaux, lorsqu'elle ne pouvait l'être à l'amiable [78]. Nous avons fait connaître les motifs de cette attribution à l'autorité judiciaire [93], et nous avons indiqué les embarras que les propriétaires éprouvaient lorsque la

fixation de l'indemnité était faite administrativement (Introduction). Il nous reste maintenant à rechercher si la compétence judiciaire s'étend à toutes les causes d'indemnité, et à indiquer quel serait l'effet des décisions administratives prononçant sur des indemnités. Nous examinerons ensuite si les législations spéciales ont modifié ou restreint la compétence des tribunaux pour la fixation de l'indemnité. Nous verrons au titre XVI, en traitant des

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questions transitoires, s'il y a encore aujourd'hui des indemnités qui doivent être réglées d'après la loi du 16 septembre 1807, c'est-à-dire, administrativement.

SECTION PREMIÈRE.

La compétence des tribunaux s'étend à toutes les causes d'indemnité.

682. On a souvent demandé si la com

pétence de l'autorité judiciaire devait s'étendre à toutes les causes d'indemnité que l'exproprié pouvait faire valoir. Nous pensons que les motifs qui ont décidé à proclamer la compétence de l'autorité judiciaire s'appliquent à toutes les questions d'indemnité que l'expropriation fait naître [95].

683. Cependant l'administration a quelquefois voulu établir, à cet égard, des distinctions. L'arrêt du conseil du 20 novembre 1815, que nous rapporterons ci-après [784], a rejeté la prétention du préfet du Calvados : que lorsque l'État ne

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