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l'ingénieur ordinaire de Bergerac rentrait dans les attributions du conseil de préfecture, puisque les terres prises dans la propriété de ce particulier, et provenant du fossé qui y avait été creusé, devaient être employées aux travaux de construction du pont de Bergerac, sur la Dordogne; que c'était, par conséquent, mal à propos que le sieur Mergier avait porté son action devant le tribunal civil de Bergerac, qui ne pouvait en connaitre sans excéder ses pouvoirs; que si les particuliers pouvaient porter les contestations de cette nature devant les tribunaux, il en résulterait que les travaux publics éprouveraient souvent un retard. très préjudiciable à l'intérêt général, par suite des lenteurs qu'entraîne l'accomplissement des formalités judiciaires.

Le sieur Mergier a présenté au conseil des observations sur cet arrêté : il a soutenu que le préfet de la Dordogne avait commis une erreur évidente, par deux raisons également décisives, disait-il; 1o parce que l'art. 4 de la loi du 28 pluviose an VIII avait été abrogé ; 2o parce que, en supposant que cet article eût encore force de loi, il serait inapplicable à l'espèce. 1o Il est très vrai, a-t-il ajouté, que, d'après la loi du 28 pluviose an VIII, le réglement des indemnités dues pour terrains pris ou fouillés pour la confection des travaux publics, appartenait aux conseils de préfecture; mais la loi du 8 mars 1810 leur a enlevé cette partie de leurs attributions primitives. Aujourd'hui, les tribunaux sont seuls compétens, d'après l'art. 16 de ladite loi. En second lieu, a dit le sieur Mergier, en supposant que l'art. 4 de la loi du 28 pluviòse an vin n'eût pas été abrogé, il est évident qu'il ne pourrait pas recevoir d'application à la cause. En effet, je ne réclame aucune indemnité; il ne peut donc pas être question de recourir au conseil de préfecture. - Je ne demande pas non plus le paiement de la terre qui m'a été enlevée ; je demande, au contraire, que cette terre me soit res

tituée, et que les lieux soient rétablis dans leur état primitif. Pour qu'il put être question d'indemnité, il faudrait que, conformément à l'art. 13 de la loi du 8 mars 1810, un arrêté du préfet eut désigné le terrain comme devant être pris ou fouillé pour la construction du pont de Bergerac ; or, aucun arrêté n'a été pris à cet égard, ce qui prouve que le sieur Girard a agi sans ordre supérieur, comme homme privé, dans les fouilles qu'il a faites. Ainsi donc la compétence des tribunaux ordinaires est incontestable, et l'arrêté de conflit doit être annulé.

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Nonobstant ces observations, le conflit devait être et a été approuvé. Louis, etc. vu l'art. 4 de la loi du 28 pluviose an vi; considérant qu'aux termes de cette loi, toutes contestations relatives aux indemnités réclamées par les particuliers, à raison des fouilles faites sur leurs propriétés, pour la confection des travaux publics, sont de la compétence de l'autorité administrative; que, dans l'espèce, il s'agit uniquement de régler les dommages et intérêts dus au sieur Mergier, pour l'enlèvement de terres qui a été opéré à son préjudice; qu'il n'est nullement question d'une indemnité relative à une expropriation pour cause d'utilité publique; qu'ainsi, ce n'est point d'après les règles établies par la loi du 8 mars 1810, que la difficulté doit être décidée, mais d'après celle du 28 pluviôse an vi; que, par conséquent, c'est à l'autorité administrative, et non aux tribunaux, qu'il appartient de prononcer. (Macarel, t. V, p. 590.)

72. Le 2 de l'art. 10 de la loi du 28 juillet 1824, sur les chemins vicinaux, porte: « Seront aussi autorisés par les préfets, dans les mêmes formes, les travaux d'ouverture et d'élargissement desdits chemins, et l'extraction des matériaux nécessaires à leur établissement, qui pourront donner lieu à des expropriations pour cause

d'utilité publique, en vertu de la loi du 8 mars 1810, lorsque l'indemnité due aux propriétaires, pour les terrains ou pour les matériaux, n'excédera pas la même somme de 5,000 francs.

On pourrait croire, d'après ce texte, que l'occupation d'un terrain, pour prendre des matériaux, est soumise aux formalités de la loi du 8 mars 1810. Mais la rédaction assez obscure de cet article [505] ne peut changer la nature des choses et une jurisprudence constante. Le passage relatif à l'extraction des matériaux a été ajouté par amendement à la chambre des députés (Moniteur du 2 juillet 1824, p. 891) pour donner aux travaux communaux le privilége réservé jusqu'alors aux travaux publics, et il s'est trouvé que le renvoi a paru se rattacher à la loi du 8 mars 1810, sans que le législateur ait eu l'intention d'autoriser une pareille conséquence.

Telle est aussi l'opinion de M. Robion, Traité des chemins, n. 273, et de M. Garnier, p. 184.

73. Cependant, si l'administration voulait user de la faculté que lui donne l'art. 55 de la loi du 16 septembre 1807 [61], et acquérir les terrains dans lesquels elle doit faire extraire des matériaux, il nous parait incontestable qu'elle devrait remplir toutes les formalités indiquées par la loi du 8 mars 1810, car il y aurait bien alors transmission de propriété, ou, si l'on veut, expropriation [65].

SECTION IV.

L'art. 1er du cinquième projet de loi sur l'expropriation portait : « L'expropriation pour cause d'utilité publique s'opère de gré à gré ou par l'autorité de la justice. » On fit observer, au conseil d'état, que l'on n'était jamais exproprié de gré à grẻ, et ces derniers mots ont été retranchés. (M. Locré, t. IX, p. 710.)

Cependant nous aurons à examiner ciaprès la nature et les effets de cessions qui sont volontairement consenties, soit après l'accomplissement des formalités destinées à constater l'utilité publique, soit après que l'expropriation a été prononcée. (V. t. VII.)

SECTION V.

L'expropriation a toujours lieu à charge d'indemnité.

75. Il faut aussi qu'il soit accordé une indemnité : s'il n'en était alloué aucune, il y aurait confiscation et non expropriation. << Posons pour maxime, dit Montesquieu, que lorsqu'il s'agit du bien public, le bien public n'est jamais que l'on prive un particulier de son bien, ou même qu'on lui en retranche la moindre partie, par une loi ou par un réglement politique. Dans ce cas, il faut suivre à la rigueur la loi civile, qui est le palladium de la propriété. Ainsi, lorsque le public a besoin du fonds d'un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique, mais c'est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mère, regarde chaque particulier comme toute la cité même. Si le

Il n'y a expropriation que lorsque l'alié- magistrat politique veut faire quelque édi

nation est forcée.

74. Il faut que l'aliénation soit forcée, car si la cession est volontaire, il y a vente, dans l'acception légale de ce mot. (Code civil, 1582.) Peu importe que le bien vendu soit destiné à un objet d'utilité publique ; la destination de la chose vendue ne change nullement la nature du contrat.

fice public, quelque nouveau chemin, il faut qu'il indemnise. Le public est, à cet égard, comme un particulier qui traite avec un particulier. C'est bien assez qu'il puisse contraindre un citoyen de lui vendre son héritage, et qu'il lui ôte ce grand privilége, qu'il tient de la loi, de ne pouvoir être forcé d'aliéner son bien. » (Esprit des Lois, liv. 26, chap. 15.)

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76. Nous venons de donnner [12] la définition de l'expropriation pour cause d'utilité publique dans l'acception générale de cette mesure, Mais comme elle met en présence les intérêts du gouvernement et ceux des sujets, on a été conduit à soumettre ce mode de dépossession à des conditions sans lesquelles il eût pu entraîner mille abus.

Nous pouvons dire que, parmi nous, l'expropriation pour cause d'utilité publique a non seulement tous les caractères que nous lui avons assignés dans le chapitre précédent, mais encore qu'elle est soumise à des conditions considérées comme les garanties des propriétaires. Ce ne sont pas là, il est vrai, des conditions constitutives de l'expropriation, elle existe même sans elles; mais toute expropriation qui aurait lieu sans l'accomplissement de ces conditions serait illégale, si leur omission n'avait pas été le résultat de la nécessité.

S'il fallait donner de l'expropriation pour cause d'utilité publique, une définition qui indiquât toutes les conditions auxquelles elle est soumise dans l'état actuel de notre législation, nous dirions que c'est l'aliénation forcée d'un immeuble destiné à des entreprises qui ont été déclarées

d'utilité publique par le roi, aliénation prononcée judiciairement, après avertissement donné aux parties intéressées, et à la charge d'une indemnité à régler par les tribunaux, et payable avant la prise de possession de l'immeuble.

77. Nous disons: dans l'état actuel de notre législation, parce que l'expropriation pour cause d'utilité publique n'a pas toujours été soumise aux conditions que nous lui assignons, ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'exposé de la législation que nous avons présenté dans l'introduction; mais aujourd'hui, quand on parle d'une expropriation pour cause d'utilité publique, on doit entendre qu'elle est assujettie à toutes ces conditions.

78. Les conditions dont il s'agit peuvent se réduire à cinq.

Il faut, 1o que le roi ait déclaré que les entreprises, pour lesquelles l'expropriation est requise, se rattachent à l'utilité publique; 2o Qu'un avertissement ait mis le propriétaire à même de contester la nécessité de l'expropriation;

5° Que l'expropriation soit prononcée par les tribunaux;

4° Que l'indemnité soit également fixée par eux;

5o Qu'elle soit payée avant la prise de atteindre l'expropriation pouvant entraîpossession de l'immeuble. ner beaucoup de détails, on n'a pu exiger

Nous allons examiner chacune de ces qu'elle fùt toujours faite par le roi luicinq conditions.

SECTION PREMIÈRE.

La déclaration de l'utililé publique doit être faite par le roi.

79. Il ne suffit pas que les objets pour lesquels l'expropriation est requise, puis sent être considérés comme d'utilité publique, il faut que l'autorité souveraine ait formellement déclaré que ces objets tiennent à l'intérêt public. « Plus les formes seront solennelles, disait l'orateur du gouvernement, en présentant la loi du 8 mars 1810, plus les propriétés particulières seront à l'abri des caprices que l'on pourrait décorer du nom respectable et imposant d'utilité publique. Nulle autorité autre que celle du souverain lui-même, ne pourra mettre le sceau aux mesures primordiales qui seules peuvent donner naissance au droit extraordinaire de se faire céder un terrain quelconque. » L'on a espéré, par là, mettre les propriétés particulières à l'abri des mesures d'intérêt privé ou de convenance personnelle, que des administrateurs autorisaient quelquefois. Aussi doit-on regarder cette condition comme une garantie très importante pour les propriétaires, et ne doit-on pas facilement supposer que le législateur a voulu les en priver dans quelques lois sur des matières spéciales.

80. Il est essentiel de remarquer que ce sont les objets mêmes qui doivent être déclarés d'utilité publique par le roi. De sorte que, s'il s'agit de travaux, il n'est pas besoin que l'ordonnance porte que tel ou tel terrain devra être exproprié pour l'exécution de ces travaux il suffit qu'elle déclare que les travaux se rattachent à l'utilité publique.

même. On a dû laisser au préfet le soin de faire cette désignation, lorsqu'elle ne résultait pas de l'ordonnance du roi. Mais on a donné toute espèce de garantie contre les abus ou les erreurs qui résulteraient de la décision de ce magistrat, en la soumettant à l'examen et à la critique de tous les intéressés.

81. L'intervention du souverain garantit les propriétaires de vexations auxquelles ils pourraient être exposés si des autorités subalternes pouvaient d'elles-mêmes ordonner des travaux qui entraîneraient des cessions de cette nature. Ces expropriations, d'ailleurs, amènent la nécessité d'une indemnité envers les propriétaires dépossédés, et ceux-ci doivent moins craindre qu'elle ne leur soit pas exactement payée, lorsque les travaux sont ordonnés par le roi même.

Le développement de cette formalité se trouvera dans le titre IV.

SECTION II.

Les propriétaires doivent être mis à même de présenter leurs réclamations.

82. Les dispositions des art. 7, 8 et 9 de la loi du 8 mars 1810 ont pour but de régler l'application du principe que le propriétaire doit être admis à contester la nécessité de sa dépossession.

Le premier projet de loi ne parlait pas des réclamations que les propriétaires pourraient avoir à faire. (M. Locré, t. IX, p. 666.) Mais, lors de la discussion, le chef du gouvernement déclara « que personne, en France, ne devait être exproprié qu'après avoir été entendu dans ses réclamations (ibid., p. 674); que cela empêchait les réclamations d'intervenir pendant le cours des travaux, et assurait mieux

La désignation des propriétés que doit la justice qui était due aux propriétaires.

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(Ibid., p. 675.) C'est par suite de cette observation qu'on ajouta les dispositions qui sont devenues les articles ci-dessus cités de la loi.

85. M. de Cormenin (t. II, p. 585) dit que « le germe de cette disposition législative se trouve dans un arrêté des consuls du 4 thermidor an VIII, qui porte: « Si la sûreté ou l'utilité publique exigent l'arrachis d'une forêt ou la démolition d'une maison ou autre propriété, le respect dù à la propriété exige aussi que le projet, avant d'être exécuté, soit communiqué au propriétaire. Le gouvernement peut, sans doute, disposer d'une propriété pour la sûreté et l'utilité publique, mais ce ne peut-être qu'à la charge d'une indemnité, et il convient également d'avoir, sous ce rapport, les observations du propriétaire. » Cet arrêté ne se trouve pas au Bulletin des lois.

84. « Si, dans l'exécution même du décret, disait M. Berlier, dans l'exposé des motifs de la loi, il se présente des propriétaires qui soutiennent que cette exécution n'entraine pas la cession de leurs fonds; qu'il serait plus expédient et moins coùteux de passer ailleurs que sur leurs héritages; que la direction projetée par ménagemens ou complaisances pour les uns, dégénérait en vexations pour les autres; toutes ces questions de fait peuvent devenir l'objet d'une discussion légitime; et loin qu'il convienne d'écarter de tels éclaircissemens, on doit les appeler. C'est en éclairant l'administration publique qu'on empêche les froissemens particuliers. »

85. Mais le mode de réclamation présentait de grandes difficultés. M. Berlier disait au conseil d'état : « La section ne s'est pas dissimulé que c'est une grande garantie pour les citoyens que celle d'être entendus ; elle a cherché à l'établir, elle voudrait l'établir encore; mais quel recours ouvrir, et comment terminer, s'il faut juger, avec tant d'appareil, les récla

mations d'habitans, peut-être de vingt communes? » (M. Locré, t. IX, p. 678.) Nous verrons ci-après, titre V, comment le mode de réclamation a été définitivement organisé. Un autre recours est encore donné aux propriétaires, et nous en traiterons titre IX. Voir aussi titre XVIII, chap. 3.

SECTION III.

L'expropriation doit être prononcée par les tribunaux.

86.« Dans l'état actuel des choses, disait le chef du gouvernement, lors de la discussion du projet de loi, un simple ingénieur est seul juge de la nécessité d'exproprier. Il a donc le pouvoir immense de prendre la propriété de qui il lui plaît; et cependant, sous le rapport de la propriété, il faut que le citoyen ne dépende que de ses magistrats. L'ingénieur n'est pas de ce nombre. On ne doit pas mettre les citoyens dans la position de le solliciter et se le rendre favorable par des courtoisies, peutêtre par des présens. Que l'ingénieur rentre donc dans le cercle des fonctions qui lui sont propres. Elles consistent à dresser le plan des travaux, à en tracer la ligne, à indiquer les fonds qu'il est nécessaire de prendre, les édifices qu'il faudra abattre. Mais tout doit s'arrêter là ; il ne convient pas de souffrir plus long-temps que l'expropriation s'opère d'après la seule indication d'un ingénieur.» (M. Locré, t. IX, p. 674.)

87. Dans la note qu'il avait donnée pour indiquer les bases du projet de la loi, il disait également : « J'avoue que je ne m'accoutume pas à voir l'arbitraire se glisser partout, et un si vaste état avoir des magistrats sans qu'on puisse leur adresser des plaintes. Je sais qu'on dira que cela entravera tout; mais je sais que cela n'entravera rien, et que cela empêchera d'énormes abus. Cela n'entravera rien, parce qu'on peut fixer, pour les délais de la pro

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