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911. Nous avons dit précédemment [674] que les droits des fermiers et locataires de vaient s'évanouir devant les considérations d'intérêt public, qui avaient nécessité l'expropriation. Mais nous avons reconnu qu'il pouvait leur être dû une indemnité. Il reste maintenant à rechercher quelle doit être cette indemnité. La loi du 8 mars 1810 est muette sur ce point. L'art. 18 suppose bien qu'il pourra être du une indemnité; mais ne détermine ni les circonstances où elle sera due, ni les bases sur lesquelles elle devra être établie. « Dans le cas, dit cet article où il y aurait des tiers intéressés à titre d'usufruitier, de fermier ou de locataire, le propriétaire sera tenu de les appeler avant la fixation de l'indemnité, pour concourir, en ce qui les concerne, aux opérations y relatives; sinon, il restera seul chargé envers eux des indemnités que ces derniers pourraient réclamer. »

Cet article ne déclare pas qu'il sera toujours du une indemnité aux fermiers et locataires; mais seulement qu'ils pourraient être en droit d'en réclamer une.

912. Comme il faut, autant que possible, se rattacher à des règles fixes, nous devons examiner si l'on peut appliquer ici les dispositions du code civil sur le dédommagement du aux fermiers et locataires, lorsque le bail permet de les expulser, en cas de vente de la chose louée. Voici les dispositions du code civil pour ce cas:

1744. « S'il a été convenu, lors du bail, qu'en cas de vente, l'acquéreur pourrait

expulser le fermier ou locataire, et qu'il n'ait été fait aucune stipulation sur les dommages et intérêts, le bailleur est tenu d'indemniser le fermier ou le locataire de la manière suivante. »

1745. « S'il s'agit d'une maison, appartement ou boutique, le bailleur paie, à titre de dommages et intérêts, au locataire évincé, une somme égale au prix du loyer, pendant le temps qui, suivant l'usage des lieux, est accordé entre le congé et la sortie. >>

1746. «S'il s'agit de biens ruraux, l'indemnité que le bailleur doit payer au fermier, est du tiers du prix du bail pour tout le temps qui reste à courir. »

1747. « L'indemnité se réglera par experts, s'il s'agit de manufactures, usines ou autres établissemens qui exigent de grandes avances. »

913. Examinons séparément chacun des cas prévus par les articles que nous venons de rappeler. S'il s'agit de manufactures, usines ou autres établissemens qui exigent de grandes avances, l'art. 1747 dit que l'indemnité se réglera par experts. Il résulte aussi des art. 17 et 18 de la loi du 8 mars 1810, que le tribunal pourra ordonner une expertise, et ce sera presque toujours le seul mode d'évaluation alors possible. L'art. 1747 ne dit pas ce que devra comprendre l'indemnité ; il ne donnerait donc au tribunal qu'une faculté qu'il a déjà par la loi de 1810.

914. S'il s'agit d'une maison, apparte

ment ou boutique, le bailleur, d'après l'art. 1745, paie, à titre de dommages et intérêts, une somme égale au prix du loyer, pendant le temps qui, suivant l'usage des lieux, est accordé entre le congé et la sortie. La position du locataire évincé par suite d'expropriation, est quelquefois très pénible, et il est juste de lui accorder un dédommagement. Celui fixé par l'art. 1743 est fort modéré, et l'État ne pourrait prétendre à le faire restreindre. Le locataire ne pourrait, de son côté, en réclamer un plus élevé; car, s'il est reconnu que cet article 1745 assure une indemnité convenable lorsque l'expulsion est la suite d'une stipulation des parties, pourquoi cette indemnité ne suffirait-elle pas lorsque l'expulsion résulte d'une circonstance de force majeure? L'art. 1745 ne parle que du cas où la faculté d'expulsion est écrite dans le bail, mais l'on peut dire que la résiliation en cas d'utilité publique étant écrite dans la loi, et nul n'étant présumé ignorer la loi, cette cause de résiliation doit toujours être prévue [676].

915.Lorsqu'il s'agit de biens ruraux, l'indemnité due au fermier est, dit l'art. 1746, du tiers du prix du bail pour tout le temps qui reste à courir. Comme cette base est très favorable aux fermiers, il est à présumer qu'ils en réclameront souvent l'application; mais l'État pourra-t-il être tenu d'adopter cette même base? Cette application n'étant que facultative pour les tribunaux, ils ne devront la faire qu'autant qu'il y aurait assimilation complète entre les deux cas; or, nous croyons qu'il y a des différences notables entre l'un et l'autre. D'après la maxime : resoluto jure dantis, resolvitur et jus accipientis, l'on admit long-temps que le bail cessait par la vente du bien loué. Mais lorsque les mutations de propriété devinrent plus fréquentes, la crainte d'une semblable résolution empêcha les fermiers de se livrer à des améliorations qu'ils eussent entreprises s'ils

avaient eu la certitude de jouir pendant tout le temps convenu. L'on crut donc devoir établir en principe que le bail ne serait pas résolu par la vente de l'objet loué.

Il n'eut pas été juste d'interdire les stipulations qui auraient dérogé à cette règle; mais, d'un autre côté, il fallait empêcher qu'une telle dérogation ne devint de style dans les baux. On a atteint ce double but en fixant les dommages-intérêts dus, en cas de résiliation, à un taux tellement élevé, que l'on voit bien rarement un acquéreur faire usage de la faculté de résilier. Cette fixation ne saurait jamais être taxée d'injustice, car le bailleur peut toujours fixer un autre dédommagement dans le bail, et le nouvel acquéreur est libre de ne pas faire usage de la faculté que le bail lui assure, s'il trouve que les conditions fixées par la loi sont trop onéreuses. Il est clair que l'on a voulu garantir les fermiers contre de trop fréquentes résiliations, ou les rassurer par la certitude d'obtenir, dans le cas où la résiliation aurait lieu, un dédommagement très élevé.

916. En cas d'expropriation, les bases ne peuvent être les mêmes. Il ne dépend pas de l'administration de laisser jouir le fermier; il y a nécessité pour elle de prendre possession du bien. Elle doit une juste indemnité, mais elle ne doit rien au-delà. L'expropriation ne saurait être une occasion légitime de bénéfice pour le fermier; le pacte social veut seulement qu'il n'éprouve aucun préjudice. C'est donc sur le dommage réellement éprouvé par le fermier, que doit être réglée l'indemnité, et l'on ne doit pas recourir aux bases adoptées pour un cas où il s'agit, non seulement de réparer le préjudice souffert, mais encore de dédommager le fermier de ce qu'il aurait gagné, si le bail avait eu son exécution.

917. L'art 1744 veut que l'on suive les stipulations des parties sur le dédommagement dù en cas de résiliation. Rien de

plus juste: chacun doit exécuter les stipulations qu'il a faites librement. Mais peuton opposer ces stipulations à l'État pour le cas d'expropriation? Elles peuvent quelquefois être reconnues présenter une base équitable d'indemnité, mais les juges ne peuvent être tenus de les adopter. Outre qu'elles seraient quelquefois stipulées dans la seule vue de s'assurer un bénéfice considérable en cas d'expropriation, il faut reconnaitre que le propriétaire, qui n'avait nullement l'intention de résilier le bail, a dù consentir à toutes les stipulations proposées par le locataire pour un cas qu'il supposait ne devoir jamais se réaliser. Mais, quand un événement de force majeure met l'État à la place de ce propriétaire; quand, par cette substitution, l'État est tenu d'indemniser le locataire du préjudice qu'il éprouve, n'est-il pas nécessaire d'examiner si le dédommagement convenu ne fait pas plus que réparer un préjudice, s'il ne deviendrait par une source de bénéfices ?

918. Le locataire peut avoir eu pour but, en stipulant un dédommagement élevé, de se préserver du désagrément de changer d'habitation. Or, ce désagrément n'est pas un dommage que l'on doive, en cas d'expropriation, comprendre dans l'indemnité due au propriétaire qui habite le bien exproprié; il doit donc encore moins être compris dans l'indemnité due au locataire. Quitter une maison qui vous appartient, que vous avez souvent fait arranger pour votre usage, et où vous aviez pu croire que vous passeriez le reste de vos jours, est bien plus pénible que d'abandonner une demeure que vous pouviez être tenu de quitter, après quelques années, s'il plaisait à votre propriétaire de vous refuser un nouveau bail. Il est plus difficile aussi de trouver à acheter une maison qui vous convienne que de trouver à en louer une; il est plus facile également de trouver des terres à louer qu'à acheter. Cependant il

n'est du au propriétaire aucun dédommagement pour toutes ces contrariétés qui n'entrent pas en appréciation, et qui sont un des inconvéniens de l'état social. Le locataire n'a donc droit, non plus, qu'à la réparation du préjudice pécuniaire que l'expropriation lui fait éprouver.

919. Le locataire ne peut pas dire que c'est par l'effet de la clause contenue en son bail, que la résiliation a lieu, et que, par suite, cette clause doit être exécutée dans son entier. La résiliation résulte de la seule force de la loi; elle s'applique aux baux où aucun cas de résiliation n'a été prévu, comme à ceux où l'on a stipulé un cas de résiliation étranger à l'utilité publique. Le dédommagement doit donc être le même dans les deux circonstances, et les juges ne peuvent être liés par les stipulations faites pour le cas où la résiliation était facultative, et dans un intérêt privé.

920. Un fermier prend des terres à bail pour neuf ans, et les marne toutes la première année. L'année suivante, son bail est résilié par suite d'une expropriation pour cause d'utilité publique. Il a droit nécessairement à une indemnité pour les dépenses occasionnées par le marnage. Le propriétaire qui a fait de semblables dépenses dans ses terres, recevrait également le dédommagement de cette perte.

921. Mais le locataire ni le fermier ne peuvent prétendre à une indemnité pour des objets qui n'y auraient pas donné droit en faveur du propriétaire, s'il se fùt trouvé dans la même position. On ne voit nul motif pour qu'un locataire ait plus de droits que le propriétaire ; pour que l'État ait une indemnité plus forte à payer lorsque le bien est détenu par un locataire, que lorsqu'il est occupé par le propriétaire. La proposition inverse paraîtrait même plus naturelle.

922. Si le législateur ne s'est pas exprimé formellement sur ce point, on trouve des traces de sa pensée dans l'art. 18 de la loi

que

du 8 mars 1810, où il dit que le propriétaire qui n'a pas appelé les locataires ou fermiers au réglement des indemnités, demeure seul chargé envers eux des indemnités qu'ils pourraient réclamer. Cette disposition est juste, si, comme nous le pensons, le propriétaire a pu faire valoir, en son nom, les réclamations que les locataires auraient pu présenter s'ils eussent été appelés à l'expertise; il ne fait que leur remettre ce qui lui a été attribué mal-àpropos à lui-même. Mais cette disposition serait contraire à l'équité, si le fermier avait droit à indemnité pour des causes le propriétaire n'a pu faire valoir. S'il lui était dù, pour dédommagement, deux ou trois années de fermage (art. 1746), que le propriétaire n'a pu faire comprendre dans son indemnité, pourquoi le propriétaire serait-il tenu de les lui payer? Il n'a pas reçu cette somme de l'État. La représentation du bail suffirait au fermier pour justifier de ses droits auprès de l'administration, qui ne pourrait reprocher au propriétaire de n'avoir pas fait connaitre plus tôt l'existence de ce bail, puisque le retard dans sa production ne lui a causé aucun préjudice. L'indemnité du propriétaire n'a pas dû être plus considérable qu'elle ne l'aurait été, si on eùt connu le bail. C'est peut-être par oubli, par négligence, que ce propriétaire n'a pas appelé le fermier; l'obliger à sacrifier ensuite deux ou trois années de fermage, ce serait le punir bien sévèrement d'une omission qui n'a porté aucun préjudice à l'administration. Ajoutons qu'au moment de la confection des plans, il serait aussi facile à l'administration de connaître le fermier du bien que le propriétaire, et qu'elle n'a aucun intérêt à ce que le propriétaire le lui indique; par suite, la disposition de l'art. 18, dont nous argumentons, ne peut être considérée comme renfermant une clause pénale.

923. D'ailleurs, les discours et rapports qui ont eu lieu à l'occasion de cette loi n'eussent pas manqué d'expliquer les motifs de l'établissement d'une peine dans une circonstance semblable. M. Berlier était bien loin de considérer la disposition de l'art. 18 sous ce point de vue, car il s'est borné à dire, à cette occasion : « Il nous a paru inutile de fixer spécialement votre attention sur des dispositions qui n'ont rien que de conforme au droit commun. » M. Riboud n'attache pas plus d'importance à l'article 18. « Le projet prévoit ensuite et règle le cas où des tiers, tels qu'usufruitiers, fermiers ou locataires intéressés, peuvent intervenir ou être appelés pour concourir, en ce qui les concerne, à la fixation des indemnités. Sans insister sur ces dispositions, qui sont énoncées clairement dans le projet, je dois arrêter un instant votre attention sur l'article 19. » Il n'y a eu non plus, dans la discussion au conseil d'état, aucune observation sur cet art. 18.

Il eût cependant été susceptible de bien des critiques si, pour une simple négligence, il avait obligé le propriétaire à payer une indemnité considérable, qui aurait été à la charge de l'État, si le fermier se fut fait connaître plus tôt. Il faut donc convenir que le législateur a voulu que le fermier n'eut pas plus de droits que n'en a le propriétaire lui-même, de sorte que ce dernier a dù faire comprendre, dans son indemnité, tout ce qui aurait pu être réclamé par le fermier, et doit, par suite, remettre à ce dernier toute la partie du dédommagement alloué qui représente les dépenses par lui faites.

Les règles que nous avons tracées cidessus pour la fixation des indemnités dues au propriétaire, doivent donc être appliquées à la fixation de l'indemnité due aux fermiers et locataires.

TITRE TREIZIÈME.

DES MOYENS D'ÉVALUER LES INDEMNITÉS.

924. Nous avons dit ci-dessus que la première cause d'indemnité à prendre en considération en faveur du propriétaire, était la valeur mème du terrain exproprié. Il semblerait que cette partie de l'indemnité dût être facile à déterminer, et cependant, comme la loi n'a pu tracer de règle certaine pour cet objet, il donne lieu à beaucoup de difficultés. A la vérité, l'art. 16 de la loi du 8 mars 1810 porte que le tribunal fixera cette indemnité, « en ayant égard aux baux actuels, aux contrats de vente passés antérieurement, et néanmoins aux époques les plus récentes, soit des mêmes fonds, soit des fonds voisins, et de même qualité, aux matrices de rôles, et à tous uatres documens qu'il pourra réunir. » Mais comme on ne dit pas si l'indemnité sera toujours conforme au prix d'acquisition, lorsqu'il sera connu, ni dans quelle proportion l'indemnité sera avec les matrices

de rôles et les baux, ni enfin auquel de ces documens on devra s'arrêter de préférence, cet article ne présente aux magistrats que des bases bien incertaines d'évaluation.

925. Nous aurons donc à examiner successivement le parti que l'on peut tirer pour la fixation de l'indemnité des actes de vente, des baux, des matrices de rôles, et même des autres documens non spécifiés dans la loi. Ce sera la matière des quatre premiers chapitres de ce titre. Dans le cinquième, nous traiterons de la comparaison de ces différens documens entre eux.

En cas d'insuffisance de ces titres, l'indemnité ne peut être fixée qu'au moyen d'une expertise. Il faut aussi recourir à ce mode d'instruction pour plusieurs causes d'indemnité qu'on ne peut apprécier par le moyen de titres. Nous traiterons donc, dans le sixième chapitre, de ce qui concerne les expertises.

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