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DE

L'EXPROPRIATION

POUR CAUSE D'UTILITÉ PUBLIQUE.

1. Dans l'état primitif du genre humain, la terre n'était à personne. Les hommes répandus sur sa surface jouissaient sans règle et sans mesure des produits de la contrée où ils se trouvaient. Cet état de choses dut changer partout où la multiplication des habitans ne permit plus que les fruits naturels suffissent aux besoins de tous ceux qui voulaient y prendre part. L'agriculture, fille de la nécessité et de l'industrie, vint protéger l'existence de l'homme. Mais celui qui avait cultivé et ensemencé un champ devait seul en recueillir les produits; il ne s'était livré au travail que pour profiter des fruits que ses travaux auraient fait naître. L'état d'indivision dans lequel les premiers habitans avaient vécu, dut alors cesser, et l'on reconnut la nécessité de partager les terres et d'en rendre la jouissance plus fixe.

2. Les détenteurs échangèrent leurs champs, de même qu'ils échangeaient les objets mobiliers dont ils étaient possesseurs. Bientôt, pour vaincre la paresse naturelle à l'homme, on l'autorisa à transmettre, après lui, à sa compagne et à ses

1 La propriété mobilière, naissant de la simple possession, a existé de tout temps. L'homme a touDELALLEAU.

enfans, la jouissance des champs qu'il avait défrichés, de l'habitation qu'il s'était construite. Dès-lors on connut le droit de propriété, tel que nous le comprenons aujourd'hui, c'est-à-dire le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage nuisible à autrui.

3. L'amour de la propriété rendit l'homme plus sédentaire; les diverses agrégations d'individus prirent de la fixité et de la consistance, et durent reconnaître un gouvernement et des lois. Le premier soin de ce gouvernement dut être de chercher à augmenter la richesse et la force de l'association. La richesse ne pouvait s'accroître que par le travail des membres de la société, et le plus sûr moyen de les encourager à s'y livrer, était d'assurer à chacun la jouissance paisible de ses propriétés. La force des sociétés naît de l'union, et l'union eut-elle pu régner entre des individus, dont chacun eût craint de se voir ravir le champ nécessaire à sa nourriture et à celle de sa famille, l'habitation qui lui servait d'asile contre l'intempérie des sai

jours été propriétaire des fruits qu'il cueillait pour sa nourriture,de la fourrure dont il se couvrait,etc.

sons? Toutes les sociétés ont donc réprimé les atteintes au droit de propriété, et l'inviolabilité de ce droit est un principe aussi ancien qué la propriété elle-même.

« Dieu veut, dit Bossuet, que l'on regarde les terres comme données par luimême à ceux qui les ont premièrement occupées, et qui en sont demeurés en possession tranquille et immémoriale, sans qu'il soit permis de les troubler dans leur jouissance, ni d'inquiéter le repos du genre humain. » (Politique sacrée, livre IX, article 1er, VIe proposition.)

4. Mais les chefs des sociétés ne sentirent pas toujours que leur intérêt bien entendu devait leur imposer envers les propriétés des particuliers, le même respect qu'ils exigeaient de ceux-ci entre eux.

L'histoire signale une multitude de princes et de chefs qui, sous les plus frivoles prétextes, portèrent des atteintes plus ou moins graves au droit de propriété des citoyens.

Quelque moyen que l'on prît pour justifier ces actes, ils ne pouvaient toutefois se multiplier sans exposer la sûreté de l'État. Plus d'un bouleversement politique fut occasioné par de pareilles violations des droits privés. L'attachement des sujets envers le prince fait la force de l'État, et quelle affection ceux-ci pourraient-ils conserver pour un gouvernement qui s'emparerait de leurs biens, au lieu de leur en assurer la jouissance? « Avoir la propriété de ses biens est le droit essentiel de tout peuple qui n'est pas esclave, » disait le parlement de Paris, dans ses remontrances du 17 août 1770.

5. Cependant si le gouvernement doit aux citoyens la protection la plus étendue, ceux-ci à leur tour sont tenus de l'aider de tous leurs moyens à remplir la noble mission dont il est chargé. Si donc une propriété privée devient indispensable au gouvernement pour un objet d'utilité générale, nul doute qu'il ne puisse en exiger le sa

crifice de celui à qui elle appartient. L'intérêt de la masse doit alors l'emporter sur celui d'un individu.

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L'État, dit Grotius, a un droit éminent de propriété sur les biens des sujets, en sorte que l'État ou ceux qui le représentent, peuvent se servir de ces biens, les distraire même et les aliéner, non seulement dans le cas d'une extrême nécessité, mais encore pour l'utilité publique, à laquelle l'utilité particulière doit céder, selon l'intention raisonnablement présumée de ceux qui ont formé les sociétés. » (Liv. 5, chap. 20, § 7, n. 2.)

Puffendorf admet les mêmes principes. « La nature de la souveraineté, qui a été établie pour le bien public, autorise suffisamment le prince, dit-il, à se servir, dans un besoin pressant, de tout ce que possèdent ses sujets, parce qu'en lui conférant l'autorité souveraine, on lui a donné en même temps le pouvoir de faire et d'exiger tout ce qui est nécessaire pour la conservation et l'avantage de l'État.» (Livre 8, chap. 5, § 7.)

6. La plupart des travaux que les gouvernemens entreprennent exigent l'acquisition de terrains déterminés, puisque souvent ces travaux ne peuvent être exécutés utilement que dans un seul endroit. Si les propriétaires des terrains nécessaires à ces entreprises pouvaient refuser de les céder à l'État, il faudrait souvent renoncer aux projets les plus favorables à la prospérité publique, et lors même que l'administration pourrait modifier ses plans, ce serait toujours en en diminuant l'utilité, sans en diminuer la dépense et peut-être en l'augmentant. L'obstination de quelques propriétaires, ou même d'un seul, pourrait donc compromettre ou empêcher l'exécution des entreprises les plus avantageuses à l'État. Une telle conséquence fait assez voir que le refus d'un propriétaire serait, en pareil cas, en opposition avec les devoirs dont il est tenu envers l'État, et dé

montre que le droit du gouvernement d'exiger la cession d'un immeuble utile au public, est une exception nécessaire au principe de l'inviolabilité de la propriété.

Tous les publicistes reconnaissent ce droit au souverain, quoique plusieurs refusent de le considérer comme le résultat du domaine éminent que Grotius et Puffendorf supposent être un des attributs de la souveraineté.

7. Dès qu'il est prouvé que le droit d'acquérir a été créé par la nécessité, et que les gouvernemens ne peuvent se dispenser d'y avoir recours, nous sommes fondés à dire que, s'il faut entourer cette mesure exceptionnelle des garanties les plus ras-. surantes pour les propriétaires, il ne faut jamais y apposer de conditions telles que le droit concédé à l'État devienne illusoire entre ses mains, par l'impossibilité où il se trouverait de remplir les conditions exigées.

8. Mais, s'il est indispensable qu'un citoyen renonce à une propriété que l'intérêt public réclame, il est nécessaire de diminuer ce sacrifice, en lui payant des deniers publics la valeur du bien dont on le prive. Cette dépossession devient alors pour lui plutôt un désagrément qu'une perte réelle. « Il faút ajouter ici, continue Grotius, que, quand le cas arrive, l'État est obligé de dédommager des deniers publics les particuliers qui perdent par là leurs biens; en sorte que celui-là mème qui a souffert du dommage, contribue, s'il le faut, selon sa quote-part, à l'acquit de cette dette publique.» (Ibid., n. 5; Puffendorf, loco citato ; et ci-après, n. 73.) 9. Cette faculté qu'a l'État de se faire céder par les citoyens les propriétés récla"mées par l'intérêt général, a fait naître l'expropriation pour cause d'utilité publique, que l'on désignait précédemment sous le nom de retrait d'utilité publique, ou de cente forcée pour le bien public.

l'État peut exiger, il doit quelquesfois réclamer l'occupation temporaire de certains héritages, ou en soumettre la jouissance à des restrictions commandées par l'intérêt général. Dans d'autres circonstances il ordonne des travaux qui deviennent une cause permanente ou passagère de dommages pour les propriétés voisines, ou obligent à assujettir celles-ci à des servitudes plus ou moins onéreuses. Dans tous ces cas, le gouvernement agit légalement s'il est guidé par des vues de nécessité ou d'utilité publique; mais quoique ses pouvoirs à cet égard émanent de la même source que le droit d'expropriation, ces mesures sont très différentes, et ne sont pas soumises aux mêmes règles [41 et suiv.].

11. L'étendue des matières que nous avons à examiner nous a engagé à diviser ce Traité en plusieurs titres.

Nous rechercherons, dans le titre Ier, les caractères essentiels de l'expropriation pour cause d'utilité publique, et les conditions auxquelles elle est soumise parmi

nous.

Dans le titre II, nous examinerons en quels cas il y a lieu à expropriation. Le titre III traitera des mesures préparatoires.

Dans le titre IV, nous dirons comment l'utilité publique doit être déclarée.

Le titre V exposera la manière de constater quelles sont les propriétés dont la cession est nécessaire; le titre VI, les moyens que l'administration peut employer pour connaître l'importance des indemnités nécessitées par l'expropriation.

Dans le titre VII, il sera question de la cession volontaire de la propriété.

Le titre VIII indiquera la marche à suivre pour faire prononcer l'expropriation. Nous parlerons, dans le titre IX, des réclamations contre le jugement d'expropriation.

Le titre X fera connaître les effets de ce

10. Indépendamment des cessions que jugement.

Le titre XI contiendra la procédure en fixation d'indemnité.

Dans le titre XII, nous nous occuperons des diverses indemnités qui peuvent être réclamées.

Nous traiterons, dans le titre XIII, des moyens d'évaluer les indemnités; dans le titre XIV, du paiement de ces indemnités; dans le titre XV, de l'envoi en possession provisoire en cas d'urgence.

Le titre XVI sera consacré à l'examen de quelques questions transitoires.

Le titre XVII contiendra tout ce qui a trait aux expropriations tacites.

Nous parlerons, dans le titre XVIII, des dépossessions opérées sans que l'expropriation ait été prononcée, et nous réunirons, dans le titre XIX, diverses questions qui se rattachent à l'expropriation pour cause d'utilité publique.

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DES CARACTÈRES ESSENTIELS DE L'EXPROPRIATION POUR CAUSE D'UTILITÉ PUBLIQUE, ET DES CONDITIONS AUXQUELLES ELLE EST SOUMISE PARMI NOUS.

Nous traiterons, dans le chapitre premier, des caractères essentiels de l'expro

priation, et dans le second, des conditions auxquelles elle est soumise.

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CHAPITRE PREMIER.

Des caractères essentiels de l'expropriation pour cause d'utilité publique.

12. L'expropriation pour cause d'utilité publique peut être définie, en général, l'aliénation forcée, à charge d'indemnité, d'un immeuble destiné à des entreprises d'utilité publique.

Nous donnons ci-après, n. 76, la définition de l'expropriation d'après notre législation actuelle, et, n. 1269, la définition de celle que nous avons cru devoir appeler expropriation tacite.

Nous remarquons dans la définition cidessus, 1o que l'expropriation dont nous parlons ne s'applique qu'à un immeuble, [15]; 2o qu'il faut que cet immeuble soit destiné à des travaux d'utilité publique [51]; 5o qu'il y ait aliénation [36]; 4o que cette alénation soit forcée [74], et 5° qu'elle ait lieu à charge d'une indemnité [75].

Ce sont ces caractères que nous allons développer dans les cinq sections suivantes.

SECTION PREMIÈRE. L'expropriation pour cause d'utilité publique ne s'applique qu'aux immeubles.

13. L'expropriation pour cause d'utilité publique ne s'applique qu'aux immeubles; car l'on ne donne pas le nom d'expropriation aux réquisitions de denrées et autres objets mobiliers que les gouvernemens sont quelquefois dans la nécessité d'ordonner. La simple lecture de la loi du 8 mars 1810 fait voir qu'elle ne s'occupe que de la dépossession des immeubles, et les formalités qu'elle établit ont trop de solennité, entraînent trop de lenteurs, pour que l'on puisse croire qu'elles s'appliquent aux propriétés mobilières. Sans doute lorsqu'il s'agit de réquisitions, le gouvernement et les particuliers trouveraient dans l'article 545 du code civil, et

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