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de nos pouvoirs qu'il s'agit dans ce moment. Avant ce second serment, dont on se fait un titre pour interpréter, soit des intentions, soit des procurations, qui, en matière légale, n'ont de valeur qu'en vertu du texte littéral des actes, nous étions liés par un premier serment qui nous obligeait d'exécuter rigoureusement nos mandats. Nos mandats sont donc péremptoires, et un second serment ne saurait annuler le premier.

Allons plus loin, Messieurs : notre constitution n'est pas encore entièrement achevée; mais nous en avons posé les grandes bases, et tous les principes fondamentaux en ont été solennellement reconnus. La grande charte du roi Jean sans Terre que les Anglais regardent comme le contrat constitutionnel de la Grande-Bretagne avec ses rois, cette grande charte assure la liberté de la nation contre les emprisonnements arbitraires, et le droit de propriété contre les impositions que la nation n'aurait pas consenties. Voilà le titre constitutionnel, qui, depuis plus de cinq siècles, a opposé en Angleterre une barrière insurmontable au despotisme. Le double affranchissement des personnes et des biens est devenu à jamais pour nous une prérogative nationale, et ce fondement sacré de notre nouvelle constitution est d'autant plus immuable que tous nos commettants l'avaient posé d'avance dans nos cahiers, et qu'ensuite la volonté libre du monarque l'a cimenté.

Nos successeurs achèveront, Messieurs, cette constitution précieuse, que nous avons commencée. Pourquoi nous méfierions-nous de leurs lumières ou de leur patriotisme? Pourquoi commenterions-nous les intentions de nos commettants, quand leurs ordres sont formels? Pourquoi voudrions-nous conquérir, par de subtiles et chimériques interprétations, un pouvoir qui, pour que l'exercice en soit légitime, ne doit être suspect d'aucun abus de confiance?

Le rapporteur de notre comité nous présente je ne sais quelle définition métaphysique de notre constitution, qui n'offre à mon esprit que des idées vagues, incohérentes et peut-être inexactes. Ma mémoire n'a pu retenir, d'après une lecture très rapide, cette définition, que l'on n'a point enveloppée sans dessein, et dans laquelle on nous insinue adroitement l'importante question des conventions nationales, dont je m'occuperai dans un instant, pour débrouiller toute cette scientifique confusion de principes. Quant à moi, Messieurs, je dirai clairement que la constitution n'est autre chose que la fixation et la distribution des pouvoirs politiques. On en ferait le travail de Pénélope, un ouvrage interminable, si l'on y attachait toutes les questions accessoires, qui appartiennent à la législation. Méfions-nous, Messieurs, de toutes ces fausses notions, qui feraient dé notre constitution un chaos, en la surchargeant de prétendues lois constitutionuelles qui sont étrangères à ce contrat solennel. J'observerai à ce sujet, que l'on a singulièrement abusé, dans cette Assemblée, du grand mot de constitution, toutes les fois que nous avons demandé le rétablissement du pouvoir exécutif. De quel pouvoir parlez-vous, nous a-t-on dit? Est-ce du pouvoir militaire? Attendez donc que l'armée soit organisée. Est-ce du pouvoir judiciaire? Attendez donc que l'ordre judiciaire soit établi. Est-ce du pouvoir administratif? Attendez que les départements soient en activité. Voilà, Messieurs, les sophismes qu'on nous a répétés comme des arguments sans réplique. J'y réponds en passant, et je dis franchement qu'une Assemblée nationale n'est point un interrègne dans une monarchie; que le pou

voir exécutif ne peut pas être un seul instant suspendu sans péril pour la chose publique; que son influence, loin de renaître de l'organisation de tous ces divers pouvoirs, sera, au contraire, constitutionnellement anéantie, lorsque nos décrets constitutionnels les auront tous mis, pour ainsi dire, hors de la sphère de son activité. Mais revenons à l'objet direct de notre délibération actuelle.

On répète souvent, dans nos séances, le mot liberté, et l'on nous parle des amis de la liberté comme d'une secte particulière. Or, Messieurs, la liberté n'a point d'ennemis; il suffit d'être homme et Français pour la regarder comme le plus précieux de tous les biens. Sous ce rapport, de la liberté des citoyens, j'ose dire que notre constitution est achevée. Le pouvoir législatif est aujourd'hui bien reconnu, et la nation a recouvré ce beau droit pour ne le perdre jamais. Hâtonsnous de faire du pouvoir exécutif une partie vraiment intégrante de la législation; et l'autorité ministérielle ne sera plus redoutable; et notre liberté sera désormais assurée; et notre consentement seul pourra légitimer l'impôt; et notre serment du 20 juin est rempli. Les véritables ennemis de la liberté seraient les ambitieux qui voudraient éterniser nos fonctions.

Remarquez, Messieurs, que pour accréditer tous ces systèmes de quelques novateurs, il a fallu créer des mots nouveaux, qui énoncent des dogmes politiques inconnus à notre gouvernement. On nous a souvent insinué, mais on n'avait pas encore articulé formellement la distinction que l'on vient d'établir entre l'Assemblée nationale, la Convention nationale et la Législature. L'acception de tous ces mots inconnus à nos pères doit être déterminée avec la pius sévère précision; et puisque cette discussion s'établit aujourd'hui pour la première fois dans votre tribune, je vais, Messieurs, je ne dis pas fixer vos idées, mais vous exposer clairement les miennes.

D'abord, quel est l'objet qu'on se propose en employant toutes ces expressions obscures et insidieuses? On veut, Messieurs, établir une différence entre les Assemblées nationales, qui auront le droit de réformer la constitution, et les législatures ordinaires, dont la mission sera bornée à décréter les lois et à consentir l'impôt. Voilà le système qu'il faut approfondir.

Qu'est-ce qu'une Convention nationale? C'est une Assemblée chargée de représenter une nation qui, n'ayant pas de gouvernement, ou voulant changer la forme de son gouvernement, ou même en réformer les vices, investit, de son propre mouvement, ses députés des pouvoirs nécessaires pour lui en donner un. Or, pour qu'il y eût en France une Convention nationale, il faudrait que la nation entière, soulevée contre legouvernement, et mécontente de son roi, eût choisi d'elle-même des représentants sans la participation du monarque, eût donné de pleins pouvoirs à ses députés, et leur eût transmis tous les droits qui lui appartenaient au premier moment où elle se forma en corps de nation. Telle est l'idée qu'il faut se former d'une Convention nationale. Le caractère essentiel d'une pareille assemblée est d'exercer, sans aucune exception, tous les droits primitifs du peuple qui veut se constituer. S'il est vrai que, sous quelque rapport que ce puisse être, votre pouvoir ait des bornes, vous n'êtes donc pas une Convention nationale. Si votre pouvoir est illimité; si vous formez une Convention nationale, vous pouvez bouleverser l'Empire, déclarer le trône vacant, et même le renverser à jamais. Je déclare à

tous nos adversaires que leur doctrine aboutit à cette conséquence insensée; que c'est là le point précis de la difficulté, et le principe fondamental qu'ils ont à combattre.

La nation nous a envoyés, Messieurs; mais ce n'est pas la nation, c'est le roi qui nous a convoqués. La nation a voulu, et elle a impérieusement déclaré qu'aucun de nos décrets ne serait exécutoire sans la sanction libre du roi. Nous avons reconnu nous-mêmes cette doctrine de nos commettants; nous avons posé la borne de nos pouvoirs aux pieds du trône; et, dès lors, il est bien évident que la première page de notre constitution dépose invinciblement contre les publicistes qui voudraient faire de cette Assemblée une Convention nationale. Cette exposition de mes principes, combinée avec le récit des faits, n'est ni systématique ni conjecturale: elle porte un caractère d'évidence auquel vous ne refuserez point votre assentiment, et j'ose espérer que la prétention de former une Convention nationale, ne reparaîtra jamais dans cette Assemblée.

Je ne connais, Messieurs, dans l'histoire moderne, que deux Conventions vraiment nationales. En 1603, Elisabeth, reine d'Angleterre, mourut. Jacques VI, roi d'Ecosse, hérita de son trône. JI fut question alors de savoir comment l'Ecosse serait gouvernée; si elle conserverait son souverain particulier, ou si elle suivrait la destinée de la maison de Stuart, pour se réunir à l'Angleterre. Les Ecossais s'assemblèrent à Edimbourg, sans y être convoqués par leur roi, pour juger cette grande question. Ils consentirent volontairement à la réunion de l'Ecosse avec l'Angleterre, en se réservant le droit d'être représentés au parlement de la Grande-Bretagne; droit qui a été définitivement fixé, en 1707, à quarante-cinq députés dans la Chambre des communes, et à seize lords dans la Chambre des pairs. Voilà une Convention nationale; voilà un contract synallagmatique et fondamental d'un peuple entier, qui, sans consulter son roi, délibère sur la manière dont il veut être gouverné.

L'Angleterre nous offre un second exemple d'une pareille Convention. Jacques II ayant abandonné Londres et quitté ses Etats en 1688, le parlement s'assembla pour délibérer sur le départ du monarque infortuné qui, par sa fuite, qu'on appelait une désertion, avait, disait-on, abdiqué la couronne en sortant du royaume. L'absence du roi devint le sujet d'une contestation très importante. Le parlement comprit que le pouvoir exécutif étant une partie intégrante de la constitution anglaise, les représentants de la nation ne pouvaient plus décréter aucune loi, tant que le gouvernement serait incomplet. Le parlement se déclara donc, sous la garantie supposée du salut public, Convention nationale, pour recouvrer son activité, qu'il avait perdue par le défaut d'action du pouvoir exécutif. I reconnut les droits du prince d'Orange au trône d'Angleterre, et se hâta de rentrer aussitôt, sous l'administration royale, dans l'exercice ordinaire de ses fonctions.

Ces deux exemples prouvent jusqu'à l'évidence que l'Assemblée dont nous sommes membres, convoquée par le roi, et subordonnée à la sanction du roi, n'a ni la mission, ni le caractère, ni les pouvoirs d'une Convention nationale.

Je ne parle point, Messieurs, des Conventions nationales qui ont eu lieu dans l'Amérique septentrionale, depuis la dernière révolution. L'on ne saurait assimiler les représentants d'une république aux représentants d'une monarchie. D'ail

citerait pour exagérer nos pouvoirs, ne serviraient qu'à les restreindre. Ces assemblées, qu'on appelle fastueusement des Conventions nationales, ont eu moins d'autorité que le Corps législatif de la France, lorsque nos décrets sont sanctionnés par le roi. Tous les décrets constitutionnels, qui en sont émanés, ont été soumis à la revision et à l'acceptation libre des peuples. Les peuples ont usé de ce droit, et la province de Massachusets, en particulier, a modifié ou rejeté plusieurs actes de ces assemblées, que l'on n'appelle des Conventions nationales que par le plus étrange abus des mots.

On nous dit, Messieurs, qu'il importe à la solidité de la constitution, que des assemblées nationales permanentes ou de simples législatures n'aient pas le droit de changer les articles constitutionnels. On prétend que cette instabilité continuelle de la constitution suffirait pour l'anéantir; qu'un peuple n'a pas de constitution, quand elle est soumise à de si fréquents changements; que la nation ne doit exercer ce droit qu'à des époques marquées, et même éloignées; et l'on affirme tranquillement, dans cette tribune, que le parlement d'Angleterre, uniquement borné à la législation, n'a pas le droit de s'occuper de la constitution du royaume. Je répète fidèlement l'objection à laquelle on m'a délié de répondre. J'accepte donc le défi, et c'est mon adversaire lui-même que je veux prendre pour juge.

On m'avouera, sans doute, que l'Angleterre a une constitution, et très belle constitution, malgré quelques imperfections que les Anglais y découvrent aussi bien que nous, mais qu'ils ne veulent pas réformer, de peur de s'exposer à tous les abus du mieux idéal. Parlons donc avec de justes égards de ce peuple aîné de la liberté; de ce peuple qui, le premier, a su conquérir, assurer et limiter sa liberté; de ce peuple qui, par un heureux instinct, a deviné dans ce genre les plus hautes conceptions du génie; de ce peuple dont le gouvernement est le chef-d'oeuvre de la sagesse humaine, et qui a eu le bons sens de réléguer tous les systèmes exagérés de l'utopie de Thomas Morus dans la classe des romans. Dans ce pays classique de la liberté, où l'on nous dit que les représentants de la nation sont bornés à la rédaction des lois ou à la discussion des impôts, je vois, au contraire, que le parlement a continuellement les yeux ouverts sur la constitution, et qu'il ne cesse de l'améliorer. La balance et le concours de tous les pouvoirs politiques favorisent cette direction et cette tendance habituelle de la nation vers le perfectionnement de la constitution anglaise. Il serait facile de prouver que dans l'acceptation la plus exacte, toutes les lois, et même tous les actes du parlement d'Angleterre sont vraiment constitutionnels. Mais, sans nous jeter ici dans des digressions métaphysiques, vous savez que le parlement d'Angleterre s'occupe, dans ce moment même, du droit de représentation; et incontestablement la disposition en vertu de laquelle on peut siéger parmi les législateurs d'une nation, est un article constitutionnel. Il délibérait l'année dernière, pour conférer la régence pendant la maladie du roi. Il balançait, avec un saint respect, les droits de la reine d'Angleterre et du prince de Galles; et certes une pareille question était d'autant plus constitutionnelle qu'il fallait, pour faire passer le bill en loi, nommer un curateur à la couronne, et suppléer à l'acceptation du roi luimême.

l'acte des qualifications, pour régler les qualités, les titres, la fortune nécessaires à l'obtention dé tous les emplois, et même aux députations parlementaires. C'est lui qui a rédigé l'acte des corporations. C'est lui qui a délibéré de nos jours sur la suppression de l'acte du test. C'est lui qui a suspendu sept fois, depuis un siècle, la loi tutélaire d'habeas corpus. C'est lui qui a décrété, au commencement de ce siècle, l'acte d'établissement qui appelle la maison de Hanovre au trône d'Angleterre. C'est lui enfin qui a délibéré sur les droits du prince d'Orange au trône des Stuarts. Je m'arrête, Messieurs, et je vous supplie de rapprocher tous ces faits de l'assertion que vous venez d'entendre, quand on vous a dit que la juridiction du parlement d'Angleterre ne s'étendait pas jusqu'aux points constitutionnels de la Grande-Bretagne.

Nous pouvons donc, sans aucun péril pour notre liberté, reconnaître le droit qui appartient à toutes les législatures, de s'occuper de la constitution. Loin d'affaiblir l'autorité nationale, nous devons, si nous sommes conséquents dans nos principes populaires, l'élever au-dessus de nos propres décrets. Les partisans outrés de la démocratie ne peuvent récuser l'opinion de leur maître, JeanJacques Rousseau, qui l'exprime en ces termes, dans le troisième livre de son trop fameux Contrat social: Les députés du peuple ne sont et ne peuvent être ses représentants; ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a point ratifiée est nulle: ce n'est point une loi.

Quoi qu'il en soit, les législatures qui nous remplaceront, auront les mêmes pouvoirs que nous, Messieurs, et ce ne sera pas dans nos décrets qu'elles iront étudier leurs droits. Est-ce dans les procès-verbaux des anciens Etats généraux que nous avons cherché les nôtres ? Nos exemples, en ce genre, seront toujours plus persuasifs que nos principes. On vous parle, dans cette tribune, du serment que nous avons fait, et que toute la nation a adopté, de maintenir notre constitution. L'on prétend que ce serment serait incompatible avec le droit de changer habituellement les articles constitutionnels du royaume. Je réponds à ce sophisme, en expliquant devant vous mon serment, par ma profession de foi la plus solennelle. J'ai donc pensé, et je pense encore, que je dois obéir fidèlement à la constitution que vous avez décrétée, parce qu'il faut, avant tout, que nous ayons une constitution; parce que, sans cette obéissance, nous tomberions dans la plus horrible anarchie. Je maintiendrai la constitution contre tout particulier qui oserait en méconnaitre l'autorité je la maintiendrai tant qu'elle subsistera, tant qu'elle ne sera pas renversée par une autorité légitime. Mais je croirais être absurde, je croirais être insensé, si je m'engageais à la maintenir contre la nation elle-même. Le vœu national sera donc toujours ma suprême loi, et je m'y soumettrai par le même principe qui m'oblige d'adhérer aux décisions de cette Assemblée. Quiconque méconnaîtrait notre constitution, tant qu'elle ne sera pas réformée, serait un parjure et un perturbateur de l'ordre public. Mais tous ceux qui, en s'y soumettant, éclaireront la nation sur les moyens de la perfectionner; tous ceux qui, en revendiquant toujours une constitution, indiqueront au peuple les moyens de la rendre plus parfaite, mériteront d'être placés, par l'opinion publique, au rang des meilleurs citoyens.

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Respectons donc, Messieurs, cette sainte autorité nationale, la seule à laquelle nos décrets ne

puissent porter aucune atteinte. La nation a promis de reconnaître nos décrets; mais la nation ne nous a point autorisés à limiter les pouvoirs qu'il lui plairait de confier à nos successeurs. Ce n'est point à nous de dire au peuple français, comme l'Etre suprême dit autrefois aux flots de la mer vous viendrez jusqu'ici, mais vous n'irez pas plus loin. Non, vous ne seriez plus les gardiens des droits nationaux; vous deviendriež les tyrans de vos concitoyens; vous seriez les ennemis de la liberté des Français, si vous entrepreniez de restreindre d'avance l'autorité du Corps législatif. Voulez-vous imprimer à vos décrets un caractère de perpétuité qui les mette à l'abri de cette loi éternelle des révolutions et des changements? C'est leur sagesse, c'est leur utilité qui doit leur imprimer cette immortelle consécration. Vous auriez beau enchaîner d'avance vos successeurs par des défenses qu'ils ne respecteraient pas si la réforme de vos lois constitutionnelles était regardée comme un grand bienfait national. Non, vous ne déshériterez jamais la nation du droit de juger, de corriger, d'améliorer enfin votre ouvrage.

Mais sans parler de ces pleins pouvoirs de la postérité, je m'arrête dans ce moment à nos contemporains; et je dis que nous ne pouvons pas défendre aux départements assemblés, de choisir de nouvaux représentants, et de nommer les successeurs qui doivent occuper nos places. Il n'y a dans l'histoire de la monarchie aucun exemple d'une Assemblée nationale dont la durée ait égalé le long cours de cette session; et cependant, malgré l'accablante continuité de nos travaux, nous sommes encore loin, quoi qu'on en dise, du terme de la carrière que nous aurions à parcourir, si nous voulions discuter et décréter les articles constitutionnels qui intéressent le Corps législatif, le pouvoir exécutif, l'ordre judiciaire, l'organisation de l'armée et l'éducation nationale. Voilà bien incontestablement ce qui nous reste à faire. Votre constitution est assurée; mais il faudra peut être un siècle pour la fixer invariablement. Des provinces entières n'auront bientôt plus ici de légitimes représentants. Veut-on éterniser nos fonctions? Veut-on commander le parjure en ne comptant pour rien le serment de nous conformer aux limitations de nos cahiers, en suppléant d'office à des pouvoirs expirés? Veut-on empêcher les mandataires du peuple d'aller rendre compte de leur mission à leurs commettants? Je ne le pense pas, Messieurs. Non, ce n'est pas là ce que l'on se propose. Mais la nation ne nous jugera pas sur nos intentions, elle nous jugera sur le résultat du décret que vous allez prononcer. Les départements n'ont pas reçu de nous leurs pouvoirs; ce n'est donc pas à nous de les resteindre; et c'est l'autorité inaliénable de la nation que je défends, en réclamant pour elle le droit de renouveler ses représentants. Ce n'est point à nous citoyens, à nous élever contre la volonté générale dont nous ne sommes que les organes et à substituer des entreprises de mandataires à la toutepuissance des commettants. Une année entière s'est écoulée depuis l'ouverture de nos séances. Si la nation juge qu'il importe à son bonheur de délibérer dans les départements sur le droit de représentation, et de nous envoyer des successeurs, qui de nous refusera de leur céder sa place? Qui de nous s'emparera de vive force de la confiance de ses concitoyens? Voilà, Messieurs, la véritable anarchie, qui compromettrait la liberté de la France. Un décret, un seul décret qui rendrait incertaine la légitime autorité de l'Assemblée nationale, bouleverserait tout le royaume. Hélas !

nous devrions peut-être solliciter, hâter, ordonner enfin ces nouvelles élections, pour prouver notre patriotisme à nos concitoyens. Mais si nous ne commandons pas aux nouveaux départements d'élire nos successeurs, nous ne devons pas du moins leur défendre, par un décret, ces députations dont nous ne sommes pas juges. Je dirais plus, Messieurs, la convocation des représentants du peuple ne saurait jamais appartenir au Corps législatif, parce qu'il importe essentiellement à la liberté que les membres du Corps législatif ne puissent jamais se perpétuer dans leurs fonctions malgré le vœu national. Cette proposition, que je me contente d'énoncer dans ce moment, ouvrirait, parmi nous, une discussion importante, si son évidence ne suffisait pas pour réunir toutes les opinions. Souvenons-nous, Messieurs, qu'après avoir organisé les assemblées graduelles des représentants du peuple, notre mission ne doit pas aller plus loin, et que nous ne pouvons ni rejeter, ni appeler les députés de la nation, ni leur prescrire ce qu'ils auront à faire quand ils seront réunis. Il est digne des fondateurs de la liberté de respecter la plénitude de cette liberté dans la nation tout entière. Je m'oppose donc à tout décret qui limiterait le droit du peuple sur ses représentants, et le droit qu'ont les départements d'élire de nouveaux députés pour nous remplacer. Ce n'est pas aux enfants à s'élever contre Tautorisé de leurs pères. Nous devons donc être guidés dans cette délibération par un sentiment de piété filiale, qui nous dit que la souveraineté réside dans le corps de la nation; que la nation, de laquelle nous tirons toute notre force, est audessus de nous; et que nous saperions par ses fondements l'autorité de cette Assemblée, si nous limitions, par nos décrets, l'autorité nationale.

M. Démeunier. Je prie M. le président de m'accorder la parole, quoique ce ne soit pas mon tour, pour rappeler uniquement des faits qui peuvent être utiles à l'Assemblée. Sans entrer dans ce qu'a dit le préopinant, j'ose assurer qu'il a avancé sophisme sur sophisme.

M. Duval d'Eprémesnil, interrompant l'orateur. Je ne réponds pas par un sophisme, lorsque je rappelle à M. Démeunier que les pouvoirs des députés de Paris finissent le 1er mai.

M. Démeunier, poursuit: Le comité de constitution, avant de vous présenter son projet de décret, a cherché à connaître le nombre des députés dont les pouvoirs sont bornés à une année: il n'y a que cinq députations qui se trouvent dans ce cas encore les pouvoirs de l'une d'elles ont-ils été changés depuis. Je dois citer un second fait qui abrégera beaucoup les discussions. Le préopinant a donné une définition très fausse d'une Convention nationale. Il a dit que c'était une Assemblée chargée de créer la constitution. Mais il y a une autre espèce de Convention, celle qui doit réformer la constitution. Il aurait pu nous dire, puisqu'il se livrait à des citations historiques, qu'en Amérique nous avons eu deux Conventions nationales de nature différente. La première eut pour objet de former le gouvernement de ces républiques. La seconde n'a plus créé; mais son but a été de revoir et de réformer le gouvernement qui avait été créé. Il est donc bien évident qu'il peut exister des conventions nationales pour réformer la constitution. C'est en partant d'une fausse supposition que le préopinant a dit que la Convention pouvait dé

trôner le roi; dans nos principes, elle ne le pourrait pas.

M. le Président. J'observe à l'opinant qu'il n'a obtenu la parole que pour exposer des faits et qu'il ne doit point discuter le fond de la question.

M. Pétion de Villeneuve. Ce n'est pas sans dessein sans doute qu'on vous a demandé si vous entendiez vous éterniser dans le poste périlleux que vous occupez; si vous vouliez vous élever au-dessus de la nation. Je demande, à mon tour, s'il n'est pas étonnant qu'on fasse dans cette Assemblée de pareilles interpellations? à cette Assemblée qui a reconnu que tous les pouvoirs émanent du peuple! On a dit que vous hasardez pour la première fois cette distinction d'Assemblée nationale et de Législature. Cette distinction est dans tous nos décrets, elle existe dans la différence qu'on reconnaît entre la sanction et l'acceptation. Je demande s'il y aurait un Etat plus funeste que celui où chaque année on pourrait changer la forme du gouvernement? n'avoir pas de constitution, ou en avoir une aussi mobile, c'est absolument la même chose. Je répondrai au préopinant, sur ce qu'il a dit de l'Angleterre, que le parlement de la Grande-Bretagne ne change rien. à la constitution; qu'il fait seulement des actes législatifs, et que cette constitution, toute vicieuse qu'elle est, ne cessera pas de l'être tant que l'Angleterre n'aura pas établi une Convention nationale. On a cité le Sénat de Suède, qui n'était précisément si dangereux que parce que c'est une convention perpétuelle. Et nos législatures seraient des conventions perpétuelles, si elles pouvaient toucher à la constitution. On ne veut pas de conventions nationales, et l'on veut à la fois que toutes les législatures soient des Conventions; je passe maintenant à la question dont on n'aurait pas dû s'écarter. Les pouvoirs peuvent-ils être limités?

Vous êtes autorisés, par le you même de vos commellants, à prolonger vos pouvoirs. Ils vous out envoyés pour réformer les abus de la constitution. Ils ont cru qu'à une époque déterminée vos travaux seraient achevés. Je demande maiutenant si la constitution est faite. On prétend que les grandes bases de la constitution sont posées. Sans doute; mais vous avez encore le pouvoir judiciaire à organiser, etc..... J'adopte le projet de décret.

M. Garat l'aîné. Si je n'écoutais que les sentiments de mon cœur, je ne me joindrais pas à M. Pétion pour combattre M. l'abbé Maury. Je me surprends souvent, dans mes moments solitaires, à pousser de profonds soupirs vers ma famille et vers ma patrie. L'une et l'autre m'appellent: mais je dois les faire taire, quand la voix de la nation me parle. Je crois, je me suis du moins flatté que je pourrais suivre pas à pas M. l'abbé Maury dans ses raisonnements.

Qu'est-ce que nous étions d'abord, a dit M. l'abbé Maury? Des députés de bailliage. Que sommes-nous devenus? Des représentant de la nation. Comment sommes-nous devenus représentants de la nation? Par notre réunion. Jusqu'ici nous sommes d'accord; mais, demande M. l'abbé Maury, quand nous sommes devenus représentants de la nation, notre titre de députés de bailliage s'est-il évanoui? Non, dit l'abbé Maury; et moi je dis non, comme lui. Mais ce titre n'estil pas resté prédominant sur le dernier? M. l'abbé

Maury dit oui, et moi je dis non. Voyons maintenant laquelle des deux propositions est la vraie. Deux titres se confondant sur nos têtes, celui de mandataires de bailliage, et celui de représentants de la nation. Au sens seul propre à ces deux mots, à l'effet qu'ils ont dû faire sur les oreilles de M. l'abbé Maury, n'a-t-il pas senti...

M. l'abbé Maury. Pourquoi me nommezvous?

M. Garat. Je reconnais que je suis tombé dans une sorte d'incongruité en nommant M. l'abbé Maury; mais je promets de ne plus le nommer, car rien ne coûteraît plus à mon cœur que de déplaire à quelqu'un dans cette Assemblée. Je reprends mon observation et je demande comment il est possible que l'honorable préopinant ait supposé que le premier, le plus mince de ces deux titres, était prédominant sur l'autre? Je le combats ensuite par une autorité qu'il ne récusera pas, par l'autorité de nos cabiers: d'un côté j'y vois des pétitions particulières de nos bailliages; de l'autre, l'abandon de ces mêmes pétitions à nos lumières, à notre conscience. Voyez comme nos commettants eux-mêmes ont distingué le mandataire du bailliage et le représentant de la nation. Le mandataire du bailliage doit présenter la pétition, et peut, d'après sa conscience, comme représentant de la nation, opiner contre cette pétition. Je crois ces observations bien contraires à cette première partie de l'augmentation du préopinant. Il a mis ensuite en opposition notre serment au bailliage avec le serment que nous avons prononcé, comme représentants de la nation, dans la journée mémorable du 20 juin: c'est le premier, dit-il, qui doit être prédominant. Rien n'est plus vrai que ce principe; mais ce principe suppose opposition, ou bien il ne s'applique à rien; or, ici il n'y a pas d'opposition; le second serment est confirmatif du premier. J'invoque encore nos cahiers, et j'y trouve la preuve dont j'ai besoin; ainsi disparaît la seconde partie de l'argumentation du préopinant. Mais, dit-il, nous sommes étonnés d'entendre des mots nouveaux auxquels le gouvernement n'était pas habitué.

Je le sais bien; mais je sais bien aussi qu'il s'y habituera très aisément. Ce qui me remplit d'une joie patriotique, c'est que notre bon monarque s'y habitue, et qu'il est venu, pour ainsi dire, se mettre à la tête de ceux qui font retentir ces mots consolateurs. Le préopinant a voulu définir ces mots qu'il n'est pas accoutumé à entendre et qu'il ne paraît pas entendre beaucoup. Il pouvait compter sur son génie; mais ne l'a-t-il pas trompé ? Moi, je crois qu'il l'a un peu égaré. Il ne reconnaît point de Convention nationale dans un pays où il y a un roi; alors il faudrait que, tant qu'on aurait un roi, on restât sous le despotisme, ou qu'on en vint au parti extrême de détrôner un roi. L'honorable membre se soulève lui-même contre cette idée hypothétique; je me soulève, moi, contre cette hypothèse et contre la phrase qu'elle a amenée. Je voudrais que dans cette tribune on ne se servît jamais de ces hypothèses qui affectent toutes les facultés de l'âme. Que l'honorable préopinant veuille donc ahandonner l'impossibilité d'une Convention nationale ou son incompatibilité avec un roi. Il est faux qu'une nation ne puisse former une Convention nationale... Rien de ce qui a pu alarmer l'honorable préopinant n'était à craindre ici. Nous devons donc achever la constitution... Le préopi

nant prétend qu'on ne doit pas distinguer les amis des ennemis de la liberté; il y en avait cependant qui aimaient la liberté pour eux-mêmes, le despotisme et la servitude pour les autres. Parmi ceux-là, il y en avait dans un tel état d'abjection, qu'ils semblaient aimer la servitude. Il n'y en aura plus, je l'espère très fort, de ceux qui aimaient la liberté, c'est-à-dire le despotisme pour eux et l'esclavage pour les autres; il y en aura quelques-uns encore, mais très peu. Maintenant, je ne vois plus que deux objections auxquelles je sois obligé de répondre : la mission du mandataire de la nation était limitée à un terme; son serment le lie à ce terme; ce terme arrivé, il devient un homme isolé. Le serment du mandataire a-t-il bien porté sur le terme du délai? il n'a porté que sur ceci : remplir avec fidélité les fonctions dont nous étions chargés. Je vais parler ici le langage de mon état c'est le prêtre de la justice qui va répondre au ministre de la religion. Dans les principes du droit civil, la stipulation du délai d'une mission a deux caractères: le délai est ou fatal ou comminatoire. Est-il fatal? Je l'avoue, alors le terme expiré, la mission cesse. N'est-il que comminatoire? Le terme expiré, la mission peut continuer. Comment distingue-t-on ces deux caractères? Ou les objets tracés par la mission paraissent évidemment pouvoir se remplacer dans le terme prescrit, alors on croit le délai fatal ou de sa nature la mission est telle qu'il soit possible qu'il y ait impossibilité de la remplir dans le délai, et ce délai, énoncé vaguement, est comminatoire. Ces développements me paraissent si simples, et la justesse d'esprit du préopinant est si connue, qu'assurément il ne persistera pas dans son erreur. Me voici arrivé à la dernière objection. De ce que nous disons que les Assemblées subséquentes seront de simples législatures, s'ensuit-il que nous voulions gêner la volonté de la nation? Nous usons du pouvoir que la nation nous a confié quand elle nous a dit :

Faites une constitution; » c'est-à-dire faites des règles sur lesquelles je puisse m'asseoir pendant les siècles... J'adopte le projet de décret.

M. le comte de Mirabeau. Je ne puis me défendre d'un sentiment d'indignation lorsque j'entends, pour entraver, pour arrêter les efforts de l'Assemblée nationale, qu'on la met sans cesse en opposition avec la nation, comme si la nation, qu'on veut ameuter d'opinion contre l'Assemblée nationale, avait appris par d'autres qu'elle a à connaître ses droits... Un des préopinants, qui a attaqué avec infiniment d'art le projet du comité, a défini la Convention nationale une nation assemblée par ses représentants pour se donner un gouvernement. Lui-même a senti, sinon l'incertitude, du moins l'incomplétion de son raisonnement. La nation qui peut former une Convention pour se donner un gouvernement peut nécessairement en former une pour le changer et, sans doute, le préopinant n'aurait pas nié que la nation, conventionnellement assemblée, pouvait augmenter la prérogative royale. Il a demandé comment, de simples députés de bailliages, nous nous étions tout à coup transformés en Convention nationale? Je répondrai nettement : Les députés du peuple sont devenus Convention nationale le jour où, trouvant le lieu de l'Assemblée des représentants du peuple hérissé de baïonnettes, ils se sent rassemblés, ils ont juré de périr plutôt que d'abandonner les intérêts du peuple; ce jour où l'on a voulu, par un acte de démence, les empêcher de remplir leur mission sacrée ; ils sont

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