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fût retiré dans sa terre des Coudreaux, près de Cha- | et l'impopularité des princes du sang. Macdonald, teaudun. l'honnête homme, qui inspirait le respect et la confiance même aux plus exagérés royalistes, fut chargé de couvrir Lyon par la route de Nîmes. Ney fut envoyé à Besançon.

C'est là qu'il vivait, dans la plus modeste obscurité, quand, le 6 mars 1815, un ordre du ministre de la guerre, le maréchal Soult, vint l'en tirer pour l'envoyer à la tête de la sixième division militaire. Le débarquement de Napoléon au golfe Juan avait forcé la monarchie menacée de recourir aux services trop vite dédaignés du plus énergique des capitaines de l'Empire.

Le premier sentiment qu'éprouva Ney, à la nou velle de la réapparition de Napoléon, fut un sentiment d'indignation sincère. Que venait faire cet homme sur le territoire de la France? Quelle folie le poussait à troubler la paix du monde? Venait-il réclamer une défection nouvelle, un nouveau serment? On hait secrètement qui nous place entre l'ingratitude et le parjure. Vaillant sur un champ de bataille, Ney était irrésolu en face d'une situation politique complexe. Comme le maréchal Soult, il ressentit une sourde colère, née de sa faiblesse, une impatience d'en finir avec celui qui le compromettait une fois de plus à ses propres yeux. De tous côtés, se présentait à lui le parjure ou renier ses vieux et glorieux souvenirs, où mentir à son serment, tel était le dilemme que lui posait le débarquement de Fréjus.

On sait comment l'activité foudroyante de Napoléon avait déjà rendu inutiles ces préparatifs de résistance. Echappé, par la route des montagnes, aux dangers qui le menaçaient dans la royaliste Provence, l'Empereur s'était bientôt trouvé au milieu des patriotiques populations du Dauphiné. Il y avait été accueilli par les cris de: Vive l'Empereur! A bas les nobles! A bas les prêtres! Eclatantes protestations contre les hontes récentes, contre l'aveugle réaction du royalisme. L'armée avait reconnu son chef, repris ses aigles; Grenoble avait ouvert ses portes, et tout corps envoyé contre l'envahisseur venait grossir le torrent de l'invasion : la journée du 7 mars avait déjà décidé la chute des Bourbons.

Le 10 mars, Napoléon n'eut qu'à paraître devant Lyon pour s'emparer, par sa seule présence, du corps d'armée qu'y.commandait Macdonald. Le 13, il prenait, avec douze mille soldats fanatisés, la route du Bourbonnais, et annonçait pour le 20 mars son arrivée sous Paris.

Sur cette route, un seul obstacle pouvait encore être opposé à l'envahisseur, et c'était le corps comNey, s'il hésita, n'hésita pas longtemps. Le soir mandé par le maréchal Ney. Se portant sur le flanc même du 6 mars, il partit des Coudreaux pour Paris. de Napoléon par Besançon et Lons, Ney pouvait lui Arrivé le 7, il alla aux informations. Chez M. Ba- couper la route de Paris. Mais c'est à peine s'il avait tardi, son notaire, il eut sur la tentative d'invasion pu réunir six mille hommes, et cette grande inégade l'exilé de l'île d'Elbe des détails qui lui représen-lité de forces était encore accrue par le secret prestèrent cet acte comme un coup de tête de déses- sentiment d'une générale, d'une irrésistible défecpéré : « — - Voilà un bien grand malheur! s'écria- tion. Ney, pour dépeindre au vrai sa situation, allait t-il; que va-t-on faire? qui pourra-t-on envoyer manœuvrer en pays ennemi, à la tête de troupes contre cet homme ?>> dévouées corps et âme à l'ennemi. La FrancheComté, la Bourgogne étaient profondément attachées à la Révolution et à l'Empereur; les soldats n'attendaient que la vue de la redingote grise et du petit chapeau pour fouler aux pieds la cocarde blanche.

A ce même moment, le maréchal Soult, dans une proclamation tristement célèbre, invitait les Français à courir sus à l'insensé, au perturbateur du repos public. Tous ceux qui s'étaient compromis avec les Bourbons exagéraient leur zèle et retrempaient leur fidélité monarchique dans les outrages adressés à ce vaincu qui n'acceptait pas la défaite. Il ne faut donc pas trop reprocher à Ney ces mouvements passionnés qui le soulevaient alors contre son ancien maître. A Paris, dans le monde officiel, Napoléon n'était considéré que comme un lâche brigand, repoussé par les populations, apportant la guerre civile et la guerre étrangère. Homme d'impressions, de sensations, incapable de mesure, Ney parla la langue du jour avec la crudité d'un soldat. Quand il se présenta chez le ministre de la guerre pour recevoir de lui ses instructions, quand il obtint de Louis XVIII son audience de départ, il se montra animé de la plus vive colère contre l'homme pris en flagrant délit d'attentat à la sûreté publique. Fier d'être choisi pour arrêter le prisonnier en rupture de ban, il se laissa aller jusqu'à promettre au roi, qui lui fit le plus bienveillant accueil, de lui ramener Buonaparte dans une cage de fer.

Malgré ces difficultés insurmontables, et dont il avait la claire conscience, Ney voulut faire son devoir jusqu'au bout. Arrivé à Besançon, il y organisa très-loyalement et très-énergiquement la résistance. Rien n'était prêt; il s'efforça de suppléer à tout. Il partagea en deux divisions les huit régiments dont il pouvait disposer, et en donna le commandement à Bourmont et à Lecourbe: deux bons choix, au moins en apparence, et capables de rassurer les royalistes: Bourmont, un Vendéen; Lecourbe, un républicain disgracié par Napoléon.

Le 12 mars, le maréchal arriva à Lons-le-Saulnier. C'est là qu'il apprit l'entrée de l'Empereur à Lyon. Les royalistes étaient profondément découragés; les populations se partageaient entre l'inquiétude et l'espérance d'une restauration impériale; les soldats protestaient par leur silence contre le rôle qu'on prétendait leur faire jouer, et il n'était pas difficile de comprendre qu'ils étaient impatients de suivre l'exemple donné par les corps de Lyon et de Grenoble.

Le propos a été nié; ce procès démontrera qu'il fut tenu. Intempérance soldatesque, orgueil flatté, craintes secrètes, honte inavouée d'une situation Ney, cependant, multiplait les assurances de fausse, tout cela se retrouverait au fond de ce mot lutte énergique et tentait de répandre autour de malheureux; mais Ney n'analysait pas ses impres-lui une confiance qu'il n'avait pas lui-même. Il excisions si multiples encore une fois, il était sin

cère.

On le crut à la Cour, ou du moins on feignit de le croire. Il fallait bien se fier à quelqu'un de ces vaillants; car on se dissimulait assez mal l'insuffisance

tait les royalistes ou les gourmandait avec cette rudesse de langage qui ressemblait trop souvent à de la brutalité. Il encourageait ses soldats : « Il faudra bien qu'ils se battent, disait-il; je prendrai moimême un fusil de la main d'un grenadier, j'engagerai

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l'action et je passerai mon sore au travers du corps | espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. du premier qui refusera de me suivre. » VIVE L'EMPEREUR!

Les soldats, les officiers, ne répondaient que par un silence significatif, ou haussaient les épaules en murmurant: «Ne sait-il pas ce que nous pensons, et ne doit-il pas le penser comme nous? >>

Le 13, on apprit à Lons que Napoléon marchait sur Mâcon, que Bourg et le 76 de ligne, caserné dans cette ville, s'étaient prononcés pour l'Empereur. Quelques heures après, on sut que Mâcon avait chassé les autorités royales. Puis, ce fut Dijon qui, à l'aide du 6 hussards, proclama le rétablissement de l'Empire. Enfin l'artillerie, impatiemment attendue par Ney, se réunit à l'armée de Napoléon.

Les nouvelles se succédèrent jusque vers le milieu de la nuit. A ce moment, le maréchal reçut la visite de deux émissaires du grand maréchal Bertrand. Ils lui apportaient l'assurance d'un soulèvement général de Paris et de la France tout entière, d'une entente secrète de Napoléon avec l'Autriche. Les puissances alliées elles-mêmes laissaient faire, à la condition que l'Empereur s'engageât à respecter la paix gé

nérale.

Ney se vit dès lors jeté seul en face d'un irrésistible mouvement, impuissant, compromis, abandonné. Assumerait-il cette responsabilité d'engager une lutte inutile? Encourrait-il cette honte de ne pouvoir pas même la soutenir un instant? Les Bourbons valaient-ils ce sacrifice sans résultat? L'Empereur oublierait-il les scènes de Fontainebleau? La guerre civile n'était plus à craindre; la guerre étrangère ne menaçait plus la France. Que faire contre tous, et pourquoi se refuser plus longtemps à vouloir ce que voulait la nation, ce que permettait l'Europe?

Dans ces perplexités, Ney consulta Bourmont et Lecourbe. Lecourbe reconnut qu'il fallait céder au torrent, mais qu'il eût mieux valu ne pas essayer follement de l'arrêter. Bourmont conseilla l'abandon de la cause royale.

Il n'y avait plus à hésiter. Les deux officiers envoyés par Bertrand avaient remis au maréchal une proclamation toute faite. Ney la relut et la signa. Elle était conçue en ces termes :

« Officiers, sous-officiers et soldats,

« Lons-le-Saulnier, le 13 mars 1815.
Le maréchal d'Empire,

« PRINCE DE LA MOSKOWA. »

« Je ne puis pas arrêter la mer avec la main, » avait dit le maréchal, en se jetant, les yeux clos, dans le courant. Dès ce moment, il alla en avant avec l'énergie qu'il déployait dans toutes les situations bien comprises. Il ordonna que, le 14 au matin, les troupes fussent réunies sur les places principales de Lons. Là, au milieu d'un de ces silences qui précèdent les résolutions graves, il tira son épée et lut la proclamation que l'on vient de voir.

Dès les premiers mots, armée, peuple éclatèrent en acclamations de joie, en cris enthousiastes de Vive l'Empereur! vive le maréchal Ney!

M. Thiers raconte et analyse cette scène avec une précision de détails qui fait toucher du doigt les sentiments divers soulevés autour de Ney et dans l'âme de Ney lui-même. Il faut citer ce récit d'un acte qui influa si tristement sur la destinée du maréchal.

« Une joie furieuse, dit l'illustre historien, éclata comme le tonnerre dans les rangs des soldats. Mettant leurs shakos au bout de leurs fusils, ils poussèrent les cris de Vive l'Empereur! vive le maréchal Ney! avec une violence inouïe; puis ils rompirent les rangs, se précipitèrent sur le maréchal, et baisant, les uns ses mains, les autres les basques de son habit, ils le remercièrent à leur façon d'avoir cédé au vou de leur cœur. Ceux qui ne pouvaient l'approcher entouraient ses aides de camp un peu embarrassés d'hommages qu'ils ne méritaient pas, car ils étaient étrangers au brusque revirement qui venait de s'accomplir, et leur serrant la main: « Vous êtes de braves gens, disaient-ils, nous comptions sur vous et sur le maréchal, et nous étions bien certains que vous ne resteriez pas longtemps avec les émigrés. » Les habitants, non moins expressifs dans leurs témoignages, s'étaient joints aux soldats, et Ney rentra chez lui escorté d'une multitude bruyante et remplie d'allégresse.

« Pourtant, en revenant à sa résidence, il trouva la gêne, et même l'improbation sur le visage de la plupart de ses aides de camp. L'un d'eux, ancien émigré, brisa son épée en lui disant: «-Monsieur le maréchal, il fallait nous avertir, et ne pas nous rendre témoins d'un pareil spectacle. Et que vouliez-vous que je fisse? lui répondit le maréchal. Est-ce que je puis arrêter la mer avec mes mains? >>

« La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie que la nation française a adoptée va remonter sur le trône. C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de régner sur notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le parti de s'expatrier encore ou qu'elle consente à vivre au milieu de nous, que nous importe? La cause sacrée de la liberté et de notre indépen- «D'autres, en convenant qu'il était impossible de dance ne souffrira plus de leur funeste influence. faire battre les soldats contre Napoléon, lui expriIls ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils mèrent le regret de ce qu'il prenait sur lui de jouer, se sont trompés; cette gloire est le fruit de trop à si peu d'intervalle de temps, deux rôles si connobles travaux pour que nous puissions jamais en traires. «Vous êtes des enfants, répliqua le maperdre le souvenir. Soldats! les temps ne sont plus réchal; il faut vouloir une chose ou une autre. Puisoù l'on gouvernait les peuples en étouffant leurs je aller me cacher comme un poltron, en fuyant la droits; la liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre responsabilité des événements? Le maréchal Ney auguste empereur, va l'affermir à jamais. Que dé-ne peut pas se réfugier dans l'ombre. D'ailleurs, il sormais cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français; que tous les braves que j'ai l'honneur de commander se pénètrent de cette grande

vérité.

<< Soldats! je vous ai souvent menés à la victoire; maintenant, je vais vous conduire à cette phalange immortelle que l'empereur Napoléon conduit à Paris, et qui y sera sous peu de jours; et là, notre

n'y a qu'un moyen de diminuer le mal, c'est de se prononcer tout de suite pour prévenir la guerre civile, pour nous emparer de l'homme qui revient et l'empêcher de commettre des folies; car, ajoutat-il, je n'entends pas me donner à un homme, mais à la France; et si cet homme voulait nous ramener sur la Vistule, je ne le suivrais point! »

« Après avoir ainsi rudoyé ses improbateurs, Ney

reçut à dîner, outre les généraux, tous les chefs | des régiments, un seul excepté qui refusa de s'y rendre. Sauf un peu de gêne, provenant de la violation du devoir militaire qu'on se reprochait intérieurement, ce ne fut qu'une longue récapitulation des fautes des Bourbons qui, sans le vouloir ou en le voulant (chacun en jugeait à sa manière), s'étaient livrés à l'émigration, à l'étranger, et avaient affiché des sentiments qui n'étaient pas ceux de la France. Ce ne fut aussi qu'une protestation unanime contre les anciennes fautes de l'Empereur, contre sa folie belliqueuse, contre son despotisme, contre son refus d'écouter les représentations de ses généraux en 1812 et 1813; ce ne fut enfin qu'une résolution énergique de lui dire la vérité, et d'exiger de sa part des garanties de liberté et de bonne politique. « Je vais le voir, disait Ney, je vais lui parler, et je lui déclarerai que nous ne nous laisserons plus conduire à Moscou. Ce n'est pas à lui que je me donne, c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du pouvoir impérial que nous entendons nous prêter. » Les généraux Lacourbe et de Bourmont assistèrent à ce diner, prenant peu de part à ce qui s'y disait, mais admettant comme inévitable, et comme trop motivée par les fautes des Bourbons, la révolution qui venait de s'accomplir.

Le maréchal quitta ses convives... Il adressa à sa femme une lettre dans laquelle il racontait ce qu'il avait fait, et qu'il terminait par ces mots caractéristiques: « Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries. >>

Voilà la faute accomplie. On a pu juger si Ney s'était lancé de gaieté de cœur dans cette fatale aventure des Cent-Jours. Il éprouvait pour Napoléon une répugnance aussi vive que celle que lui inspiraient les Bourbons eux-mêmes. Surpris le 6 mars par la nouvelle de l'invasion, sincèrement indigné, loyalement décidé à servir le roi, il s'était vu, sept jours après, paralysé par un mouvement d'opinion irrésistible. S'il trahissait le peuple et l'armée, la bourgeoisie presque tout entière trahissait comme lui, avait trahi avant lui. Qu'eût-il pu contre tous, surtout quand ceux-là mêmes qu'il s'agissait de sauver s'abandonnaient et reconnaissaient leur propre impuissance?

Le vrai malheur de Ney, c'était d'avoir donné bruyamment une parole qu'il ne pouvait tenir; c'était d'avoir laissé compter sur lui, c'est-à-dire de paraître avoir levé par sa défection le dernier obstacle qui séparait Napoléon des Tuileries.

Quand les envoyés de Bertrand se furent assurés que Ney n'était plus à craindre, ils lui communiquèrent les ordres de marcher que lui adressait l'Empereur. Napoléon connaissait admirablement l'homme à qui il avait affaire; c'était, disait-il, une mauvaise tête, c'est-à-dire un tempérament violent et faible à la fois. Il ne fallait pas discuter avec lui, récriminer, menacer; ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était de considérer le passé comme non avenu, de renouer le fil un moment rompu des relations hiérarchiques et de ne pas paraître douter de l'obéissance; l'ascendant habituel du chef sur ses lieutenants ferait le reste.

Napoléon prescrivait au maréchal, dans les termes ordinaires, de se diriger sur Autun et Auxonne. Le maréchal obéit.

Le 17, l'Empereur était à Auxerre, et y accueil

lait de la manière la plus flatteuse M. Gamot, beau-frère de Ney, et alors préfet de l'Yonne. Le 19, Ney arriva lui-même à Auxerre, très-décidé à faire ses conditions, à stipuler pour la paix, pour la liberté. Napoléon ne lui en laissa pas le temps. Comme le maréchal se présentait devant lui, tenant à la main une sorte de manifeste dans lequel il expliquait sa conduite et faisait ses réserves, l'Empereur lui ouvrit ses bras, en disant : « Embrassonsnous, mon cher maréchal! » Ney voulut parler, voulut lire - « Vous n'avez pas besoin d'excuses, lui dit Napoléon; votre excuse, comme la mienne, est dans les événements qui ont été plus forts que les hommes. Mais ne parlons plus du passé, et ne nous en souvenons que pour nous mieux conduire dans l'avenir. »

C'était le plus adroitement du monde fermer la bouche au maréchal, et mettre fin à une situation pénible pour tous deux.

A partir de ce moment, Ney reprend sa place parmi les satellites du soleil impérial. Mais les souvenirs de Fontainebleau et de Lons rendent sa position difficile, gênée, gênante. Napoléon ne peut conserver auprès de lui ce frondeur mécontent de son maître, mécontent de lui-même; il lui confie la mission d'assurer la défense du territoire sur les frontières du Nord et de l'Est.

Napoléon à peine réinstallé sur le trône, il fut évident que l'Europe coalisée n'accepterait pas de lui la paix. Une nouvelle alliance fut signée et on se décida, à Londres, à Vienne, à Berlin, à SaintPétersbourg, à engager une lutte à mort avec l'homme qui menaçait le repos du monde. Cette fois, c'était avec des sentiments de haine et de crainte furieuse qu'on se préparait à la guerre. L'instinct de conservation se compliquait d'une grande ardeur de vengeance. Il fallait, disait-on, traiter Napoléon, ses lieutenants, la nation française elle-même comme des chiens enragés. Les plus sages diplomates attisaient ces fureurs. M. Pozzo di Borgo écrivait à lord Castelreagh: « Il faut purger la France de cinquante grands criminels, dont l'existence est incompatible avec la paix. » Parmi ces victimes dévouées à l'avance à une réaction impitoyable, l'opinion de l'Europe plaçait au premier rang, à côté de Napoléon lui-même, le maréchal Ney.

Les Bourbons, en effet, même le plus sage et le plus calme d'entre eux, le roi Louis XVIII, se refusaient à croire que la France les eût abandonnés. Ils se plaisaient à regarder leur chute comme l'effet d'une vaste conspiration militaire. L'incroyable mouvement d'opinion qui avait, en vingt jours, porté Napoléon de l'ile d'Elbe à Paris, n'était à leurs yeux qu'une trame criminelle, et le comte d'Artois, oubliant qu'il avait été chassé de Lyon avec le fidèle Macdonald, s'en allait disant contre toute évidence que Ney, s'il n'avait pas été complice du brigand corse, eût pu l'écraser et sauver la dynastie légitime. Il ne faudra pas un instant perdre de vue cette opinion intéressée, mais très-sincère: elle explique tout ce procès. Les plus grandes fautes, les crimes mêmes ne sont pas aussi souvent qu'on le pense inspirés par des passions mauvaises; il faut les at tribuer, pour la plus grande part, à l'aveuglement, au préjugé, à l'emportement de passions déplorables, mais excusables.

Pour mieux juger encore la position singulière du maréchal Ney, on doit dire que si les Bourbons et leurs partisans lui réservaient leurs plus implacabies colères, Napoléon, de son côté, ne lui mé

nageait pas les manifestations d'une défiance et
d'une rancune trop bien justifiées. Lorsque, le 1er
juin 1815, l'Empereur réunit solennellement le
corps électoral au Champ de Mai, Ney, qui n'avait
pas paru aux Tuileries depuis un mois, fut salué
par son maître de cette apostrophe humiliante :
« Je croyais que vous aviez émigré!»>

Ce qui n'empêcha pas le maréchal d'être compris, avec ses neuf collègues, dans la liste des cent trente nouveaux pairs publiée quelques jours après.

main armée, de s'être emparés du pouvoir par violence, seraient arrêtés et traduits devant les conseils de guerre compétents, dans leurs divisions respectives.

Ces listes, disait-on, ne pourraient jamais être étendues à d'autres noms pour quelque cause, et sous quelque prétexte que ce pût être, autrement que dans les formes et suivant les lois constitutionnelles auxquelles il n'était expressément dérogé que pour ce cas seulement.

Vaine promesse bientôt oubliée! S'arrête-t-on comme on le veut sur la pente de la vengeance et de l'arbitraire?

De tous ces proscrits, dont la plupart, au grand péril de leur honneur, avaient conseillé ou même provoqué la capitulation de Paris et la soumission aux Bourbons, les uns étaient encore à la tête de leurs corps, les autres étaient rentrés dans leurs foyers; les plus compromis cherchaient, à travers la France occupée par des masses ennemies, et surveillée par une police inquiète, une route sûre pour gagner la frontière.

Ney, parti de Paris le matin même du jour où les alliés devaient entrer dans la capitale, emportait un congé illimité signé de Davoust, et deux passeports signés de Fouché, dont l'un au nom de Neubourg (Michel-Théodore). En trois jours il gagna Lyon, où il arriva le 9 juillet. De là, son intention était de gagner la Suisse, mais les Autrichiens bar

A quelques jours de là, une lutte suprême était engagée. Ney, redevenu le soldat héroïque d'autrefois, battait l'ennemi aux Quatre-Bras et déployait dans la fatale bataille de Waterloo un courage inutile Mais en lui le caractère n'était pas à la hauteur du génie et de la bravoure militaires. Revenu à Paris, il fut un des premiers à désespérer du salut de la patrie, à représenter dans la Chambre des pairs notre désastre comme irrémédiable. L'accuse qui voudra de ces tristes défaillances; elles ne sont que trop communes en France, et les époques troublées n'y montrent que trop d'exemples de ces défections morales que le philosophe attribue à la faiblesse de la nature humaine, mais que l'opinion populaire qualifie plus sévèrement. Ney ne fut malheureusement pas le seul à oublier sa dignité, à renier sa gloire, à placer une fois de plus son intérêt personnel au-dessus de son devoir et de l'in-raient les chemins de ce côté. Il lui fallut rétrogradépendance de son pays. Pour lui, du moins, plus compromis, sinon plus coupable que beaucoup d'autres, l'expiation devait bientôt effacer la faute. Dans les situations extrêmes, la faiblesse n'est pas seulement une honte, elle est encore un danger: Ney l'éprouva bientôt. Après la seconde abdication de Napoléon, le roi Louis XVIII, au moment même où il rentrait en France, promettant le pardon et l'oubli, s'empressa d'exempter de l'amnistie qu'il offrait à ses sujets, « les instigateurs et les auteurs de cette trame horrible....., d'une trahison dont les annales du crime n'offrent pas d'exemple.» (Proclamation de Cambrai, du 28 juin 1815.)

C'était suffisamment désigner le maréchal Ney. « Ils seront, ajoutait la proclamation, désignés à la vengeance des lois par les deux Chambres. >>

Le maréchal, cependant, joignait ses efforts à ceux de Soult, de Davout, pour persuader à Paris, à l'armée française, si redoutable encore après la défaite, que la seule chance de salut qui restait encore était dans la soumission immédiate, complète, aux forces alliées. Bassesses inutiles: un des premiers soins de Louis XVIII fut d'exécuter ses menaces de Cambrai, et Fouché accepta la mission de dresser une liste de proscription. Cinquante-sept noms y furent portés; le premier était celui du maréchal Ney.

L'ordonnance du 24 juillet, qui réalisait ces tristes vengeances, établissait deux catégories de proscrits. Dans l'une, étaient placés les noms de trentehuit personnes, condamnées, sans autre forme de procès, à l'exil. On y voyait côte à côte le général Exelmans, qui, aux portes de Paris, avait le dernier fait sentir à l'ennemi le poids d'un sabre français, et le maréchal Soult, qui avait déployé pour la cause des Bourbons un zèle si affligeant et si inutile. Dans l'autre, on lisait, à la suite du nom de Ney, ceux de Labédoyère, des frères Lallemant, de Mouton-Duvernet, de Grouchy, de Clausel, de Bertrand, de Drouot, de Cambronne, de Lavalette. Ces derniers, coupables d'avoir trahi le roi avant le 23 mars, d'avoir attaqué la France et le gouvernement à

der vers Montbrison et s'installer près de cette ville, dans un petit village d'eaux thermales nommé SaintAlban. Il était là depuis une douzaine de jours, caché sous le nom de Reiset (Michel-Théodore), major au 3° hussards, avec une feuille de route que lui avait délivré le commissaire général de police à Lyon, M. Teste, quand, le 25 juillet, un exprès de la maréchale l'informa que son nom était placé en tête des listes de proscription du 24 juillet. Trop en vue à Saint-Alban, Ney résolut de se faire oublier dans une retraite que lui offrait une des parentes de la maréchale, madame de Bessonis, dont le château était situé dans le Lot, sur la lisière du Cantal. Le 29 juillet, Ney arriva à Bessonis sous le nom de d'Escaffre, une vieille famille d'Auvergne.

Laissons ici la parole à M. Achille de Vaulabelle (Histoire des deux Restaurations), dont le récit est de tout point excellent :

« Confiné dans une chambre haute d'où il ne descendait même pas pour prendre ses repas, il dut se croire à l'abri de toute recherche. Une inconcevable imprudence le livra. L'Empereur, lors du mariage du maréchal, en juillet 1802, lui avait fait présent d'un sabre turc de la plus grande richesse. Ce sabre, curieusement examiné sans doute par ses hôtes, était resté déposé sur un des siéges du salon. Un habitant d'Aurillac, en visite au château, vit l'arme et l'admira; de retour à sa ville, il raconta ce qu'il avait vu; à la description de l'arme, une des personnes présentes dit: « Je crois connaître le sabre dont vous parlez; il n'existe en Europe que deux personnes qui peuvent le posséder: le maréchal Ney ou Murat. » La conversation rapportée au préfet du département, M. Locard, excita le zèle de ce fonctionnaire. Bien que Bessonis, situé dans un autre département que le sien, ne fût pas sous sa juridiction administrative, il y dirigea immédiatement un capitaine et un lieutenant de gendarmerie avec quatorze gendarmes. Le maréchal avait lu la veille, dans une feuille royaliste, qu'au moment de quitter le roi, quatre mois auparavant, pour marcher contre Napoléon, il avait sollicité et

obtenu un don de 500,000 francs, largesse, ajoutait le journal, qui augmentait l'odieux de la défection. Cette calomnie rendait le maréchal presque fou de douleur. Il était dans cette situation d'esprit lorsque, le 5 août au matin, on lui annonça la présence des gendarmes aux portes du château. Il pouvait fuir; on le lui proposa: il s'y refusa avec obstination. Bien plus, ouvrant la fenêtre de sa chambre et apercevant les gendarmes dans la cour, il cria à celui d'entre eux qui semblait le chef: «Que voulezvous? Nous cherchons le maréchal Ney, répondit le gendarme, sans même regarder qui l'interpellait. L'arrêter. Que lui voulez-vous? Eh bien! montez, je vais vous le faire voir. » Les gendarmes montèrent; le maréchal ouvrit sa porte: « Je suis Michel Ney,» leur dit-il.

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« La nombreuse escorte du prince de la Moskowa le conduisit à Aurillac, pendant que, de l'autre côté des montagnes qui séparent le Cantal du Languedoc, le Rhône roulait dans ses eaux et emportait vers la mer les restes d'un de ses frères d'armes, du maréchal Brune, assassiné trois jours auparavant à Avignon; le corps à ce moment était encore le jouet du fleuve.

«Ney resta dix jours sous la garde du préfet Locard; le 10 août, sur des ordres venus de Paris, le maréchal prit la route de la capitale, conduit par deux officiers de gendarmerie, auxquels le préfet du Cantal recommanda les précautions de surveillance les plus sévères. L'un de ces officiers, qui avait servi sous le maréchal, répugnant à ces mesures de rigueur, dit à Ney qu'il aurait dans son camarade et lui, non des gardiens, mais de simples compagnons de route, s'il promettait de ne point chercher à s'échapper. Le maréchal donna sa parole engagement regrettable, car une partie de l'armée de la Loire se trouvait sur son chemin, entre autres le corps des dragons d'Exelmans, cantonné à Riom, ville que Ney devait traverser. La nouvelle de son arrestation s'était promptement répandue parmi toutes ces troupes. Exelmans attendit le prisonnier au passage et lui fit proposer de l'enlever. «Non, - | « répondit Ney, ma parole est engagée. » A quelques lieues de Paris, il rencontra la maréchale qui l'attendait à une des maisons de poste de la route; on les laissa seuls. Quand le maréchal fit ensuite appeler un des officiers de gendarmerie et lui dit qu'il était prêt, des larmes coulaient lentement de ses yeux, l'officier ne put réprimer un mouvement de surprise: «Vous êtes étonné de me voir pleurer, « lui dit le maréchal; mais ce n'est pas sur moi que « je pleure, c'est sur ma femme, sur mes quatre << fils... » Le maréchal entra dans Paris et fut déposé à la prison de la préfecture de police, à la même heure, au même moment où Labédoyère sortait de la prison de l'Abbaye et tombait à la plaine de Grenelle. »

A ce moment, en effet, la réaction monarchique sévissait dans tout le midi de la France. A Marseille, à Avignon, à Nîmes, à Uzès, des bandes de brigands massacraient les bonapartistes et les protestants au cri de vive le roil Le maréchal Brune, les généraux Lagarde et Ramel tombaient victimes du fanatisme politique et religieux. Les autorités royalistes, la magistrature protégeaient les assassins. La justice elle-même assassinait. Les frères Faucher pourrissaient dans une prison de Bordeaux, en attendant le supplice. Le comte de Labédoyère payait de la vie son dévouement chevaleresque à Napoléon, et le roi répondait à madame de Labédoyère,

« Je

sollicitant à genoux la grâce de son mari : ferai dire des messes pour ie repos de son âme. » Encore une fois, il ne faut pas taxer de cruauté ce malheureux roi aveuglé, trompé, entouré de fanatismes, d'ambitions immondes, de lâchetés féroces. Il croyait qu'une conspiration coupable avait seule pu le renverser du trône; on lui disait que pardonner aux conspirateurs serait appeler de nonveau le danger sur sa tête. Les vrais criminels de ces crimes, c'étaient ces zélés qui poussent tout pouvoir à l'exagération de son principe; c'étaient ces fonctionnaires affamés d'avancement, ces juges désireux de se distinguer, ces traîtres jaloux de faire oublier leurs trahisons, ces prêtres oublieux de la charité évangélique, qui ne respiraient que rancune et vengeance. La Cour, l'Eglise, la Chambre des députés, excitaient les colères et les terreurs du prince; il n'y avait pas jusqu'aux chefs militaires des puissances alliées qu'un misérable esprit de haine ne portât à réclamer la punition de ces braves adversaires qu'ils n'avaient que trop souvent rencontrés sur les champs de bataille. Fureur endémique, lâcheté universelle!

L'arrestation de Ney raviva la soif de sang que n'avait pas encore étanchée le meurtre populaire ou juridique. Il sembla qu'on se fût emparé du plus grand ennemi de la France, et qu'on eût hâte de sacrifier le héros qui avait sauvé tant de Français sur les bords de la Bérésina. N'était-ce pas lui qui avait assuré le triomphe éphémère de Bonaparte?

On se hâta de procéder au jugement. L'ordonnance du 24 juillet avait été, le 2 août, suivie d'une autre ordonnance qui attribuait exclusivement aux conseils de guerre de la première division la poursuite et le jugement des crimes imputés aux personnes dénommées dans la catégorie dont Ney faisait partie. Il fallut constituer un conseil de guerre spécial, la dignité de maréchal plaçant Ney au-dessus de la juridiction du conseil permanent. Un arrêté du maréchal ministre de la guerre Gouvion Saint-Cyr constitua ce conseil, dont la présidence fut attribuée au maréchal Moncey.

Le vieux héros de Clichy refusa l'odieuse et déshonorante mission; en vain, un des ministres vintil, au nom du roi, lui signifier l'ordre d'accepter; Moncey répondit par cette admirable lettre à Louis XVIII, dont la courageuse grandeur contraste si singulièrement avec les bassesses du temps. Il faut citer cette lettre, la véritable défense de Ney, l'éternelle accusation de ses bourreaux.

« Sire, placé dans la cruelle alternative de désobéir à Votre Majesté, ou de manquer à ma conscience, je dois m'expliquer à Votre Majesté. Je n'entre pas dans la question de savoir si le maréchal est innocent ou coupable; votre justice et l'équite de ses juges en répondront à la postérité, qui juge dans la même balance les rois et les sujets. Ah! Sire, si ceux qui dirigent vos conseils ne voulaient que le bien de Votre Majesté, ils lui diraient que l'ÉCHAFAUD NE FIT JAMAIS DES AMIS. Croient-ils donc que la mort soit si redoutable pour ceux qui la bravèrent si souvent!

<< Sont-ce les alliés qui exigent que la France immole ses citovens les plus illustres? Mais, Sire, n'y a-t-il aucun langer pour votre personne et votre dynastie à leur accorder ce sacrifice? Et, après avoir désarmé la France à ce point que dans les deux tiers de votre royaume, il ne reste pas un fusil de chasse, pas un seul homme sous les drapeaux, pas

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