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Un des problèmes les plus difficiles à résoudre que soulève l'histoire de la justice humaine, est celui de la responsabilité. Jusqu'à quel point le crime estil imputable à certains hommes, et quel est le moment précis où cesse l'action de la volonté libre, où commence l'irresponsabilité du meurtrier?

Quelques procès célèbres, ceux, par exemple, de Papavoine, d'Henriette Cornier (Voyez ces Causes), ont nettement posé la question, et si la Justice s'est refusée à reconnaître dans les faits imputés à ces malheureux l'impulsion irrésistible d'une cause supérieure à la liberté de leurs auteurs, la monomanie assassine échappe aujourd'hui à toute contestation. Mais si le besoin de tuer, sans intérêt, sans cause logique, est un état de l'âme admis de nos jours par le juge, aussi bien que par le philosophe et par le médecin, il est des perversions de la volonté moins clairement établies, plus difficilement saisissables, qui divisent encore la justice et la science, et qu'il serait peut-être même imprudent à la justice d'absoudre, alors que la science en aurait démontré la fatalité.

L'affaire Jobard est une de celles qui font le mieux ressortir les difficultés du problème nouveau. Le crime y résulte à la fois d'une série de raisonneCAUSES CÉLÈBRES.

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117 LIVR.

ments logiques et coordonnés, et d'un entraînement causé par la perversion des facultés morales, amenée elle-même par la perversion des facultés physiques. On y rencontre, tout ensemble, un fond de tempérament primordial, une disposition native, et une idiosyncrasie morale engendrée par ce vice congénital. La débauche y prépare le terrain à la monomanie assassine, comme le tempérament natif avait ouvert la route à la débauche, et la démonomanie, ou, si l'on veut, le fanatisme, ce mal propre aux tempéraments violents et aux âmes affaiblies, y détermine l'action coupable, combinée avec sang-froid, volontaire, mais non libre.

Ce qui explique ici le dissentiment grave qui partage la science et la justice, c'est la différence même de leurs points de vue respectifs et de leurs fonctions. Le savant, médecin ou philosophe, ne juge l'action qu'au point de vue de la responsabilité encourue dans l'ordre moral ou divin. L'absolution qu'il donne au meurtrier n'a aucun regard à la victime; il ne se préoccupe pas des conséquences de l'acte, mais de sa cause efficiente.

Le juge, au contraire, représentant de la société, chargé de la défendre, est plus particulièrement touché de cet intérêt social que de la recherche

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des causes de l'acte extérieures à l'agent. Préoccupé du danger que des actes semblables, s'ils se multipliaient, feraient courir à l'ordre social, habitué d'ailleurs à imputer tout crime à une personne désignée, à une volonté définie, non à une lésion difficilement saisissable de l'âme ou de ses organes, à une impersonnalité, à une abstraction, il punit, il réprime, il venge, il rassure, là où le premier explique et pardonne.

Chacun des deux est dans son rôle. Mais où le champion de la société commence à excéder son droit, c'est quand il applique la peine du talion, c'est quand il tue. S'il désarmait l'irresponsable, s'il le mettait hors d'état de nuire, rien de mieux : c'est sa fonction. Mais il supprime l'auteur de l'acte criminel, et par là s'expose aux terribles conséquences d'une erreur irréparable.

Voilà les termes du problème. La science ne l'a pas encore résolu, sans doute, et peut-être ne le résoudra jamais. A Dieu seul il appartient de mesurer la liberté humaine. Nous, hommes à courte vue, qui lisons difficilement les secrets de l'âme à travers ses actes extérieurs, nous n'avons aujourd'hui qu'une chose à faire en présence de ces crimes inexplicables en tirer la leçon morale. A nous de voir où conduit l'abandon de la liberté, à quels entraînements monstrueux condamne l'impuissance graduellement contractée de résister aux passions, aux instincts. Qui sait si l'irresponsabilité présente de la folie ne se rattache pas dans le passé à la responsabilité de la passion?

Quoi qu'il en soit, le fait de Jobard est bien propre à montrer le danger de la luxure pour une âme qui s'y est abandonnée en esclave. La honte de soi-même engendrant le dégoût de la vie, l'égoïsme de la passion brutale persistant jusque dans la punition que s'inflige à lui-même le coupable, les plus nobles sentiments corrompus et détournés par le vice, et l'instinct religieux lui-même faussé de telle sorte qu'il devient un mobile de crime, voilà le spectacle instructif que présente ce procès mémorable.

professeur de mathématiques au même lycée. Elle était depuis peu de jours à Lyon avec son mari; elle n'avait jamais vu celui qui lui donnait la mort. On l'emporta au foyer du théâtre; cinq minutes après, elle ne vivait plus. Un médecin, le docteur Giraud, immédiatement appelé, avait aussitôt reconnu que tous les secours de son art étaient inutiles. Le coup, porté au-dessus du sein gauche, avait traversé le poumon et ouvert le cœur. Cette malheureuse jeune femme était enceinte de cinq à six mois.

Pendant qu'on transportait à l'hôtel Beauquis, où M. et Mme Ricard étaient descendus, le corps inanimé de la victime, le rideau s'était relevé dans la salle après trois quarts d'heure d'interruption, et il s'était trouvé quelques rares spectateurs pour prendre encore quelque intérêt à l'agonie d'Adrienne Lecouvreur, après avoir assisté à un drame d'une poignante réalité.

L'assassin, transféré à l'Hôtel de ville, avait été enfermé dans un cachot. Quand M. Mercier, juge d'instruction, vint quelques instants après pour l'interroger, il le trouva agenouillé, en prières, les manches de son habit retroussées, pour éviter les souillures de la paille de la prison. Cet homme répondit aux questions du magistrat avec l'apparence du calme et d'une impassible résignation; son attitude était assurée, son regard tranquille; sa voix n'était pas altérée. Il déclara se nommer AntoineEmmanuel Jobard, être âgé de vingt ans, et commis dans une maison de draperies, à Lyon. Il ne connaissait pas sa victime. Assis, depuis un instant, derrière elle, il ne l'avait point vue de face; il n'avait aperçu d'elle que sa robe de soie grise, et il n'avait porté son regard sur elle que pour chercher la place où il devait frapper. « J'ai tué pour étre tué, répéta-t-il à plusieurs reprises et à divers intervalles,... pour étre tué, en me ménageant le temps nécessaire pour me repentir. » Puis, à la demande du magistrat, il exposa sa situation et ses antécédents.

Il appartenait à une famille d'honnêtes paysans. Son père était garde à Essertenne, arrondissement de Gray. Il avait été élevé à Dijon par les frères de la DocLe lundi 15 septembre 1851, on représentait au trine chrétienne. A seize ans, sur des recommandathéâtre des Célestins, à Lyon, le drame intitulé tions fort honorables, il avait obtenu d'entrer comme Adrienne Lecouvreur. Il était environ huit heures et commis chez M. Thiébault, négociant en draperie. demie, et le deuxième acte de cette pièce était com- « Dans cette maison pieuse où j'habitais, dit-il, j'ai mencé depuis quelque temps, lorsqu'un événement observé les pratiques de ma religion, mais ce n'était horrible remplit tout à coup la salle de confusion et qu'hypocrisie. Je me livrais à de funestes habitudes; d'effroi. A l'amphithéâtre, une jeune femme venait je me suis abandonné ensuite sans frein aux femmes de recevoir, dans le sein gauche, un coup de cou- les plus abjectes, et, cependant, je trompais tout le teau qui lui avait été porté par un homme placé der- monde par mes dehors pieux. J'ai pris dégoût de rière elle. Après avoir poussé un cri et retiré elle-moi-même, mais sans avoir la force de me retirer même le couteau de la blessure, cette femme s'était du vice honteux qui m'entraînait. Ne pouvant chanaffaissée et était tombée couverte de sang dans les ger de conduite, j'ai résolu de me débarrasser de la bras d'une personne placée près d'elle. Le jeune vie ; je ne pouvais songer au suicide, c'eút été manhomme qui l'avait frappée, était resté debout derrière quer de religion; le suicide me conduisait devant elle, les bras croisés, impassible. Le mari de la Dieu chargé de fautes. J'ai résolu de me faire conjeune dame, ignorant encore la nature et la gravité damner à mourir, persuadé que je me repentirais du coup que vient de recevoir sa femme, se jette et que mon repentir obtiendrait grâce devant Dieu.» sur l'assassin, en lui disant : « Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous frappiez ma femme ? Vous ne m'avez rien fait, répond-il, je ne vous connais même pas, je suis un miserable, faites de moi ce que vous voudrez, je ne veux pas fuir. » On l'arrête immédiatement, et, sans résistance aucune, avec le même calme apparent, il se laisse conduire au poste voisin.

La jeune femme qui venait d'être ainsi frappée se nommait Anaïs Chabert; elle était fille du proviseur du lycée de Limoges, et femme de M. Ricard,

Il avait, ajouta-t-il, cherché à mourir en faisant le moins de mal possible, et il s'était préoccupé, tantôt de l'état moral de la victime, tantôt de la facilité qu'il aurait à exécuter son projet. C'est ainsi qu'il avait d'abord songé à tuer un prêtre qu'il verrait descendre de l'autel, venant d'accomplir le saint sacrifice, par conséquent en état de grâce. C'est ainsi encore qu'il avait médité le meurtre d'une courtisane, qu'il aurait immolée au sein de ses plaisirs ! Puis, quelquefois, il aurait préféré attendre que la loi du recrutement vînt faire de lui un soldat, parce

qu'un simple acte de violence contre un supérieur eût motivé contre lui une condamnation capitale. Un moment même, le voyage à Dijon du Président de la République lui avait inspiré une idée plus horrible encore; mais il avait aussitôt réfléchi que ce crime entraînerait pour son pays d'incalculables désordres.

Il était parti de Dijon dans la nuit du dimanche au Jundi. Résolu à ne pas rentrer chez M. Thiébault, son patron, il était allé, le soir, dans une maison de tolérance avec l'intention d'accomplir son projet en tuant une femme; il avait cherché à s'armer d'un couteau à cet effet; mais les boutiques de couteliers étaient déjà fermées. Il avait passé la moitié de la nuit dans cette maison. Agité par l'idée qui le poursuivait, il s'était levé vers deux heures du matin, dans l'intention de prendre le chemin de fer pour Paris, où il aurait pu facilement mettre à exécution son criminel projet.

Mais le convoi de Paris ne devait traverser Dijon qu'à sept heures; Jobard avait pris, à trois heures, le convoi de Lyon.

leur du théâtre, que j'ai deviné à ses fausses man-
ches, j'ai eu l'air de me nettoyer les ongles avec
mon couteau, me tournant vers lui en souriant lors-
que l'acteur prononçait quelques paroles gaies. L'em-
ployé s'est retiré. J'ai frappé dans le sein gauche de
la jeune femme, et, abandonnant le couteau dans la
blessure, je me suis levé, me croisant les mains sur
la poitrine pour montrer que je me livrais, et pour
rendre mon arrestation plus facile.
« Cette femme a succombé, dites-vous? Cela vaut
mieux... cela vaut mieux, puisque je voulais qu'on
me fit mourir. Je ne songe plus qu'à me repentir.
Je regrette ma victime, mais il fallait qu'il en fút
ainsi pour que je pusse faire pénitence. »

Le magistrat demande à l'inculpé s'il a bien compris l'atrocité de son crime. Jobard répond affirmativement; mais il compte sur le repentir.

On lui demande s'il s'est rendu compte du mal dont il est cause; il répond qu'il a évité d'y penser, mais qu'il voulait faire le moins de mal possible.

Enfin, le magistrat instructeur l'invite à se recueillir, et à déclarer s'il n'a pas rencontré en lui un sentiment de résistance, s'il n'a pas hésité lorsqu'il s'est apprêté à lever son bras sur une pauvre jeune femme qu'il immolait sans irritation et sans haine, et dans un sentiment d'atroce et faux égoïsme. L'inculpé, après avoir réfléchi, répond par ces mots : « Ma main a tremblé, je me suis senti couvert d'une sueur froide.»

Arrivé à Lyon dans le milieu de la journée, il s'était promené au hasard pour visiter cette ville qu'il ne connaissait pas. Il avait dîné vers trois heures dans un restaurant qu'il ne pouvait indiquer dans le moment. Il avait dîné sobrement. Puis, il avait pris une voiture de place, et s'était fait conduire d'abord chez un coutelier où il avait acheté un couteau, et, de là, dans une maison de prostitution de la rue de la Cage, résolu de tuer une des femmes de cette maison. Il avait passé Il était minuit: Jobard venait d'être reconduit au une demi-heure avec une fille, du nom de Rachel. dépôt provisoire de l'Hôtel de ville, lorsqu'il de« J'ai retardé de quelques heures l'accomplisse-manda à faire à M. le Juge d'instruction une révélament de ma résolution, ajouta-t-il cette fille était bien trop jolie. Je voulais la revoir le soir au sortir du spectacle. Je lui aurais percé le cœur pendant son sommeil. J'avoue que je n'étais pas sans inquiétude; je craignais d'être mis en pièces par les autres femmes dans le premier moment d'exaspération, et de n'avoir pas le temps de me reconnaître. Cependant, j'étais décidé à en finir, j'avais retenu cette femme, j'avais fait mon prix, dix francs.

«En attendant le spectacle, je suis allé me promener au Jardin des plantes.

«Comme, avant d'entrer au théâtre des Célestins, je m'étais fait servir une carafe d'orgeat dans un café de la place, en ouvrant mon porte-monnaie pour payer, je m'étais aperçu que j'avais perdu cinq francs. Je n'avais plus que neuf francs. Après le spectacle, il ne devait plus m'en rester que sept. Si l'on exigeait une rétribution d'avance dans la maison de Rachel, je ne pouvais compter y passer la nuit, il fallait y renoncer. J'ai pris sans hésiter la résolution d'assister à la représentation du théâtre des Célestins, et, avant la fin, de choisir une victime! Je suis monté aux premières galeries, j'ai vu jouer un vaudeville d'abord, je me rappelle le titre, c'était la Bourse ou la Vie. Le spectacle m'a paru médiocre; j'attendais mieux. On a commencé après cela le drame d'Adrienne Lecouvreur. J'y ai porté peu d'intérêt. A la fin du premier acte, j'ai changé de place; je suis allé à l'amphithéâtre; j'ai vu à quelques pas une toute petite fille, enfant de dix ans, que j'aurais choisie de préférence; mais il aurait fallu m'avancer vers elle: j'ai craint d'attirer l'attention, j'y ai renoncé. Une autre jeune fille de douze à quinze ans était assise un peu sur la droite; j'ai jeté les yeux sur elle; elle n'était pas à ma main...

« Je me suis arrêté à une femme qui était devant moi. J'ai mesuré mon coup, j'allais frapper; mais voyant à gauche, debout devant la porte, un contrô

tion pour laquelle il paraissait éprouver une extrême répugnance. Amené en présence du magistrat, seul, il lui dit :

« Je vous ai exposé la vérité, mais je n'ai pas été complétement sincère en déclarant que je n'avais aucun désordre dans mes affaires; je dois à la maison de M. Thiébault 200 fr. environ. Voici comment: j'ai pris, pour m'habiller, du drap dans le magasin, et de l'étoffe pour chemises. Je n'en ai pas parlé; je me proposais d'en tenir compte plus tard. J'ai reconnu aussi quelques erreurs au préjudice de la caisse. L'argent provenant de quelques petites ventes est resté entre mes mains. J'ai pu m'en servir, 'cela a été involontaire. J'ai fait mes efforts pour m'en rendre compte. Les chiffres que vous trouverez sur mon calepin vous le prouveront. J'aurais rétabli à la caisse ce que je pouvais lui devoir, lorsque j'aurais eu quelque argent à ma disposition. >>

Enfin, l'inculpé avoue qu'il s'est approprié pour son voyage 50 fr. qui lui ont été remis par un M. de Champy pour acheter des vitraux de chapelle. Il n'a pu faire la commission et il a dépensé l'argent, mais sans réflexion, sans intention frauduleuse, tout au moins, espérant bien qu'il en serait tenu compte par sa famille.

Pendant tout cet interrogatoire de Jobard, sa froide insensibilité ne s'était pas un instant démentie; son pouls était resté à l'état normal; un médecin qui l'a observé dans cette soirée du meurtre a constaté sa régularité et son peu de fréquence, soixante-cinq à soixante-dix pulsations par minute. A toutes les observations du magistrat, il répondait avec calme, expliquant froidement et avec une lucidité d'esprit complète le but qu'il avait recherché,

et se disant heureux de l'avoir atteint. Un seul moment, il s'était départi de ce calme. Le Juge instructeur venait de dicter à voix basse quelques notes à son greffier. Jobard crut que c'était déjà son arrêt

de mort, qu'il n'aurait pas le temps de se repentir; il fallut qu'on le rassurât sur ce point.

Le lendemain, double confrontation: avec le mari de la victime d'abord, puis avec le cadavre même. On le conduisit, pour cette funèbre entrevue, à l'hôtel Beauquis. Calme dans le premier moment, il changea de figure dès qu'il se vit dans un hôtel, et qu'il soupçonna ce qui allait se passer. Il refusait de monter. « C'est inutile, disait-il, je ne veux pas la voir, je ne la reconnaitrais pas. » Ses jambes fléchissaient. Il tremblait de tous ses membres. On fut obligé de le soutenir, et de ne lui montrer que peu à peu les restes de la malheureuse femme à laquelle il avait donné la mort. « Je ne la reconnais pas, dit-il, mais c'est bien là que j'ai dû frapper. >> Ses yeux étincelants exprimaient l'effroi, une sorte d'horreur impossible à rendre. Puis il se laissa retomber sur son siége, versant des larmes, dans un état d'abattement et de prostration complets. Le pouls était léger, intermittent, et donnait quatre-vingt-huit pulsations par minute; une syncope était imminente. Revenu à lui et reconduit en prison, Jobard s'informa si sa victime avait eu le temps de voir un prêtre, et sur un geste qu'il prit pour une réponse affirmative, il témoigna sa satisfaction.

A partir de ce moment, un certain changement se montra peu à peu dans l'attitude de Jobard.

Interrogé le même jour, il reproduit les explications qu'il a données la veille, mais avec moins d'inflexibilité et de roideur. Après avoir dit au magistrat qu'il a frappé madame Ricard avec l'intention de lui donner la mort, il ajoute : « Je n'avais pas de victime déterminée, j'étais résolu à tuer pour être tué moi-même. »> On lui demande s'il nourrissait ce projet depuis longtemps, il répond : « Depuis huit ou dix mois; je l'avais abandonné quelquefois. A Pâques même je m'étais confessé, j'avais reçu l'absolution, je m'étais approché de la sainte table; mais une passion désordonnée me poussait à de nombreux excès. J'étais retombé dans mes mauvaises habitudes, et ma résolution avait reparu. Ne pouvant changer de conduite, j'avais résolu de quitter la vie. J'avais pensé au suicide. Mais le suicide me conduisait devant Dieu chargé d'une faute grave; un assassinat me donnait le temps de faire pénitence; c'est pourquoi j'ai, de sang-froid, accompli mon projet. >>

Le magistrat lui demande s'il n'a pas réfléchi à la désolation qu'il allait porter dans une famille, à l'horreur de son crime, à la honte et au désespoir des siens. Il répond: « Nullement; je n'ai eu d'autre pensée que celle que je vous ai expliquée plusieurs fois quitter la vie en état de grâce, et pour cela me faire condamner de manière à trouver le temps nécessaire pour ma pénitence. » Il ajoute cependant, sur l'observation que sa victime était enceinte Je déplore la douleur que je jette à la fois dans deux familles. Ce matin, j'y ai pensé seul d'abord; j'y ai pensé ensuite quand vous m'avez fait comparaitre devant le mari, dont la douleur m'a navré. J'y ai pensé aussi après la confrontation que vous m'avez fait subir en me mettant en face de la victime. J'ai prié pour elle; j'ai prié pour mon père, pour ma mère, et pour ma jeune sœur; cette pensée m'a arraché des larmes. Mais pour moi, pour ce qui ne concerne que moi seul, la situation de mon esprit est la même; je ne songe qu'à me repentir; mais, quant à moi-même, comme je vous le dis, je ne regrette rien.»>

- « Comment! reprend le magistrat, s'il vous était donné de revenir en arrière, vous consommeriez encore le crime que vous avez commis? »

« Je ferais ce que j'ai fait; ma pensée est bien claire et bien nette dans mon esprit. »

A la lecture de ce nouvel interrogatoire, Jobard fait observer qu'on a oublié de mentionner son père dans les regrets qu'il a exprimés. Il prie le Juge d'instruction de bien remarquer aussi qu'il n'a point pensé au suicide pour s'y laisser entraîner, qu'il n'y à pensé que pour le rejeter, après avoir comparé ce moyen qui s'offrait à lui de mettre fin à son existence avec celui pour lequel il s'est décidé et qui lui a paru préférable.

Jobard est encore interrogé les 17 et 18 septembre. Le 17, ses dispositions n'ont pas encore complétement changé; il déplore le mal qu'il a fait, mais il a atteint son but, il est content. « J'aurais voulu, dit-il, n'être condamné qu'en arrachant un cheveu; je regrette d'avoir été obligé de donner la mort; il fallait que ce fút ainsi, je regrette cette nécessité. J'ai pitié de ma victime; voilà en quel sens j'ai du regret, pas autrement. Devant Dieu, je me repens; je ne puis mieux ne faire comprendre, et vous voyez que je dis toujours la même chose. »

Toutefois, le lendemain 18, Jobard avoue qu'il a toujours compris qu'il commettait un crime dont il était responsable devant les hommes comme devant Dieu. « Mais, dit-il, j'avais le caractère faible, impressionnable et changeant. Quand je priais, je priais comme un saint. Un instant après, le vice m'entraînait, je me laissais aller sans résistance possible à mes fausses idées. »>

On lui objecte qu'il a longuement médité et calculé son crime; qu'il ne l'a accompli qu'au moment où il ne lui restait plus d'argent pour ses débauches; il répond: « Je ne me suis pas bien rendu compte de cela. Quant à la liberté d'agir et de m'arrêter avant mon crime, j'étais libre sans doute, et je me serais arrêté si j'avais pu réfléchir et comprendre le vice de mes raisonnements. Mon action était criminelle, je le savais, et j'avançais sans réflexion. Si j'avais pu réfléchir juste, si je m'étais confié à quelqu'un, si l'on m'eût fait une réflexion, je me serais arrêté. » Puis il ajoute « Le cours de mes idées est bien différent aujourd'hui de ce qu'il était hier. Aujourd'hui, si j'avais à revenir en arrière, je ne ferais pas ce que j'ai fait. Je commence à voir diffé

remment. >>

Faut-il attribuer le changement qui s'est opéré dans l'état de son esprit aux interrogatoires, aux observations qui lui ont été faites?« J'ai réfléchi, répondil; hier, je cherchais à me charger pour rendre ma condamnation inévitable, et, aujourd'hui, je voudrais vivre, je voudrais n'avoir pas un crime à me reprocher. S'il m'était donné de vivre (avec émotion), j'irais trouver le frère Manuel, directeur de la Doctrine chrétienne, à Dijon, et je lui ouvrirais ma conscience comme je l'ouvre devant vous. Je pense que j'aurais un repentir complet. Je ne puis encore bien m'expliquer ma conduite; mais je sens que je me modifie déjà. »

Le 19, le changement est complet. Jobard est confronté avec la jeune fille qui s'était trouvée à quelque distance de lui au théâtre des Célestins et qu'il avait eu un instant la pensée de tuer. Il manifeste une grande douleur, se jette à genoux: « Je vous demande pardon, mademoiselle! Mon Dieu, je vous demande pardon des idées que j'ai eues. »> Il reste accroupi, la face contre terre, le cœur navré; tout en lui annonce le plus vrai, le plus profond repentir.

Le même jour, il a remis à M. le Juge d'instruction

une lettre qu'il a écrite à ses parents, en lui disant: « Cette lettre contient tout ce que j'ai sur le cœur. Hier déjà, devant vous, j'avais exprimé de meilleurs sentiments; aujourd'hui, je comprends tout; je vois les choses comme elles sont. Dieu me pardonne! Il ne cesse de donner les preuves les plus saisissantes de sa profonde douleur : « Oh! maintenant, dit-il, je me repens de tout mon cœur. » Il est inondé de larmes.

Voici cette lettre remarquable par l'énergie et l'exaltation du style, par la sincérité du sentiment :

« Mes bien-aimés parents, «Soyez tranquilles sur mon sort, je suis heureux maintenant. Bientôt, j'irai au ciel prier pour vous.

« Je viens vous raconter mon abominable vie. Je voudrais trouver un mot qui soit plus expressif que celui d'abominable. Je commence par mon entrée chez les Frères.

«Le commencement de la première année, je me suis très-bien comporté sous tous les rapports. Vers le milieu de l'année, je commençais à avoir des rapports avec les femmes, avec toute espèce de femmes. J'en ai eu depuis ce moment-là jusqu'aujourd'hui. Ma passion allait toujours en augmentant de jour en jour. Jamais je n'en ai fait part à personne. En classe, je travaillais, et vous devez vous rappeler que j'ai eu tous les premiers prix. Ma conduite du dehors ne ressemblait en rien à celle de la classe. Mes faibles études terminées, j'entrai dans la maison Théodore Thiébault, sous les bonnes recommantions du cher frère directeur, et de M. d'Oligny. Hélas! ils ne me connaissaient guère, hypocrite que j'étais! Là, je continuai mon même genre de vie; seulement, je dépensai beaucoup d'argent; mon entretien était plus coûteux, de manière que j'ai été obligé de prendre des marchandises sans les payer de suite; je me réservais cela pour quand mes appointements auraient été un peu plus forts. Je n'ai jamais eu l'idée de faire le moindre tort à la maison. « Cette vie hypocrite me pesait. Je pris la résolution de me faire religieux. J'en parlai à un prêtre; il me dit qu'il fallait attendre encore un an ou deux pour y bien réfléchir. En sortant de chez lui, je me suis dit : « Deux ans, c'est trop long; il faut en finir. >> Je pris la résolution de tuer un prêtre sortant de dire la messe, parce qu'alors il aurait été en état de grâce; il serait monté tout droit au ciel; là, il aurait prié pour moi. Ce projet arrêté, je n'y ai plus pensé. Je continuai mon même genre de vie; de temps en temps j'y pensais, je remettais toujours.

« Arrétez de lire un instant ma lettre; prenez du courage, car il vous en faut pour achever de me lire.

<< Dimanche dernier, 14 septembre, je dînai en ville avec trois de mes amis; après diner, nous avons été au café. Un instant après y être entré, je prends mon chapeau et ma canne, et, sans rien dire à personne, je sors. J'allai voir si les boutiques de couteliers étaient encore ouvertes; elles étaient toutes fermées. Si j'avais pu avoir un poignard, j'aurais commis mon crime à Dijon.

« Je ne vous ai pas encore expliqué pourquoi je voulais tuer. En deux mots je vous le dis: Il m'était impossible de faire mon salut de la manière dont je me conduisais. Je n'avais pas assez de force de caractère pour changer de vie. Je me suis dit : « Une fois que j'aurai tué quelqu'un, je me repentirai, je ferai pénitence, et Dieu, qui est si bon, me pardonnera.» J'ai passé une partie de la nuit avec une femme; à trois heures du matin, il me prit l'idée

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de partir. Je me suis dirigé du côté de la gare du chemin de fer pour prendre le convoi de Paris; comme il ne partait qu'à sept heures du matin, je n'ai pas pu attendre; j'ai pris celui qui partait pour Châlon. Arrivé à Chalon, j'ai pris le bateau qui partait pour Lyon. Pendant le trajet, j'avais l'air triste, mais je ne pensais à rien. Arrivé à Lyon, je me suis mis en recherche pour acheter un poignard; je n'en ai pas trouvé. J'ai cherché un restaurant, j'ai dîné; après mon dîner, j'ai été prendre un cabriolet de place; je me suis fait conduire chez un coutelier, j'ai acheté un couteau; ensuite, je me suis fait conduire chez une courtisane. Je n'avais pas encore l'intention de la tuer en ce moment-là; je l'ai quittée, en lui disant que je reviendrais le soir. J'ai été au Jardin des plantes, où je suis resté huit minutes. J'ai payé l'individu qui m'avait conduit, et je me suis promené en attendant l'heure du spectacle. J'ai pris un verre d'orgeat; en payant, je me suis aperçu qu'il ne me restait plus que 9 francs, que je n'aurais pas assez pour aller passer la nuit chez cette courtisane que j'avais vue le tantôt. Je me suis dit : « Il faut que j'accomplisse mon crime au spectacle. »> J'ai pris une carte et je suis entré.

« Pendant la première pièce que l'on a jouée, je ne pensais à rien; à la deuxième pièce, j'ai changé de place. Je me suis assis derrière une colonne. J'ai remarqué une enfant qui était auprès de moi; je résolus de la frapper; mais comme elle était un peu | loin, je n'ai pas pu. En face de moi, se trouvait une dame; son sein était à ma portée je prends le couteau dans ma poche; j'ai hésité un instant. Oh! désespoir! Si j'étais à ce moment-là, je n'hésiterais pas un instant, je repartirais pour Dijon, suppliant le frère directeur de me recevoir chez lui comme pénitent; malheureusement, je n'y suis plus, j'ai frappé, et je me suis livré entre les mains de la Justice. On m'a conduit en prison; j'étais calme et tranquille. Je ne pouvais pas me rendre compte de ce que j'avais fait; mais, le matin, quand je pensais que j'avais offensé Dieu, lui qui est si bon et qui m'a donné la vie, oh! comme mes larmes ont coulé ! Et vous, mes chers parents, votre famille est déshonorée, maintenant; toi, ma pauvre sœur, que j'aimais tant, ton avenir est perdu. Oh! combien je prie le Seigneur de t'accorder la grâce de te faire religieuse! Quelle belle vocation! La pauvre jeune femme que j'ai assassinée était mariée depuis un an; elle portait dans son sein un jeune enfant de six mois. Ce qui me console beaucoup, elle s'est confessée avant de mourir; maintenant, elle est au ciel, elle prie pour moi. Je demande dans mes prières que Dieu m'envoie toutes les peines les plus grandes; qu'il me fasse souffrir le plus possible pour expier mes crimes. Recommandez-moi bien aux prières de toutes les personnes que vous connaissez; il n'y en aura pas une qui vous refusera de dire quelque prière pour un pauvre misérable comme moi; si Dieu me pardonne, je ne les oublierai pas. Vous ne m'enverrez pas d'argent, car je n'en ai pas besoin; il faut que je me prive de tout pour faire pénitence. Vous me répondrez le plus tôt que vous pourrez. Si M. le curé pouvait joindre une lettre dans la vôtre, il me ferait le plus grand plaisir; vous lui ferez lire la mienne. »

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(Ici Jobard établit par des chiffres la situation de son compte avec M. Thiébault, son patron, auquel il redoit 115 fr., qu'il prie ses parents de payer, ainsi que quelques autres petites dettes, et il ajoute :)

« Je ne vous ai pas parlé de l'argent de M. de Champy. Le vendredi, ma cousine Françoise m'avait

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