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femme seule au presbytère. A-t-il manqué à ses engagements envers lui-même? pas un témoin ne l'a dit; pas un n'a vu Mme Dussablon venir une seule fois dans ce presbytère qu'elle souillait chaque jour, au dire de l'accusation, de ses scandaleux désordres, et dans lequel elle n'eût pu pénétrer sans passer sous les yeux des Balotte et des Savignat.

Les lettres de Mme Allier repoussent l'idée d'un adultère avec Mme Dussablon. Čes précautions pour échapper à la calomnie qui vont jusqu'à refuser un insignifiant cadeau, en disent assez en faveur de la vertu prudente de Gotteland, et si Mme Dussablon pleure à l'occasion de ce refus, c'est qu'il lui rappelle les calomnies qui l'ont rendu nécessaire.

Le défenseur discute ensuite les propos tenus par Fanny sur le curé Gotteland et Mm Dussablon. Selon lui, le moment où ils furent tenus, les circonstances qu'elle précise, tout en fait paraître la fausseté.

En effet, entrée au service de Gotteland à la fin du mois d'août 1849, elle exprime, un mois et demi après, la satisfaction que lui cause sa place. Elle n'a donc encore rien vu vers le 15 octobre. Or, depuis le 12 octobre, Gotteland est parti pour Marciguy. Donc, si elle parle, avant le retour de Gotteland, d'un adultère surpris par elle, elle ment, elle calomnie. Eh bien! que dit Savignat? c'est bien en octobre, c'est bien pendant l'absence de Gotteland, qu'il reçu les confidences de Fanny, qu'il a entendu ses menaces de vengeance. L'explication de ce revirement, c'est cette lettre arrivée à Saint-Germain avant le retour de Gotteland, lettre décachetée qui a appris à Fanny l'arrivée prochaine de la sœur de son maître Et Fanny est tellement décidée à calomnier Gotteland pour le perdre, que, bien que la lettre décachetée soit du frère de son maître, elle s'écrie avec une atroce ironie: « Sa sœur! oui, sa sœur comme moi, une ancienne maîtresse ! »> Voilà pour le moment des propos venons aux circonstances. Fanny dit avoir vu les adultères par les fentes de la cloison. Mais pour arriver à cette cloison, il faut ouvrir une porte pleine, et l'on aurait entendu; d'ailleurs, dans cette cloison, pas une fente, pas une fissure: elle est, à l'intérieur, recouverte de trois tapisseries collées les unes sur les autres à diverses époques.

Mais Fanny a dit aussi avoir surpris les adultères en regardant par les trous du plancher. Quels trous? ceux qui sont au-dessus du petit cabinet? Il n'y avait qu'un bois de lit dans ce cabinet; jamais ce lit n'a été garni avant la mort de Fanny; le témoin Maugé le déclare. Soit, répond l'accusation; mais alors ce sera par les trous placés au-dessus de la chambre à coucher. Comment arriver à regarder par ces trous? il faut pénétrer dans le grenier. Or, les débats ont établi que la grosse porte donnant du dehors à l'escalier du grenier ne s'ouvrait pas depuis longtemps. Donc, pour épier par les trous du grenier ce qui se serait passé dans la chambre à coucher du curé, puisqu'on ne pouvait passer par l'escalier extérieur, il aurait fallu passer par la chambre même du curé. Supposition absurde. D'ailleurs, l'espion établi sur le plancher verinoulu du grenier, c'est cette énorme femme dont chaque pas met toute la cure en mouvement.

Mais il ne reste pas même à l'accusation la possibilité de supposer Fanny s'établissant à l'avance à son poste d'observation. Car que dit-elle à Godin et à sa femme? « Je venais de faire une commission. J'ai vu Mae Dussablon dans la chambre de Gotteland,

et, me doutant de quelque chose, je suis montée et je les ai vus par un trou en relations intimes. » Je suis montée mais elle n'a pu le faire que par la chambre, et déjà les adultères auraient été enfermés dans cette chambre ! Le mensonge est-il assez évident? Ah! si dans le constat des lieux on avait pris soin de vérifier l'état de la cloison, d'établir que la porte extérieure du grenier était sans clef, les gonds, le pêne et la ferrure recouverts d'une rouille attestant son immobilité prolongée, une ordonnance de non-lieu aurait clos cette affaire en faisant juger à sa véritable valeur une imputation sans la vérité de laquelle on ne trouve plus de motif au crime dont on accuse Gotteland.

L'adultère manque donc à l'accusation pour motiver le crime. Mais ce crime, où le trouve-t-on ? Le défenseur rappelle les vicissitudes des opérations chimiques. A ce propos, il s'écrie: « Non, jamais, si j'avais l'honneur d'être juré, je ne consentirais à faire dépendre le sort d'un accusé et la paix de ma conscience des secrets d'une science que j'ignore et dont je ne puis redresser les erreurs; je tremblerais toujours que l'expérience de demain ne vint démentir les conclusions de celle de la veille. C'est qu'en effet les sciences naturelles, et la chimie surtout, sont comme une vaste mer dont chaque jour se déplaceraient les rivages, tantôt s'avançant au loin dans les terres, tantôt se retirant et abandonnant ses conquêtes de la veille. » (1)

Ayons cependant une foi téméraire dans cette science mobile et journalière; croyons à l'empoisonnement de Fanny. Si Fanny est morte du poison, y a-t-il eu là crime ou suicide? Un crime? Mais où serait la raison d'être d'un crime? D'ailleurs, montrez donc le coupable accomplissant ce crime. A-t-on vu Gotteland donner à boire à sa servante? Une seule fois, et les vomissements avaient déjà commencé.

Encore n'est-ce pas dans l'ombre qu'il a préparé ce breuvage, c'est devant tous les yeux; il l'a sucré avec un morceau de sucre pris dans l'unique sucrier du presbytère.

Où Gotteland se serait-il procuré le poison? Chez M. Dussablon? mais là, le poison est sous clef? II manque de l'arsenic, répondez-vous, dans le flacon de M. Dussablon. Qui le prouve? une analyse faite sur les débris de farine empoisonnée trouvés dans des tuiles. Quelle preuve! et l'on ne tient aucun compte de ce qui a dû disparaître de cette poudre jetée sur une pâtée abandonnée pendant longtemps aux hasards de toute sorte, aux influences atmosphériques, à la dent des rongeurs! et on prétend reconstituer tout le poison primitivement acheté !

Ce qui prouve combien l'accusation s'est sentie mal satisfaite sur ce point, c'est qu'elle a cherché à Semur, à Charolles, à Marcigny, à Chambéry, si Gotteland ne s'y était pas procuré de l'arsenic.

Ce n'est pas tout on place l'empoisonnement à la date du 16 décembre, et c'est ce jour-là que les vomissements ont commencé; or, c'est le 17 seulement que M. Breton-Robert a livré l'arsenic à M. Dussablon; ses livres en font foi.

Examinons maintenant l'hypothèse du suicide. Faut-il s'arrêter à cette objection que l'empoisonnement successif exclut l'idée de suicide? Mais il faudrait d'abord démontrer l'empoisonnement successif. Est-ce la durée de la maladie qui le prouve? Mais les lésions du cerveau sont suffisantes pour expliquer les vomissements, et l'absence de toutes déjections (1) Voir les causes Lafarge, Lacoste et surtout Vve Boursier.

alvines jusqu'à la nuit du 20 au 21 décembre proteste contre l'idée d'un empoisonnement remontantau 16. Laissons donc de côté l'empoisonnement successif, que, d'ailleurs, les experts n'ont affirmé que comme hommes et non comme experts.

Le suicide est-il possible? Oui : la pensée du suicide n'était pas chose nouvelle pour Fanny. Cette femme sans religion n'avait pas le contre-poids le plus puissant d'une pensée semblable. Elle était descendue de l'aisance à la misère. Repoussée par ses deux gendres, elle trouve un asile chez son frère. Mais, là encore, son caractère difficile la rend impossible; son frère la renvoie.

« Un jour, on me trouvera morte; le désespoir et la misère m'y auront portée, » dit-elle à Godin. Et à madame Rullier (ce témoin, malade, n'a pu venir déposer à l'audienee) : « J'en finirai en m'empoi

sonnant. >

Son fils, il est vrai, vient à son secours, la recueille. Mais Fanny n'a jamais pu vivre avec personne; elle se plaint bientôt de son fils : il lui marchande la vie, il dit qu'elle mange tout ce qu'il gagne, elle voudrait bien être morte, elle veut le quitter.

Elle le quitte, en effet, et, quand elle pense qu'elle pourrait perdre sa condition nouvelle, qu'il lui faudrait retourner près de ses enfants, elle s'écrie qu'elle aimerait mieux se donner mille fois la mort. Qu'on se rappelle ses doléances quand elle apprend la prochaine arrivée de la sœur du curé: que va-t-elle devenir? ses enfants ont mangé tout ce qu'elle avait, ils ne veulent plus la voir; son fils l'a mise à la porte à coups de pied au cul, elle voudrait bien être morte; il ne lui reste qu'à se détruire. Ne vaudraitil pas mieux élever des cochons que des enfants? voilà le langage qu'elle tient à huit témoins différents, pendant le mois de novembre et les premiers jours de décembre. Et, le 15 décembre, elle dit au curé de Marthon qu'elle a envie de se jeter dans le Bandiat ou de s'empoisonner.

S'empoisonner! Mais où aura-elle pris le poison? L'accusation n'a pas fait de ce côté les mêmes enquêtes que du côté de Gotteland; elle n'a pas interrogé les officines d'Angoulême; elle n'a pas cherché à savoir si, à Bordeaux, chez son gendre le teinturier, Fanny n'a pas pu se procurer de l'arsenic. Oublie-t-on, d'ailleurs, que, deux mois avant sa mort, Fanny s'est trouvée seule chez M. Dussablon, qu'un témoin l'a vue descendant de la chambre de Mme Dussablon. Qu'y avait-elle été faire? Ecoutez ce témoin, qui, le 19 décembre, a vu Fanny prendre quelque chose de blanc dans un papier près de son lit, le vider dans la tasse, en disant que ce n'est pas du sucre, mais quelque chose qui lui fera du bien. Ce témoin, on l'a arrêté, il faudra bien le juger. Or, si Jeanne Bergues est acquittée dans trois mois, s'il est jugé qu'elle n'a pas été un faux témoin, que deviendra l'arrêt qui aurait déclaré Gotteland coupable? La condamnation de Gotteland, en présence de l'acquittement de Jeanne Bergues, deviendrait une monstruosité judiciaire.

Vous acquitterez donc Gotteland, car alors seulement vous serez dans la vérité et dans la justice. Vous l'acquitterez, parce qu'il n'y a pas un fait à articuler contre lui, parce que le motif unique supposé à son crime disparaît devant l'examen, parce que la calomnie de Fanny est aussi évidente que son suicide. Non, non, qu'on ne parle plus d'adultère, ni de crime; personne, à cette heure, n'y peut croire encore. « Aussi, Gotteland, je vous rends maintenant votre titre, que je n'ai pas voulu jusqu'à

cet instant compromettre dans ces débats. Oui, prêtre du Seigneur, à la fin de vos cruelles épreuves, tombez à genoux devant l'image de ce Dieu dont vous êtes le ministre, et bénissez la main qui vous a châtié par elles pour ces frivolités de vie ou de langage qu'on accepte trop souvent comme un agrément de plus chez l'homme du monde, mais qui vont mal à votre habit, à votre caractère sacré. A genoux devant Dieu! mais, ensuite, relevez-vous devant les hommes, devant vos Juges, car vous ne pouvez avoir rien à redouter de leur justice. >>

C'est là, assurément, une bonne discussion, faible là seulement où elle est découverte par la cause même. Il n'aura pas échappé au lecteur que l'habile défenseur a dû, plus d'une fois, se mettre en contradiction avec les faits les plus clairement établis. Ainsi, il oublie, pour les besoins de son plaidoyer, qu'on peut visiter le presbytère sans être vn par les Balotte ou par les Savignat. Il oublie que Gotteland lui-même a déclaré avoir reçu maintes fois des cadeaux de Mme Dussablon et n'avoir refusé les noix que parce qu'il ne les aimait pas ; que Mme Dussablon ne pouvait pleurer au souvenir des calomnies nées du départ du curé Bissette, puisqu'elle a affirmé elle-même n'avoir pas su la cause de ce départ. Il affirme, contre toute évidence, que le poison était si bien enferiné chez M. Dussablon, qu'on ne pouvait s'en procurer là, et, l'instant d'après, oubliant sa propre assertion, il admet comme un fait la supposition étrange et tardive du poison dérobépar Fanny. Il commet une erreur matérielle en affirmant qu'il n'a pas été fait d'enquête pour s'assurer si Fanny avait acheté de l'arsenic. Enfin, pour prouver le prétendu désespoir de la veuve Deguisal, abandonnée de tous, même de son fils, n'ayant plus ni feu ni lieu, il oublie que le loyer d'Angoulême était au nom de Fanny; il ne veut pas voir qu'elle avait près de son brave garçon de fils un sûr asile, et il ramasse l'ignoble calomnie qui représente ce bon fils chassant sa mère à coup de pied au cul!

Mais, encore une fois, c'est la cause même qui pèse ici sur l'avocat. Là où il peut trouver un terrain plus sûr, il se tient ferme et lutte avec bonheur. La discussion du témoignage de Lotte est vigoureuse et parfois éloquente. En somme, ce plaidoyer pour Goiteland a d'excellentes parties et fait honneur à l'avocat qui l'a prononcé.

M. Georgeon avait rendu la tâche facile à M° Aurélien Desèze; car défendre un des accusés, c'était défendre l'autre. L'avocat de Mme Dussablon, par une de ces fictions d'audience qui s'adressent au Jury, voulut considérer l'accusation comme abandonnée en ce qui touchait sa cliente. Mais, dit-il, il lui restait à défendre l'honneur d'une famille honorable.

Lui aussi reprocha à l'accusation de n'apporter que des hypothèses et des soupçons, faute de preuves. Il affirma qu'on n'avait pas même trouvé à reprocher une légèreté à cette femme qu'on voulait charger d'un crime.

Restait la tentative de suicide, qui avait eu, aux yeux de bien des gens, toute la valeur d'un aveu, d'une preuve de culpabilité. M Desèze n'y voulut voir qu'une exaltation d'honneur et la preuve de l'innocence.

« Vous supposez donc, dit-il, que M. Dussablon découvre à la fois l'adultère et l'empoisonnement. Que fait-il? Tue-t-il la femme adultère? Non; il veut se réunir à elle dans la mort. Ils sont d'accord; ils

Enfin, à huit heures, le Jury rentre, après la Cour, et c'est avec peine que, pour obéir à la Loi, les gendarmes peuvent faire retirer les accusés dans un étroit couloir qui règne derrière leur banc.

associent de son consentement leur jeune enfant à leur | gendarmes et ne paraît concevoir aucune inquiétude suicide. Et ses lettres ! Les lettres qu'il écrit, chaque de cette délibération qui se prolonge. ligne y proclame l'innocence de sa femme. S'il y a un homme sur la terre qui puisse dire que madame Dussablon a commis le crime, c'est lui; si elle est coupable, il le sait. Eh bien ! quand les premières atteintes de la mort se font sentir, il se lève pour soustraire son cher enfant à la mort en le portant dans la pièce voisine, et il revient mourir avec elle! « Et depuis lors, Messieurs les Jurés, depuis un an que ces faits se sont accomplis, cet homme, qui est d'une nature rude et violente, il l'a soignée, comme une mère; il la protége. Enfin, Messieurs, il a trouvé la force de supporter ces débats depuis huit jours. Dites-moi où il a trouvé cette force; c'est dans le sentiment profond de l'innocence de sa femme. »>

M. le Président résume les débats. Les quatre questions suivantes sont soumises au Jury:

1 question: Laurent Gotteland est-il coupable d'avoir attenté aux jours de Fanny Deguisal en lui donnant des substances pouvant causer la mort?

2o Laure Goupilleau, femme Dussablon, est-elle coupable d'avoir attenté aux jours de Fanny Deguisal en lui administrant des substances vénéneuses? 3° Laure Goupilleau, femme Dussablon, est-elle coupable tout au moins de complicité dans le crime en fournissant à Gotteland les substances qui ont donné la mort, avec connaissance de l'usage qui devait être fait de ces substances?

4° Laure Goupilleau, femme Dussablon, est-elle coupable d'avoir aidé avec connaissance à l'empoisonnement commis par Gotteland?

Ici, nous l'avouons, un des termes de la progression décroissante nous échappe. Demander au Jury si l'accusée a attenté aux jours de Fanny, cela est clair; si elle a été complice du crime en fournissant le poison ou en aidant avec connaissance à l'erpoisonnement, cela est clair encore mais séparer, dans deux questions différentes, t'aide avec connaissance de la complicité, c'est là, selon nous, une subtilité difficilement justifiable et qui pouvait, contre les intentions de la Cour, surprendre le Jury.

Cependant, MM. les Jurés se retirent dans la salle de leurs délibératiens. Il est près de six heures du soir; la vaste salle d'audience, mal éclairée par les quelques bougies allumées dans l'enceinte du Tribunal, grouille d'une foule à peine visible, dont les rangs serrés se prolongent, par les portes largement ouvertes, jusqu'à la place du Mûrier, et d'où sortent, comme par bouffées, de sauvages clameurs. La place et la rue qui borde le Palais sont pleines comme la salle même. Les dispositions de cette foule ont paru si peu rassurantes, que l'autorité a fait doubler les postes et consigner la troupe dans son quartier.

Cet encombrement inouï a, pour les accusés, une conséquence vraiment cruelle. Il est impossible de les reconduire à leur prison, et il faut les laisser là, sur leurs bancs, à quelques pas de ce Jury qui délibère, sous les mille yeux de cette foule avide.

Mme Dussablon, affaissée, presque insensible, est entourée des siens, de son mari, de son beau-père, de sa sœur, de M. Bodet, de son défenseur, qui la consolent, qui cherchent à la rassurer. Gotteland, seul à son banc, où nulle sympathie ne l'a suivi, conserve une attitude impassible. Il cause avec les

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Le chef du Jury fait connaître les réponses, aftirmatives sur la question relative à Gotteland, négatives sur les trois questions concernant Mme Dussablon. Des circonstances atténuantes sont admises en faveur de Gotteland.

Ce verdict a paru trop doux à la foule; car, chose indigne, plusieurs coups de sifflet et une rumeur profonde de désappointement accueillent le verdict. Mmc Dussablon est rappelée la première, et M. le Président prononce son acquittement. Aussitôt, les parents, les amis de cette dame cherchent à lui faire escalader l'appui qui sépare le banc de l'accusation de celui de la défense. Mais elle a perdu tout sentiment, et il faut l'y porter, car il est impossible de penser à la faire sortir de la salle.

Gotteland, à son tour, est ramené à l'audience. Il cherche du regard Mme Dussablon, et, voyant qu'elle n'est plus au banc des accusés, il ne peut réprimer un mouvement de joie. Il est évident qu'il n'a pas compris la signification de l'appel isolé de sa coaccusée. Il s'avance d'un pas ferme, pour entendre la partie du verdict qui le concerne. M. le Procureur de la République requiert l'application de la Loi. M. le Président demande à Gotteland s'il a quelque chose à dire. Gotteland, qui ne paraît pas avoir compris encore la portée du verdict, met là main à son front et dit, avec un accent d'étonnement: << Mais M. le Président, je ne suis pas coupable, moi ! »

Après délibération de la Cour, M. le Président prononce un arrêt qui condamne Gotteland à la peine des travaux forcés à perpétuité.

C'est alors seulement que Gotteland paraît comprendre. Il tombe sur son banc, comme frappé; ses yeux deviennent fixes, puis laissent jaillir un torrent de larmes. Longtemps il faut attendre, pour le reconduire à la prison, que la foule ait évacué les abords; mais la foule persiste dans son impitoyable curiosité, et le prêtre déchu traverse à pas lents, sous l'escorte de la troupe, cette multitude qui, enfin satisfaite, ne lui prodigue pas de nouveaux outrages. Le 30 janvier 1851, la Cour de cassation eut à statuer sur le pourvoi de Gotteland. Après le rapport de M. le Conseiller Quénault, Me Rendu soutint le pourvoi, non sans dire qu'il avait reçu cette miss on de son confrère M. Mathieu Bodet. Les irrégularités signalées par l'avocat du demandeur, dans la procédure d'assises, ne parurent pas établies, et la Cour rejeta le pourvoi, sur les conclusions de M. le Procureur général Dupin.

Un mois après, la Cour d'assises de la Charente entendait le dernier écho de cette triste affaire. Jeanne Bergues y comparaissait, sous la prévention de faux témoignage en matière criminelle. Elle persista dans ses déclarations. L'accusation, soutenue par M. le Procureur de la République, fut combattue avec talent par Me Georgeon, qui, comme c'était le droit de la défense, voulut voir à l'avance dans l'acquittement prévu de sa cliente, une contradic tion avec l'arrêt qui avait frappé Gotteland. Le Jury rendit, en effet, un verdict de non-culpabilité.

Quant au prêtre criminel, le bruit courut qu'il était mort dans la traversée de France à Cayenne.

MPRIMEUR, RUE BLEDE, 7.

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... J'ai mis des javelles, des bûches..., et l'enfant dessus par devant, puis, j'ai allumé. (Page 18.) Le crime pour lequel le Jury, c'est-à-dire l'opi- | nion publique, se montre le plus indulgent en France, celui dont il écarte le plus souvent les conséquences pénales les plus terribles, et qu'il couvre parfois d'une absolution complète, est l'infanticide.

Pourquoi ce privilége accordé à un crime dont un excès d'indulgence aurait assurément pour effet de favoriser la multiplication en détruisant peu à peu l'autorité de la loi religieuse, de la loi morale et de la loi civile, en habituant les esprits au mépris de la vie humaine, au risque de tarir les sources mêmes de l'humanité?

On ne supposera pas, à coup sûr, que ces défaillances, aujourd'hui fréquentes, de la répression aient leur cause dans un abaissement de la moralité générale : ce serait calomnier notre temps. Jamais l'homme ne fut plus que de nos jours respecté par l'homme, et notre civilisation moderne, quoi qu'on cn puisse dire ou penser, se distingue de ses aînées par une douceur toute nouvelle sur la terre.

La raison de ces mansuétudes, dont s'effrayent à bon droit le législateur, le magistrat et le moraliste, est multiple.

Elle est le plus souvent dans les motifs déterminants du crime, dans la condition physique, morale et surtout sociale du criminel.

Quels sont-ils, en effet, presque toujours, ces cou

CAUSES CÉLÈBRES. 136 LIVR.

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pables qui viennent répondre devant la Justice de la vie d'un innocent? Si l'on excepte quelques malheureux dénués de sens moral qui ne voient dans l'enfant qu'une gêne et une charge, et qui le tuent de sens rassis pour se soustraire à l'accomplissement du plus sacré des devoirs, ce sont de pauvres filles qu'un moment de faiblesse a fait glisser dans le déshonneur, qu'une faute publiée perdrait sans ressource, et que le désespoir de ne pouvoir nourrir un enfant, alors qu'elles ont peine à se nourrir elles-mêmes, a poussées au crime.

En pareils cas, la pitié du Jury se comprend et s'excuse. Mais si le criminel égarement de la mère n'a pas trouvé sa cause dans ces navrantes misères; si elle a voulu conserver l'honneur au prix d'une vie innocente, alors comment expliquer l'indulgence de l'opinion même pour celle-là? Ne serait-ce pas que cette opinion se sent elle-même en faute? N'a-t-elle pas encouragé le crime par ses préjugés? N'a-t-elle pas réservé toutes ses sévérités à la pauvre fille séduite? Ne l'a-t-elle pas confondue dans ses mépris avec celles que poussent dans la faute la paresse et le libertinage? Que le préjugé frappe aussi durement le séducteur que sa victime; qu'il cesse d'envelopper dans la même réprobation l'inexpérience et la débauche, et sans doute on verra diminuer ces sanglants sacrifices à l'honneur. Cette aveugle loi d'honneur est souvent ici la meurtrière

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M LEMOINE.

véritable, et excite au crime celles-là surtout chez qui le sentiment de la dignité sociale est le plus vivace et le besoin de considération le plus énergique. Le dix-neuvième siècle aura peut-être le privilége de faire disparaître ces deux causes d'un crime qui affecte si profondément la morale sociale et la vie humaine la misère sans défense et le fatal préjugé d'honneur. La misère abandonnée, sans ressources, des gens de bien, des femmes éminentes associés pour une noble tâche travaillent à la diminuer, et, s'il est possible, à l'éteindre. Le préjugé, des esprits sérieux, honnêtes et élevés s'entendent aujourd'hui pour le combattre. Que les sociétés créées pour venir au secours de l'enfance, joignant leurs efforts à ceux de ces âmes généreuses, étendent leur protection jusqu'à la fille-mère elle-même, et le préjugé, comme la misère, cessera bientôt de faire des victimes.

Dans la cause qui nous occupe, on ne voit pas une de ces pauvres créatures affolées qui expient durement un oubli d'un instant, qui payent pour un séducteur que la loi humaine ne saurait atteindre. La coupable n'est pas une de ces malheureuses abandonnées qui accouchent, ignorantes, égarées par la douleur, dans quelque grabat furtif: c'est une mère inspirée par le fatal préjugé d'honneur, une mère qui veut sauver la réputation de sa fille; une mère qui, dans l'abondance de toutes choses et dans une situation sociale enviée, accomplit froidement, énergiquement, le crime d'infanticide pour conserver intacte sa considération, celle des siens, pour tromper par les apparences d'un honneur immaculé, le monde aujourd'hui, demain, peut-être, quelque confiant honnête homme.

La Justice ici avait le droit et le devoir de se montrer sévère. Cette mère, si avide d'honneur, avait mérité par sa négligence le malheur auquel elle voulait se soustraire. Elle n'avait pas su entourer sa fille de cette surveillance active et salutaire qui protége une enfant inexpérimentée contre les périls de la vie. Elle lui avait donné le dangereux exemple du mépris des devoirs de famille et des convenances sociales, et sa propre vie avait été pour celle dont elle eût dû être la gardienne attentive une leçon de révolte et de désordre.

Mais le lecteur trouvera peut-être que, dans ce drame de Chinon, la Magistrature a trop fidèlement représenté l'opinion publique dans ses injustes préjugés. Ses sévérités se sont impitoyablement appesanties, non pas seulement sur la mère qui les méritait si bien, mais sur la fille, pauvre victime d'une éducation mal conduite, et des ignobles convoitises d'un misérable. Pour l'infâme séducteur, elle n'a pas eu, à défaut des peines que la loi n'a pas édictées, ces justes flétrissures qui, infligées de si haut, viendraient en aide à la conscience publique et contribueraient à déplacer la responsabilité

morale de l'infanticide.

En 1858 vivait, à Chinon, petite ville d'Indre-etLoire, une dame Lemoine, issue d'une famille considérable du pays. Victoire Mingot, dont les parents avaient, au commencement du siècle, occupé honorablement leur place dans les assemblées législatives et dans la magistrature, était, à dixneuf ans, en 1835, riche et appelée à le devenir davantage. Elle pouvait prétendre à une alliance élevée; aussi, la vit-on avec surprise s'unir à un jeune homme pauvre, d'une famille obscure.

Ce mariage ne fut pas heureux. La vie commune

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devint impossible entre les époux, et, en 1851, la dame Lemoine obtint en justice une séparation de corps. L'arrêt fit droit à ses plaintes, en lui confiant la gestion d'une fortune importante, et, faveur rare et significative, en remettant dans ses mains le soin d'élever les deux enfants nés de ce mariage | mal assorti, un fils et une fille.

De ces deux enfants, le seul dont nous ayons à nous occuper ici, Angélina, avait quinze ans à peine à l'époque où s'ouvre ce récit. Précoce, comme l'avait été sa mère, elle avait déjà la taille et les élégances d'une femme, à l'âge où la plupart des jeunes filles ne sont encore que de maigres et disgracieuses enfants. Elle promettait de rappeler un jour par sa beauté sa mère, dont les traits nobles et la tournure majestueuse faisaient revivre, pour ainsi parler, dans la femme de quarante-deux ans, quelqu'une des beautés splendides et sévères de la cour de Louis XIV à son déclin.

La jeune Angélina avait été élevée dans la maison maternelle; elle avait reçu, elle recevait encore des leçons d'excellents et honorables professeurs. Cette éducation, la fortune de sa mère, ses avantages personnels qui se développaient de plus en plus, semblaient faire de cette jeune personne un des partis les plus enviables de Chinon, quand toutes ces belles espérances furent tout à coup renversées de la façon la plus imprévue.

Dans les premiers jours d'octobre 1858, le bruit se répandit dans la ville que la fille de la riche, de la fière Mme Lemoine, entretenait des relations honteuses avec le cocher de sa mère. Cette étrange nouvelle parut, tout d'abord, incroyable aux honnêtes gens de toutes les classes; mais elle fut accueillie avec faveur par quelques âmes basses, jalouses de tout ce qui les domine: elle eut faveur surtout dans le monde des antichambres et des écuries.

Ce cocher, qu'on donnait pour amant à Angélina Lemoine, était depuis deux ans au service de la mère. Il se nommait Jean Fétis; il avait vingt-huit ans. Son aspect seul semblait démentir la rumeur et la noter de calomnie. C'était un petit homme maigre, au front bas, au nez court, au teint jaune et terreux, à la voix d'eunuque, aux yeux chassieux. Une petite tête, même sur ce petit corps, une petite face bouffie, d'apparence scrofuleuse. Avec cela, ignorant et grossier comme un laquais campagnard, non sans une pointe de prétention grotesque: il prenait, par exemple, d'un ménétrier de Chinon, des leçons de violon à 25 centimes le cachet. Et c'était là l'homme à qui la charmante Angélina eût sacrifié son honneur!

En novembre, le petit bruit calomnieux commença à s'enfler, à grandir. En décembre, si tout le monde n'y croyait pas, personne ne l'ignorait. Beaucoup allaient jusqu'à dire que Me Lemoine était enceinte, que le cocher s'en vantait, qu'il annonçait son futur mariage avec la demoiselle.

Une brave femme, qui avait été longtemps ellemême au service de Mme Lemoine, qui lui portait affection et respect, qui avait vu naître et grandir la petite Angélina, avait entendu, comme beaucoup d'autres, à la tirée du vin, gloser impitoyablement sur les amours de Me Lemoine. Ce fut elle que le curé de Chinon chargea d'avertir son ancienne maîtresse. Choix malheureux! C'était une fort honnête personne que la mère Suard, mais timorée, manquant d'ailleurs de l'autorité nécessaire auprès d'une femme un peu haute, comme l'était Mme Lemoine. Celle-ci n'en était pas à entendre le premier écho de vagues

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