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« Ah! vous voilà?» qu'elles me disent. C'était l'heure du diner. « Si nous avions un meilleur diner, que me dit Mme Lemoine, nous vous engagerions à le partager. Mais il est détestable, n'est-ce pas, Angélina? » J'ai été surprise de voir Mme Lemoine gaie comme ça; elle riait comme à l'ordinaire, plaisantait sur la forme de mon vêtement.

M. le Président. Eh bien! pourtant, elle avait reçu une horrible révélation, ce qui prouve une femme qui se possède à merveille. Continuez.

Mme Fleurand Après le dîner, sa fille s'absentant, j'en profite pour dire à Madame: « Sortezvous demain? passez chez nous, je vous prie. » Le lendemain, Madame ne vient pas. J'y retourne; je trouve les portes fermées et je m'en étonne: on me dit qu'elle a renvoyé ses domestiques... Aussi, en entrant, je lui dis : « Ah! Madame, quel malheur ! il vaudrait mieux que ce soit arrivé à vous, » voulant dire que je croyais qu'il valait mieux que le bruit fût répandu sur la mère que sur la fille. Mme Lemoine m'a répondu : « Ne vous désolez pas. Tout cela, ce sont des cancans que je ferai taire; j'ai fait maison nette: dans quelques jours, on ne parlera plus de rien. »>

M. le Président. Oui, c'est déjà le rôle qu'elle a obstinément suivi jusqu'au bout. C'est ce qu'elle appelle être conséquente avec elle-même.

On appelle Focillon (Pierre), propriétaire à Turpenay. Il dit avoir vu Mme Lemoine, qu'il a par, faitement reconnue, monter, en compagnie d'une jeune fille, sur une hauteur dépendante du coteau de Givray. La jeune fille a ôté un surtout, s'est couchée sur le côté et s'est laissée rouler en bas comme une barrique de vin. Puis, elle est remontée prendre son vêtement. Sept ou huit jours auparavant, il tombait de l'eau, des ouvriers ont vu la même jeune fille monter un autre coteau. La mère est restée en bas. La fille se livra au même exercice; mais, cette fois, le danger était plus sérieux. Le premier coteau avait dix mètres de hauteur environ; mais celui-ci en avait bien quarante. « Moi qui suis un homme, ajoute le témoin, je ne voudrais pas pour 2,000 francs en faire autant. »> D. Êtes-vous bien sûr que ce fût Mile Lemoine? -R. Je ne pourrais l'affirmer; cependant, c'était sa taille et son élégance. Angélina.

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Cela ne s'est pas passé ainsi. Je suis tombée par accident. J'ai quitté mon pardessus parce que j'avais eu de la peine à gravir le coteau. Je suis tombée, parce que j'avais marché sur ma robe en montant; et je me suis arrêtée à moitié chemin dans ma chute.

M. le Président. C'est la première fois que vous donnez ces explications. Elles sont en contradiction avec tout ce que vous avez déposé des exercices violents convenus avec votre mère. Et vous, femme Lemoine? R. Ces faits sont singulièrement dénaturés. C'est le dire d'un esprit prévenu par des rumeurs malveillantes.

Bruneau et Marais, cultivateurs, racontent la seconde scène à peu près dans les mêmes termes. M. le Président. Eh bien! femme Lemoine, qu'avez-vous à dire?

R. Ce que j'ai dit tout à

l'heure.

M. le Président. Ce sont des fagots, n'est-ce pas ? toujours votre réponse inconvenante. Lemaitre (Isidore), serrurier à Chinon, et sa femme, élégante de Chinon, sont de ces charitables voisins qui ont fait leur partie dans le concert de médisances organisé autour de la maison Lemoine. Le mari déclare qu'il voyait assez souvent Angélina chez Lieubray. Elle y causait de tous les cancans un peu scandaleux de Chinon. Elle demandait si telle demoiselle n'était pas enceinte, si elle allait bientôt accoucher. Il rapporte une scène où Angélina seule au balcon, un jour de procession, aurait provoqué deux jeunes gens par ses regards et par ses sourires. Mais il ne se rappelle plus si, sur le geste inconvenant d'un de ces jeunes fats, Angélina s'est retirée. Il croit bien qu'elle est restée au bal

con.

Angélina. Je ne sais pas ce que veut dire le témoin. De quelle année parle-t-il? Dans quelle saison? Je ne sais.

M. le Président, à Mme Lemoine. - Votre fille allait, vous le voyez, dans les boutiques d'artisans, et on ne se gênait pas pour tenir devant elle des propos qu'on n'eût pas tenus si elle avait eu une tenue plus convenable, plus décente. Tout cela vient à l'appui de tout ce qui a été dit sur la légèreté de la fille Lemoine; elle s'affichait beaucoup trop. C'est l'indice d'une fort mauvaise éducation et d'un grand défaut de surveillance de la part de la mère.

La femme Lemaître témoigne d'une exclamation désespérée de Mme Lemoine parlant des bruits qu'elle traitait d'infâmes calomnies : « Si Dieu s'occupait des choses d'ici bas, ces choses n'arriveraient pas. »

D. (A Mme Lemoine.) Pourquoi traitiez-vous d'infâmes calomniateurs ceux qui faisaient courir ces bruits? R. Je devais le dire. On me prête, d'ailleurs, un langage qui n'est pas le mien.

M. Huet (Paul), propriétaire à Chinon, dépose sur les faits relatifs au voyage de M. Lemoine. Il dit avoir su par M. Maupetit que la migraine n'était qu'une excuse. Il rapporte le propos de M. Guibout.

M. Guibout (Hercule), propriétaire à Chinon, rapporte ce qu'on sait de sa conversation avec M. Lemoine.

M. le Président, à Mme Lemoine. Vous entendez l'appréciation qu'on fait de votre caractère. Mme Lemoine. M. Guibout ne me connaît pas assez pour me juger. M. le Président. Il parait, au contraire, vous avoir bien appréciée. Témoin, quel était le caractère de Mme Lemoine?

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M. Guibout. Mes relations avec elle ont été assez bonnes; mais son caractère est roide; elle a des idées arrêtées et n'admet aucune contradiction.

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-

Mme Lemoine. Ceci me regarde seule. J'avais l'honneur de ma fille à sauvegarder. Une mère n'avoue jamais ces choses-là; (avec énergie) le père n'est que le père, la mère est la mère. La honte de ma fille, je voulais la cacher au monde entier. Que n'ai-je pu me la cacher à moi-même! Si j'avais laissé voir ma fille à M. Lemoine dans l'état où l'avait réduite la migraine, il m'aurait fait un procès. Sa prétendue démarche de conciliation n'était qu'une menace.

La liste des témoins à charge est épuisée. Deux témoins ont été cités par la défense. Le premier, M. Laurent (Ernest), professeur de musique d'Angélina, dit n'avoir rien remarqué, chez elle, pendant deux ans et demi, qui lui ait paru de nature à la distinguer des jeunes personnes de son âge. Sa tenue n'avait rien de déplacé. Il a appris les bruits qui circulaient sur son compte, mais il n'y a pas ajouté foi un seul moment. Rien n'était changé dans les habitudes de la jeune fille; rien n'a pu lui faire supposer qu'elle n'était plus telle qu'il l'avait toujours connue.

D. Le vendredi, 29 juillet, vous ne donniez pas de leçon? R. Non; c'est le lundi que je repris mes leçons.

D. Mme Lemoine n'assistait pas à vos leçons? R. Elle n'était pas toujours là.

M. Maupetit (Narcisse), professeur d'histoire au collége de Chinon, a donné également des leçons à Angélina pendant plus de deux années. Il a donné sa leçon le jeudi, veille de l'accouchement.

D. Vous n'avez jamais rien remarqué qui pût faire soupçonner de mauvaises tendances chez votre élève? R. Jamais. Elle avait une excellente tenue, un esprit très-prompt, très-ouvert, elle se livrait à l'étude avec zèle et avec fruit.

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D. Et en décembre et en janvier? — R. J'ai cru qu'elle les avait encore, les voyant revenir en février.

D. (A Angélina). Votre mère a reçu, après votre accouchement, une lettre anonyme? - R. Oui; cette lettre disait : « Madame, ayant appris que l'homme à qui vous avez donné votre confiance a séduit votre bonne et innocente fille, je viens, comme votre meilleur ami,... » Le reste, je ne me le rappelle plus. On disait de s'adresser à une dame Rouger. Ma mère m'a dit : « Cela n'est bon qu'à brûler; en tous cas, cela arrive trop tard. » D. Votre mère souriait en disant cela? R. Je ne sais si elle souriait, mais elle n'en avait pas l'air préoccupée.

M. le Président. On proposait une nourrice, et votre mère a dit : « Elle arrive trop tard. » Mme Lemoine. Puisque l'enfant était mort. M. le Président. - Quelques jours plus tôt, c'eût été la même chose.

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Les débats sont terminés; ils ont duré deux jours. Le dimanche, 11 décembre, la lutte va s'engager entre l'accusation et la défense. La parole est donnée au Ministère public.

M. le Procureur général rappelle quel immense scandale causa, dans la petite ville de Chinon, ce fait monstrueux des relations d'Angélina Lemoine avec le cocher de sa mère. Cette mère, dont on connaît aujourd'hui la négligence coupable, la Justice crut (hélas ! elle s'était bien trompée) qu'elle serait, plus que le père, digne d'être la gardienne de ses enfants. La légèreté des allures, des paroles de cette jeune fille, la liberté de son langage et de ses actions, tout accuse cette négligence, suite naturelle d'une éducation viciée. L'absence de ces principes religieux qui seuls pouvaient combattre de déplorables instincts, l'influence d'une mère philosophe, qui ne croit pas en Dieu, elle l'a dit! la lecture autorisée de livres pernicieux, tout se réunissait pour développer chez une jeune personne de quinze ans les excitations déjà si dangereuses de la jeunesse et des sens.

<«< Angélina, vous le savez, lisait les romans de Mme George Sand; elle lisait d'autres romans publiés par les journaux que recevait sa mère. Elle faisait ses délices d'un livre particulièrement immoral les Confessions de Marion Delorme. L'histoire d'une courtisane avait, pour cette malheureuse enfant, un attrait particulier. Voilà où elle apprenait que le mariage est une chose insensée, une sotte institution sociale, qu'on n'a pas craint d'appeler la prostitution jurée. On lui représentait les passions comme données par la nature; on lui disait que c'est folie d'y résister.

« Voilà les enseignements donnés à Angélina, voilà comme la mère a compris la sainte mission qui lui était confiée. Étonnez-vous, après cela, que

sa fille soit tombée si bas, que l'enfant, sans boussole, se soit perduc dans cet océan de boue.

«La responsabilité retombe sur la mère tout entière; elle a fait plus que l'abandonner volontairement, elle l'a privée des armes qui devaient la défendre, elle lui a caché la foi, que toutes les mères mettent joie et honneur à aviver chez leurs enfants. Elle a fait plus alors qu'un avertissement salutaire lui était donné, elle l'a méprisé, se renfermant dans son orgueil et dans ce qu'elle appelle son honneur domestique. Les indications les plus précises ne peuvent entamer son incrédulité prétendue, et les relations de Fétis et de sa fille continuent tous les jours, aussi libres, aussi faciles, aussi peu surveillées que précédemment. »

Voilà donc un point acquis au procès. Angélina a été abandonnée à elle-même; sa faute se com

prend par son éducation et le défaut de surveillance de sa mère.

« Toutefois, quand, devant le magistrat instructeur, Angélina a été forcée d'avouer ce qu'elle ne pouvait pas nier, ses relations avec le cocher de sa mère, elle a voulu poétiser sa faute. La malheureuse! avec son éducation, avec sa conscience obscurcie, elle n'a pas compris qu'une telle faute n'élève pas le complice, mais que, par elle, au contraire, on se rabaisse à la condition de l'homme à qui on se livre!

«Et encore, cette première défense, si elle l'avait trouvée en elle-même! si c'était sa pensée ! Mais non, c'est tout simplement une réminiscence de roman. Tenez, Messieurs, je vois avec regret le drame et le roman s'immiscer dans nos débats judiciaires. Dans une cause récente, à la Cour d'as

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sises de Paris, dans un procès dont vous connaissez tous le retentissement, il y avait aussi une jeune fille, tristement célèbre, qui avait à se défendre, à la fois, et d'un crime, et d'une passion qu'on disait sans frein. Pour prouver cette passion, et dans l'espoir, sans doute, d'intéresser et d'attendrir les Juges, on lisait ses lettres, dont le style peignait la puissance de cette passion irrésistible. Eh bien! ces lettres si passionnées, elles n'étaient pas de la jeune fille: elle les avait platement copiées dans un drame peu moral de notre époque. Čet exemple, vous le voyez, a été contagieux, et, comme sa devancière, Angélina Lemoine a copié, pour poétiser sa passion. »

à

La faute d'Angélina, continue M. le Procureur général, passant à un autre ordre d'idées, cette faute, connue de toute une ville, n'était qu'un outrage la morale, aux institutions sociales. «Mais, dit le magistrat, si j'ai expliqué la faute morale, si je lui ai assigné ses causes, si j'ai limité la responsabilité de la fille par celle de la mère, je ne puis plus exCAUSES CÉLÈBRES. 137° LIVR.*

pliquer sa participation au crime que sa mère a commis.

«Il est vrai que ce n'est pas à Angélina que rcvient l'initiative de la pensée criminelle; la mère n'a pas consulté sa fille; mais enfin, à cette pensée elle n'a pas même fait une objection. Elle a accepté le pacte si cruellement formulé : « Nous brûlerons l'enfant!» Et la jeune mère n'a pas trouvé le courage d'intercéder pour son premier né.

« Je comprends qu'elle foule aux pieds les institutions sociales; mais les lois de la nature, elles sont respectées, même dans les plus mauvais livres. La maternité, ce n'est pas une institution sociale, c'est un instinct de la nature, instinct admirable, qui devait protéger cet enfant. Etait-elle si tristement organisée, cette fille, que de ses lectures elle pouvait prendre ce qui favorisait ses passions, et rejeter le reste?

«Mais la mère ! oh! la mère, elle, n'a jamais hésité, jamais varié dans son projet. Le jour où sa fille, interrogée, lui a fait connaître sa faute, ce Mme LEMOINE. - 4.

jour-là, à l'instant même, sans réflexion, le crime est né dans sa pensée. « Tu n'épouseras jamais cet -homme, dit-elle à sa fille, et l'enfant, je le ferai 'passer. » Elle a dit cela, car Angélina et Fétis se 'sont rencontrés pour le déclarer.

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caractère indéniable de sincérité, et que ses rétractations actuelles ne peuvent que corroborer ses déclarations antérieures, si précises, si réitérées. Et Mme Lemoine, elle aussi, s'est rétractée. Jusqu'à l'audience d'hier, elle en était encore à son vieux système du 8 août. Hier seulement, elle a dit qu'éclairée par le débat, elle ne croyait plus au viol. La vérité est qu'elle n'y a jamais cru. »

Quant à Fétis, cet homme est digne de foi. Il n'a pas d'intérêt à déposer comme il le fait. Son illusion, c'est un mariage. Eh bien! pour qu'il puisse se marier, il faut d'abord qu'Angélina soit acquittée. Comment mesurer dans tout cela la part de cul

« Quel a donc été le mobile de la mère ? Vous le 'connaissez un orgueil inflexible, intraitable. Je ne sais pas ce que dira la défense; peut-être, avec son habileté si connue, cherchera-t-elle à faire un acte d'héroïsme de ce qui n'est qu'un grand crime. Peut-être développera-t-on éloquemment les paroles prononcées par la femme Lemoine, s'écriant avec emphase: « Oui, j'ai de l'orgueil, j'ai du caractère, je ne le nie pas; mais les grandes éner-pabilité d'Angélina Lemoine? M. le Procureur génégies font les grandes actions. » Nous lui répondrons avec autorité: Arrière l'orgueil et l'esprit de domination! Le caractère, l'énergie ne conduisent à de grandes actions qu'une nature noble et généreuse; mais chez une nature pervertie, la volonté énergique conduit aux plus grands crimes. »>

Elle voulait épargner à sa fille le déshonneur; mais elle a dépassé le but, et, avec ce caractère que vous lui connaissez, avec cette obstination qui ne recule jamais, il est certain que, lorsqu'elle disait «Ma fille est calomniée, je le prouverai, » elle était déjà irrévocablement décidée au crime.

<< Tenons compte, je le veux, de la situation d'une mère; son devoir, assurément, est de dissimuler la faute de sa fille. Mais cet orgueil, ce refus de croire, cet aplomb accusateur, cette menace de confondre la calomnie, qu'est-ce que cela révèle une pensée bien arrêtée, celle de supprimer l'enfant d'une façon ou d'une autre, avant sa naissance si c'est possible; à sa naissance, si c'est nécessaire. Voyons-la donc marcher de crime en crime jusqu'à l'accomplissement de sa pensée assassine, jusqu'à la mort de l'enfant. »

La dernière partie du Réquisitoire suit, pas à pas, à l'aide des documents fournis par l'instruction, les manœuvres abortives d'une part, de l'autre, après l'insuccès de ces tentatives criminelles, les faits d'infanticide, avec toutes les circonstances accusatrices. Cet exposé, très-complet, très-serré, n'apprendrait rien au lecteur, qui n'a plus à être convaincu.

Sur la question capitale, celle de savoir si l'enfant a vécu, M. le Procureur général ne veut d'autre preuve décisive que les aveux d'Angélina. Il n'y a qu'à lire les interrogatoires successifs de la fille, pour être certain de l'infanticide. Fidèle d'abord aux suggestions, au mot d'ordre de sa mère, elle ment, elle parle de viol, elle dit que l'enfant était mort. Mais, dès le second interrogatoire, elle revient à la vérité. « J'avais voulu sauver ma mère, et je reconnais que c'est impossible. »

« Et quel intérêt a donc cette jeune fille à compromettre sa mère? Est-ce qu'elle ne se compromet pas elle-même, si elle reconnaît que son enfant à vécu? Car, s'il n'y a pas eu d'enfant vivant, il n'y a pas eu de crime.

« Aujourd'hui, il est vrai, Angélina se rétracte. J'avoue que je suis peu effrayé de cette rétractation, après quatre mois d'aveux. J'en veux cependant tirer un argument irrésistible. Si elle a accepté un rôle qui peut la compromettre, c'est qu'elle a un grand amour filial; et si elle aime sa mère, a-t-elle pu mentir pendant quatre mois, alors que ces mensonges auraient été la perte de cette mère qu'elle aime? Non. Que conclure de tout cela? que les déclarations d'Angélina sont empreintes d'un

ral croit qu'elle doit partager la responsabilité de sa mère, dans une part moindre, il l'admet, car, sans doute, le Jury prendra en considération sa jeunesse et sa mauvaise éducation.

Quant à la femme Lemoine, c'est elle qui a condamné l'enfant à mourir; c'est elle qui, alors que l'enfant vivait encore peut-être, tant sa précipitation était grande, le jetait sur le bûcher. Quelle nuit elle a dû passer, à remuer ce corps sur les cendres pour qu'il n'en restât pas un débris, un lambeau de chair!

«Mais ce que je lui reproche encore plus, peutêtre, que ce grand crime, c'est d'y avoir associé une jeune fille qui n'en aurait jamais eu l'idée »

M. le Procureur général termine par ces paroles : « Ce n'est pas moi, Messieurs les Jurés, qui vous conseillerais une concession, si légère qu'elle fût, aux passions de la multitude. Mais, quand il s'agit de donner satisfaction aux intérêts légitimes des populations, qui cherchent dans un procès un enseignement moral, nous devons alors à l'opinion publique la satisfaction qu'elle réclame, satisfaction d'autant plus sévère, que les accusées sont plus haut placées. Avec des juges tels que vous, je n'ai pas à redouter un acte de faiblesse. Une femme a commis un crime odieux, qui excite l'horreur de tous. Eh bien! c'est une femme riche, c'était une femme du monde: qu'on ne dise pas qu'elle a trouvé grâce devant la Justice! »

La parole est au défenseur de Mme Lemoine, à Me Lachaud.

« Il n'est pas au monde, Messieurs, dit-il, une femme, une mère plus cruellement atteinte par le malheur et la honte, que l'infortunée qui est sur ce banc. Elle avait une fille, elle l'adorait; cette fille était son orgueil et sa joie; cette fille, aujourd'hui, est déshonorée; elle est avec elle sur ce banc. Un misérable, épiant les ardeurs naissantes de cette enfant, conseillé par le calcul de la plus basse cupidité, a flétri un nom honorable.

« La faute de cette jeune infortunée pouvait être oubliée; par un suprême courage, la mère avait anéanti la preuve de ces honteuses relations. La Justice se dresse alors, et on demande compte à la mère de l'existence d'un être qui n'a jamais vécu. Les révélations les plus honteuses, les plus abjectes sont jetées en pâture à toute une population, et la mère torturée voit les actes de sa fille chérie discutés, jugés sur je ne sais quels témoignages!

« Je vous le demande, y cut-il jamais pareil tourment infligé à une mère?

si

«Eh bien ! je dis que si elle était coupable, que l'instinct de la mère l'avait entraînée, que si, plaçant l'honneur au-dessus de la vie, elle avait commis un crime, elle mériterait encore la plus

mmense pitié, j'allais presque dire du respect: ce serait une héroïne d'un autre temps que le nôtre, mais, enfin, ce serait une héroïne. Quand l'humanité faiblit sous le poids de pareilles situations, elle porte encore un caractère de grandeur qui saisit. « Mais, rassurez-vous, Messieurs les Jurés, Mme Lemoine n'est pas coupable, et votre conscience n'aura pas la douleur de le proclamer. Je vous en donnerai, j'espère, des preuves capables de vous satisfaire.

« Entrons dans la cause simplement, voyons ce qu'est Mme Lemoine.

« Elle appartient à une famille éprouvée depuis longtemps; elle est énergique, elle est fière, elle est haute! Ce sont les bonnes et grandes natures. Est-ce que fierté et férocité sont synonymes? Elle le disait hier mieux que je ne le dis: Rien que de noble ne peut partir d'un cœur bien trempé.

« Et d'ailleurs, où a-t-on vu que sa fierté soit de celles qui conduisent au crime? Qui l'a jugée ainsi? M. Guibout, M. Guibout seul, et pas un autre avec lui! Il a fait sa phrase, il a dit qu'elle était altière. Il a insinué qu'elle pourrait être pis encore. «Vous la connaissez mieux que moi!» Eh bien ! je lui ai demandé un fait, un acte, un seul, il n'a pu m'en citer un.

«En 1851, la Justice, qui la connaissait à Chinon, où elle a toujours vécu, lui a donné un éclatant témoignage d'estime. Elle avait souffert des humiliations, des tortures: elle en fit la preuve devant la Cour d'Orléans; le Jugement qui prononçait la séparation à son profit fut confirmé.

«Des témoins, après cela, viendront vous dire qu'elle est altière, méchante, capable de tout. La vérité judiciaire dit qu'en 1851, elle était honorable et respectée. Si on ne m'oppose pas un fait, on ne peut persévérer dans cette préface inexacte qui fait de cette femme une espèce de monstre.

«Elle n'a pas de foi, dites-vous; elle est philosophe et voltairienne? Qui vous l'a dit? Est-ce qu'elle a manifesté du mépris pour les choses saintes? Est-ce que, catholique, elle n'a pas vécu en catholique? Que, dans un moment de désespoir, elle ait poussé un cri impie; mais c'est le cri de l'âme qui souffre. La foi, est-ce qu'elle ne l'a pas donnée à sa fille ? A douze ans, Angélina fait sa première communion. Est-ce qu'ensuite, elle n'a pas, tous les ans, aux époques prévues par l'Église, rempli, et sous l'inspiration de sa mère, ses devoirs religieux ?

«La tendresse de la mère n'avait pas voulu que sa fille se séparât d'elle. Vous avez entendu les professeurs, M. Maupetit, M. Laurent; ils vous ont dit la prudence de la mère. Et puis, si cette nature fatalement précoce a échappé aux soins dont on l'entourait, pourra-t-on rejeter sur nous la responsabilité de toutes les ignominies? Oh! si, pour la sauver, il faut que nous soyons deux fois coupable, soit!

<«< On la laissait sortir jusqu'au seuil de sa demeure; mais qui donc eût soupçonné ce vieillard que vous avez vu, et dont la vieillesse a conservé les ignobles passions d'un autre âge? Il y avait dans cette maison une femme, une mère souffrante. N'était-ce pas une garantie? fallait-il donc soupçonner des choses équivoques! fallait-il s'effaroucher, parce qu'elle joue follement avec un domestique, sous les yeux ou en l'absence de sa mère ? Et si, un jour, étant au balcon, des jeunes gens la remarquent, la mère sera-t-elle coupable pour cela? C'est

avec ces misérables petits faits groupés qu'on en, est arrivé à nous montrer comme un monstre la mère attentive, aimante, dont le grand, le vrai, le seul crime a été ce saint orgueil qui ne peut même. croire aux souillures de celle qui est sortie de son sang.

«La fille lisait des romans; est-ce nous qui les lui, donnions? Si, plus tard, elle a lu des feuilletons, c'était à l'insu de sa mère, en rusant avec sa mère. Elle a dit elle-même qu'alors que sa mère lisait le haut du journal, elle parcourait furtivement les colonnes du bas. Il y avait, dans cette nature, des, agitations qu'une mère ne pouvait deviner. Voyonsnous tous les instincts, tous les défauts de nos en-, fants? Non nous les aimons souvent trop pour être clairvoyants. La mère a été ce qu'elle devait être; elle a veillé comme elle devait veiller, et, ne sachant rien de cette nature exceptionnelle, elle, n'a pas cru devoir prendre des mesures exceptionnelles.

« C'est en 1856, qu'un homme, pour lequel l'ac-, cusation a des bienveillances inouïes, est entré chez Mme Lemoine. Dès son entrée, il a fait le calcul abominable qui lui a réussi. Il ne faut pas dire non. C'est dans une lettre de son frère que j'en vois la preuve. Elle avait treize ans, il avait vingtsept ans; elle n'était qu'un enfant, il était un homme. Joseph Fétis, à qui on avait parlé de libertés fâcheuses, écrivait à son frère : « Prends garde d'aller à Fontevrault. »>

« Il est des détails dans lesquels je ne veux pas entrer. Est-ce un viol? Non, pas dans la loi des hommes; mais, dans la loi de Dieu, c'en est évidemment un. Il est un âge, âge difficile, où une jeune fille éprouve des sensations mystérieuses. Il a profité, le misérable, des dispositions de cette novice et folle enfant, qui va succomber, si son honnêteté ne la protége pas. Oui, cet homme attisera le feu nouveau qui doit incendier le cœur et l'imagination de cette enfant. Et l'accusation n'a pas de paroles sévères pour cet homme! et elle dit de lui: Fétis paraît un homme d'une moralité ordinaire, n'ayant ni qualité, ni défaut remarquable. Fétis un homme d'une moralité ordinaire! Ah! les hommes honnêtes devant qui je parle, les pères de famille s'indigneront en voyant la monstrueuse infamie de ce rapt fait par un lâche domestique.

« Voilà l'homme que M. le Procureur général n'a pas stigmatisé de sa parole puissante. Allons, c'est de sa part un oubli.

« Ce n'est pas tout que cette trahison. Tenez, je vais faire des concessions. Fétis l'aimait, je le veux; il a succombé parce qu'il l'aimait, je consens à l'admettre. Mais si c'est cela, il faut frapper plus fort encore sur cet homme. Quoi ! il aime sa maitresse, et il spécule sur son déshonneur pour avoir sa fortune! Quand il a obtenu ou arraché les faveurs de cette enfant, les a-t-il cachées soigneusement, au fond de son cœur? Non. La séduction, il ne la voulait que pour la publier. Quelques jours après le crime de la séduction, toute la ville est avertie la diffamation court comme une traînée de poudre. Il ignore encore la grossesse, car c'est en octobre seulement qu'il commence à parler.

« Alors, il se passe à Chinon des faits odieux. Il s'y forme une association de malhonnêtes gens. 11. y a ce Lieubray, qui a joué cette comédie ridicule: que vous savez. Lieubray, qui a offert ses services à l'infâme, qui lui a dit : « Je serai ton confident; on ne se défie pas de moi; » qui, plus tard, lui a dit :

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