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LES ADULTÈRES DE LA BASTIDE-NEUVE: V" AUPHAN ET DENANTE (1862).

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L'adultère inspirant le meurtre n'est que trop fréquent, surtout dans nos campagnes. Une femme jeune encore a épousé un mari déjà vieux; un jour, elle s'aperçoit que son conjoint est devenu infirme, inutile. Quelque robuste gars est là sous la main; le vieux gêne on le supprime. L'amour n'est d'ordinaire pour rien dans ces complicités criminelles; l'intérêt en est souvent le mobile dominant. Voici pourtant une cause où l'argent ne joue aucun rôle; l'ardeur des sens y conduit tout. Voici deux époux jeunes, mariés par amour: la femme s'éprend pour un rustre de passion lubrique, et n'a plus dès lors qu'une pensée, jouir de cet homme à son aise. Le rustre est marié aussi; elle ne voit là que deux obstacles à renverser. Et cette femme n'est pas une grossière paysanne; sa lubricité revêt des formes poétiques et prend le langage de l'amour.

Il y a là un tempérament particulier, une idiosyncrasie qui tranche avec les ordinaires vulgarités du meurtre adultère.

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épousé, cinq ans auparavant, Fortunée Béridot, avait demeuré deux ans à Gordes, et, à la mort du père Béridot, les époux Auphan étaient venus s'établir à la Bastide-Neuve chez la veuve Béridot, leur mère et belle-mère.

Ce soir-là, le père d'Auphan et un cousin de Fortunée étaient venus partager le souper de famille. On avait joyeusement trinqué au rétablissement d'Auphan, que minait, depuis quelques mois, une maladie de langueur.

Vers les sept heures et demie du soir, Alfred Béridot, c'était le nom du cousin, se disposa à partir. Auphan voulut en vain le retenir; Alfred était meunier à Goult, petit hameau des environs : il tenait à ne pas rentrer trop tard au moulin. Il partit donc, après un dernier verre de vin, en disant : « Bon Noël, vous tous; bonne fête, ma tante! >>

Alfred s'engagea, pour regagner Goult, dans an petit chemin de traverse qui serpentait à travers champs; mais au moment où il allait tourner une plantation d'oliviers qui s'étendait derrière la ferme, il entendit le bruit d'un coup de feu, et, aussitôt après, des cris lointains: Au secours! à l'aide! Croyant reconnaître la voix de sa tante Béridot, Alfred revint en courant, et, par les trous du portail de la ferme, il aperçut, à la lumière de plusieurs chandelles et d'une lanterne allumée qui gisait sur le sol de la cour de grange, un corps étendu, LES A DULTÈRES DE LA BASTIDE-NEUVE. 1.

près duquel gémissaient et s'agitaient la mère Béridot, le père Auphan, les domestiques de la ferme et les plus proches voisins.

C'était le malheureux Auphan qui était couché là, la poitrine couverte de sang. Le coup de feu entendu par le cousin Alfred l'avait atteint au moment où, comme d'habitude, il se dirigeait vers l'écurie pour y faire sa visite du soir.

On porta le blessé sur son lit; il paraissait souffrir d'intolérables douleurs. Ses yeux égarés ne reconnaissaient personne; sa bouche, tordue par les convulsions de l'agonie et rougie d'une écume sanglante, laissait échapper des cris déchirants: Tuezmoi, achevez-moi! Après une demi-heure de cette lutte affreuse contre la mort, il expira dans les bras de son père.

Alfred Béridot, cependant, avait couru à Gordes pour chercher un médecin et un prêtre. Tous deux arrivèrent trop tard. Le docteur Appy ne put que constater la mort, causée par deux balles reçues en pleine poitrine, à courte distance.

Alfred avait également prévenu de l'événement un des meilleurs amis d'Auphan, le maquignon Denante. Ils revinrent ensemble à la ferme. A peine Denante eut-il aperçu le cadavre, qu'il se jeta dessus et le tint étroitement embrassé. «Mon pauvre Auphan, mon grand ami! s'écriait-il; qui a pu te faire cela? Ah! si je le savais, celui-là me passerait par les mains! >>

Un cultivateur de Fontblanche, qui se trouvait là, témoin de cette douleur bruyante, ne put s'empêcher de dire à voix basse à quelques voisins: «Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, je mettrais la main sur cet homme. >>

Auphan mort, on s'occupa de sa femme. Fortunée, pendant cette terrible scène, était restée assise à la table de la cuisine, accoudée et la tête cachée dans ses mains et dans son mouchoir. On l'entendait, de fois à autre, pousser quelque sourd gémissement. Elle n'avait pas couru avec les autres au bruit du coup de fusil. Elle ne s'était pas levée de sa place, elle n'avait pas assisté Auphan dans son agonie. Quand tout fut fini, il parut qu'elle allait s'évanouir. On la soutint, on la porta dans une chambre haute et on la mit au lit.

Denante, après la première explosion de ses regrets, demanda à voir la veuve de son ami. Il monta à sa chambre, y trouva une bonne femme, la Tamisier, qui préparait de la tisane, et, s'approchant du lit, murmura quelques paroles de consolation, passa la main sous les couvertures, pressa la main de Fortunée qui restait muette, et lui offrit une tasse de la tisane préparée. La Tamisier fut scandalisée de ces façons singulières.

Le commissaire de police de Gordes, M. Beauchamp, avait été prévenu dans la soirée. Deux gendarmes, Granier et Grandordi, vinrent visiter la ferme et ses alentours, recueillir les on-dit. Quand ils entrèrent dans la cuisine, où parents, voisins et amis étaient réunis, Alfred Béridot crut voir Denante pålir et frissonner comme une feuille d'arbre au vent.

Les gendarmes eurent beau chercher, ils ne trouvèrent aucune trace de l'assassin. Ils purent reconnaître seulement, par la direction du coup, que l'arme meurtrière avait dû être passée à travers un des larges trous du portail de la ferme.

La nuit s'écoula tristement à la Bastide-Neuve. Les voisins s'étaient retirés un à un; le père Auphan et la mère Béridot, épuisés de douleur et de

| fatigue, sommeillaient dans la chambre commune. Denante s'était offert pour veiller le corps de son ami avec la femme Tamisier. Tous deux assis au coin d'un feu, dont la flamme seule éclairait la chambre mortuaire, échangeaient à voix basse les réflexions que leur inspirait cette scène lugubre. « On m'a raconté, dit la femme Tamisier, qu'il y eut un jour un homme assez hardi pour veiller le corps d'un malheureux qu'il avait assassiné luimême. - C'était avoir bien de l'audace, dit DeL'assassin eut ce cœur-là; mais mal lui en prit. Il n'était pas seul auprès du lit de sa victime; dans la nuit, un bruit léger, inexplicable, se fit entendre du côté du lit. C'était peut-être quelque souris qui trottait. L'assassin se leva comme s'il avait été pris par une main invisible; on vit ses yeux s'agrandir et ses cheveux se dresser sur sa tête, et ceux qui étaient là connurent qu'il était bien le meurtrier. »

nante.

Pendant que la Tamisier parlait, Denante avait pâli visiblement, et ses yeux inquiets se fixaient sur la forme vague qui se dessinait sous les draps. Vers minuit, il quittait la ferme pour rentrer à Gordes.

Aussitôt qu'il avait été averti du crime commis à la Bastide-Neuve, M. Beauchamp avait envoyé un exprès à Apt, qui n'est éloigné de Gordes que de dix-huit kilomètres. Le Procureur impérial et le Juge d'instruction arrivèrent à Gordes dans la matinée.

Le commissaire de police, cependant, n'avait pas perdu son temps. Les agents avaient été aux renseignements; on avait interrogé la rumeur populaire, et Denante avait été, de tous côtés, signalé comme le seul auteur possible du crime. Auphan, homme doux et d'une vie régulière, n'avait pas un seul ennemi; mais il avait cet ami. Denante, le maquignon que l'on sait, était établi depuis quelque temps au hameau de Fontblanche, dans le voisinage de la Bastide-Neuve, où il avait acheté un petit bien; sa famille habitait Gordes, où lui-même passait une grande partie du temps qu'il n'employait pas à courir les routes et les foires. C'était un gaillard solide, à larges épaules, bon vivant, même viveur. Il était marié, père de famille.

Depuis qu'il était arrivé à Fontblanche, Denante avait fréquenté chez Auphan. Il était notoirement familier avec Fortunée, et, quand la nouvelle du meurtre arriva à Gordes, il ne manqua pas de gens qui se rappelèrent des circonstances indiquant le caractère coupable de ces familiarités. Ceux-ci l'avaient rencontré sur la route de l'Isle, seul avec la femme d'Auphan, dans son char-à-bancs recouvert d'une bâche en toile. Denante embrassait Fortunée et la tenait enlacée dans ses bras. Il y en avait qui rapportaient des propos significatifs tenus par le maquignon. A celui-là, qui lui demandait des nouvelles d'Auphan, il avait répondu d'un air de dépit : « Cet homme-là est toujours malade et a peur de mourir!... mais, bah! ça ne mourra pas, à moins que ça ne crève d'un coup de fusil!... »

Un mois avant le meurtre, un messager, Cyprien Rivarol, avait fait, en plaisantant, à Denante quelques observations sur ses amours. «Ah! répondit le maquignon, je sais bien tout ce qu'on dit de moi; mais, à présent, je suis lancé, et il n'y a plus que la prison ou la guillotine qui puissent m'ar-.

rêter. »

Ce Rivarol racontait encore qu'un jour de foire il avait conduit Auphan à Carpentras. Au départ, le fermier paraissait plus dispos et plus gai que de

coutume. Mais, en route, les vomissements et les sueurs le prirent. « C'est peut-être votre déjeuner qui ne passe pas, dit Cyprien. -Oh! répondit Auphan, ce n'est pas là ce qui peut me charger l'estomac. Je n'ai pris qu'une tasse de café que m'a préparée ma femme. » L'indisposition croissant, il fallut s'arrêter à Isle, où Cyprien dut laisser son voyageur à l'auberge.

Un cultivateur, le père Jauffret, avait vu de ses yeux Fortunée donner un rendez-vous au maquignon. « C'était le 3 décembre, disait-il; j'allais donner une façon à ma terre et je passais sur le débord de la route, en bas de la Bastide-Neuve. Il faisait, ce jour-là, un joli soleil qui vous réjouissait les os. Je vis le pauvre Auphan qui s'y chauffait, en se promenant le long de son mur. Il s'appuyait sur un bâton, le pécaire, et on l'aurait quasiment pris pour un vieux, tant il était chétif, pâle et courbé. Voilà que, là-dessus, j'entends tousser de l'autre côté de la route, et j'avise en face, sur un tertre, caché derrière des troncs de mûrier, notre Denante. Je me dis à moi-même : Té, qu'est-ce qu'il fait donc là, le maquignon? Et puis, voilà que je vois le portail de la Bastide-Neuve qui s'ouvre tout doucement, la Fortunée qui regarde vite à droite et à gauche, et qui, ne voyant personne, branle son mouchoir en l'air du côté de Denante et crie: «A ce soir ! » Le maquignon fait un signe, comme pour répondre Compris, et s'éloigne. La Fortunée était restée là, le suivant des yeux tant qu'elle put l'apercevoir. Moi, qui pensais au pauvre affligé que je venais de rencontrer, je me dis à moi-même: C'est clair. »>

Ces propos et beaucoup d'autres ne tombaient pas en sourdes oreilles, et quand les deux magistrats furent arrivés, que M. Beauchamp leur eut appris ce qu'il savait, ils jugèrent qu'il n'y avait pas à hésiter. Denante avait été entouré jusque-là d'une surveillance invisible. Il avait librement couru la ville, il était retourné à la Bastide-Neuve, il était allé à Fontblanche, il en était revenu. Il avait commandé un cercueil pour Auphan, il avait fait à quelques parents d'Auphan, qui habitaient Gordes, des visites de condoléance. Sur le soir, il fut arrêté.

Le jour tombait déjà, quand le maquignon fut placé sous la garde des deux gendarmes Granier et Grandordi. Il passa la nuit avec eux, moitié prisonnier, moitié libre. Au premier mot, au premier soupçon, il s'était récrié, avait protesté de son innocence. Lui, tuer ce pauvre Auphan, un ami si cher! Hé ! dans quel intérêt, bon Dieu! Puis, il tomba dans un grand calme, racontant tranquillement à ses deux gardiens toutes ses démarches de la veille. «< Allez ! c'est moi qui ai été saisi, quand le petit Béridot m'est venu annoncer la nouvelle. Je venais de me faire raser chez Espitalier, il pourra bien le dire. Au reste, j'ai traîné mes guêtres par tout Gordes, ce soir-là, je ne sais pas où je n'ai pas été, chez Marius, chez Roussot, chez Vial. Comment veut-on que j'aie fait le coup, si je n'ai pas bougé d'ici ? »>

Vers minuit, cependant, Denante commença à s'agiter. Après un long silence, pendant lequel il avait paru absorbé dans ses réflexions, il dit tout à coup à ses compagnons de veille: «Mais un homme qui l'aurait fait sans qu'il y ait un seul témoin pour le prouver, est-ce qu'on pourrait lui faire arriver de la peine?»

Sur le matin, on entendit une voiture rouler sur

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le pavé. « Ah! dit Denante, voilà le courrier qui part pour Apt. Té, Grandordi, c'est Pascal qui conduit; fais-moi le plaisir d'aller lui demander s'il ne m'a pas vu par ici à huit heures. Tu sais, mon Denante, répondit le gendarme, tout ça n'est pas notre affaire, et tu t'en expliqueras avec ces Messieurs. Je veux te contenter, pourtant. »

Grandordi sortit et revint, disant : « Pascal dit bien qu'il t'a vu à Gordes hier soir, mais trois bons quarts d'heure après le coup. Si tu n'as que ça... »

Denante parut consterné de cette réponse. Il s'agita quelque temps sur sa chaise, puis, se levant, demanda où il pourrait satisfaire un besoin. Un des gendarmes se leva, ouvrit une porte et indiqua à Denante un cabinet. Après quelque temps, Denante sortit et vint se rasseoir. Il était pâle et ses mains tremblaient. Les gendarmes, qui avaient l'œil sur lui, le virent relever les pans d'un long burnous qui lui descendait jusqu'aux genoux, et regarder ses cuisses. Un filet de sang coulait du ventre. Les gendarmes se jetèrent sur ses mains, le continrent et virent que le malheureux s'était donné un coup de couteau. L'arme était restée par terre dans le cabinet.

Avis fut aussitôt donné aux deux magistrats de cette tentative de suicide, et on envoya chercher le docteur Bernard pour visiter le blessé.

Celui-ci, cependant, resté seul avec les deux gendarmes et couché sur un matelas, se tenait la tête dans ses mains, gémissant et disant : « Ah! les femmes, les femmes !... C'est elle, la malheureuse, qui me l'a fait faire... Je me suis fait justice... Ah! les femmes ! les femmes ! >>

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Et il leur raconta, d'une voix entrecoupée, son crime de la veille : « Oui, c'est moi qui l'ai fait... elle m'y a poussé. Elle languissait d'être ma femme... Ah! il a fallu que j'y vienne. Nous lui avons donné du poison, pas une fois, mais dix fois; mais cet homme-là avait l'âme chevillée dans le corps. Alors, elle m'a tourmenté pour que je l'étrangle, pour que je le noie, et, à la fin des fins, elle m'a donné de la poudre pour que je le brûle... Mais le fusil, on ne l'a pas trouvé, où est-il ? — Ah ! le fusil, je l'ai jeté dans mon puits à Fontblanche... je l'avais acheté 15 fr. à Cavaillon, chez Meyniel... Je lui disais que je n'avais pas de plomb, elle m'a répondu : Prends les grelots de ton mulet, et faist'en des balles... Ah! les femmes ! les femmes !... Et, quand je suis arrivé là, au portail de la BastideNeuve, je m'en serais retourné, bien sûr, sans avoir le cœur de le faire. Mais elle, elle est venue voir si j'étais à mon poste. « Es-tu prêt? m'a-t-elle dit, il va sortir... ne manque pas ton coup. » Et, passant sa tête par un des trous du portail : « Té, fais-moi un baiser. »

Pendant que Denante s'embarquait ainsi dans les aveux, le docteur Bernard arriva. Il visita la blessure et s'assura qu'elle n'intéressait aucune partie vitale. Peut-être avait-elle été faite d'une main peu ferme; mais, enfin, le médecin reconnut qu'à peu de chose il avait tenu qu'elle ne fût mortelle.

Le premier appareil posé, le Juge d'instruction put interroger Denante et recueillir lui-même ses aveux. Ils furent précis, multipliés, longuement appuyés de preuves. On peut les résumer ainsi :

«Mes relations avec Fortunée Auphan ont commencé quelque temps après que je fus venu habiter Fontblanche. C'est elle qui a été au-devant de moi, et qui, sur un mot dit à la légère, une bêtise

comme on en dit aux femmes, m'a répondu qu'elle ne demandait pas mieux que d'être ma maîtresse. Huit jours après, elle m'ouvrait la porte qui est au fond du jardin, et nous couchions ensemble.

« Depuis ce moment-là, elle m'a poursuivi. Son mari lui était devenu odieux; elle m'a dit vingt fois qu'il fallait que je l'en débarrasse, que nous nous marierions ensemble, que nous serions heureux. Ça n'était pas toujours facile de nous voir. Auphan n'avait de soupçon, lui; mais la mère Béridot est une fine mouche et, quand Auphan a commencé à être malade, elle est venue plus d'une fois coucher dans le lit de sa fille pour nous gêner. >>

Mais, demanda le magistrat, cette maladie d'Auphan n'était-elle pas causée par un premier crime? « Oui, mais Auphan était déjà souffrant, quand l'idée vint à Fortunée de lui faire prendre quelque chose qui nous en débarrasserait. J'avais du phosphore, je lui en ai donné mais ça n'a rien fait. Il a trouvé sa soupe mauvaise, et voilà tout.

« Alors, j'ai donné à Fortunée de l'opium, que j'avais acheté à Apt, chez M. Granon. Ça n'a pas fait davantage.

« Un jour, moi et Fortunée, nous avions été ensemble à Cavaillon. Il y avait, sur la place, un dentiste qui vantait sa poudre dentifrice et qui disait: Remarquez que ma poudre est inoffensive et qu'on peut s'en servir sans crainte. Ce n'est pas comme certains de mes confrères, qui sont assez peu scrupuleux pour mettre du sublimé dans leurs dentifrices. Et vous n'êtes pas sans savoir que le sublimé corrosif est un des poisons les plus violents qu'on connaisse.

« Ça nous fit réfléchir, et Fortunée me dit : Si tu tâchais d'avoir de ce qu'il dit là. Je ne connaissais pas ce sublimé (1); mais j'allai tout de même en demander à M. D'Arbora, le pharmacien, qui m'en vendit.

« Le sublimé ne fit pas plus que le reste. Auphan vomissait, dépérissait à vue d'œil; mais il ne passait pas. Comme on attribuait le plus gros de son mal à un coup de pied de cheval qu'il avait reçu en septembre, les médecins lui donnaient des remèdes qui le remettaient sur pied. Même, après une grande crise de vomissements qu'il eut le 14 décembre, il se remit si bien, que Fortunée, désespérée, me déclara qu'il fallait en finir. Elle m'avait déjà plusieurs fois parlé de le jeter à l'eau, soit dans son puits, soit dans la Sorgue, un jour que nous irions le promener jusqu'à la fontaine de Vaucluse, ou bien de l'écraser sous les roues de ma voiture, ou même, car ces femmes, une fois que c'est lancé, c'est pire que nous pour la férocité, de l'étrangler la nuit dans son lit ou de l'étouffer entre deux matelas. Elle devait épier son sommeil et m'ouvrir pour faire le coup.

<< Moi, tout ça ne m'allait pas, parce qu'il était trop clair que ça se saurait. Alors, est venue l'idée du fusil. Je n'en avais pas, elle m'a dit de ne pas en emprunter et d'en acheter un; je l'ai acheté. Mais je n'avais pas de poudre ni de balles: elle a pris de la poudre dans la poudrière d'Auphan, et, pour les balles, a imaginé de prendre les grelots de mon mulet. »

Denante raconta, comme il l'avait fait déjà, mais avec de nouveaux détails, ses démarches criminelles du 24 décembre. Ce jour-là, Fortunée Auphan était

(1) C'est le deutochlorure de mercure.

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venue à Gordes chez les Denante, avait dîné avec Denante et sa femme. Puis, elle s'était fait reconduire par Denante jusqu'à la Bastide-Neuve. En route, on était convenu de tout. Fortunée avait donné la poudre à son amant. «Tu viendras vers les sept heures, avait-elle dit. Nous serons à table. Tu te placeras derrière le grand trou du portail et tu passeras par là le canon du fusil. Je l'enverrai à l'écurie, et, comme il faudra qu'il prenne la lanterne et qu'il vienne sur toi, tu pourras le viser à

ton aise. >>

Vers cinq heures, Denante avait été charger son arme à Fontblanche, y avait mis deux balles en fer. Puis, il était retourné à Gordes, y avait soupé avec sa femme, son père et son fils, et, vers sept heures, avait repris le chemin de Fontblanche. A sept heures et demie, Fortunée le trouvait à son affût et l'encourageait une dernière fois au meurtre

à

« Quand ça a été fait, ajouta l'assassin, j'ai couru Fontblanche, j'avais laissé ma porte entr'ouverte. J'ai jeté mon fusil dans le puits, et j'ai pris ma course du côté de Gordes. Là, j'ai été me montrer chez le buraliste (le marchand de tabac), dans trois cafés différents. J'ai rencontré Pascal, le postillon, et je lui ai parlé. Puis, j'ai été me faire faire la barbe chez Espitalier. Pour qu'il fit attention à l'heure, je lui ai demandé si sa pendule n'était pas dérangée. Mais tout ça, c'est comme si je n'avais rien fait. Ça m'étouffait d'avoir fait le coup; il a fallu que je le dise. »

Le Magistrat instructeur fit vérifier aussitôt les assertions de Denante. On retrouva le fusil dans le puits qu'il avait indiqué. M. Granon, le pharmacien d'Apt, déclara qu'en effet Denante lui avait acheté deux grammes d'opium, destinés à assouplir un étalon indocile. Le pharmacien de Cavaillon M. D'Arbora, prétendit n'avoir pas livré de sublimé corrosif au maquignon; mais celui-ci dépeignit si exactement la chambre haute dans laquelle le pharmacien l'avait conduit, que, malgré les dénégations de D'Arbora, le doute ne fut pas possible. C'était bien dans cette chambre que le pharmacien serrait les substances vénéneuses soumises, pour la vente, aux formalités d'inscription sur un registre spécial et de prescription écrite par un homme de l'art. Les dénégations de D'Arbora avaient évidemment pour but de dissimuler une contravention trop fréquente aux règlements.

Cyprien Livarol fut entendu, raconta le voyage d'Auphan, interrompu à l'Isle par des vomissements répétés. Denante confirma ces dires, en ajoutant qu'il avait traversé l'Isle quelque temps après que Cyprien y eut laissé Auphan. Celui-ci pria Denante de le ramener dans sa voiture à la Bastide-Neuve; mais Denante prétexta une affaire qui l'empêchait de rendre ce service à son ami, gagna rapidement Gordes, et, le soir, alla coucher avec Fortunée.

Il n'était donc que trop probable que Denante ne mentait pas et que les adultères avaient essayé du poison. L'autopsie du corps d'Auphan fut faite et la recherche des substances vénéneuses confiée à M. Colignon, pharmacien à Apt. L'expert soumit les viscères aux différentes analyses indiquées par les révélations de l'assassin; mais il ne trouva rien. L'opinion de M. Colignon fut que le poison avait dû être éliminé par les vomissements et par la circulation. Ce fut aussi l'avis de M. Emile René, professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Montpellier, et de M. Gustave Chancel,

professeur de chimie à la même Faculté. Ils déclarèrent que le premier expert avait suivi les règles, mais que, dans l'intervalle de temps écoulé depuis l'ingestion des substances vénéneuses, elles avaient dû être expulsées d'un corps vivant jusqu'aux dernières traces. D'ailleurs, suivant un procédé vicieux trop généralement employé, les viscères avaient été livrés à l'expert plongés dans l'alcool, substance qui rend souvent les recherches difficiles et s'oppose à la découverte de certains agents.

On entendit les médecins qui avaient soigné Auphan pendant sa maladie. Le docteur Peyron, son médecin ordinaire, avait attribué l'état général d'Auphan à une gastro-entérite intense. «Je vomis comme des os, du sable et des cendres, lui disait souvent le malade. Tout ce que je mange, tout ce que je bois, a mauvais goût et mauvaise odeur. >> Le docteur, qui avait vu plus d'une fois Denante s'empresser auprès d'Auphan, qui avait même été appelé par Denante à soigner ce mal inconnu, n'avait pu soupçonner un crime. Toutefois, il avait recommandé expressément à Fortunée de garder les déjections de son mari. Celle-ci ne l'avait jamais fait.

Après qu'Auphan eut reçu, à la fin de septembre, un coup de pied de cheval qui aggrava son état, le docteur Félix, de l'Isle, fut appelé à seconder le docteur Peyron. Il vit un homme jeune encore, mais qui déjà semblait un vieillard, maigre à étonner, affecté de nausées et de vomissements fréquents, et qui disait ressentir à la gorge, à l'estomac et au bas-ventre des douleurs cuisantes, comme des brûlures. Lui aussi recommanda de garder les matières; mais, un jour, Auphan ayant vomi devant lui, Fortunée s'empressa de jeter de la cendre sur les déjections et de les faire disparaître.

Le traitement indiqué par les deux docteurs, destiné à la fois à combattre une irritation profonde des viscères et à rendre du ton à l'organisme débilité, se trouva particulièrement apte à neutraliser l'effet des poisons. Le lait et le quinquina sont, on le sait, le contre-poison des sels de mercure. Quant à l'opium, l'ignorance des criminels en avait annihilé la puissance par l'ingestion simultanée du café noir. A ces causes et aux vomissements abondants du 14 décembre, par l'effet desquels l'estomac d'Auphan avait rejeté les substances toxiques, se rapportait sans doute l'amélioration observée vers le 20 décembre, qui fut, pour le malheureux Auphan, un arrêt de mort violente.

Fortunée Auphan, désignée comme complice et par les aveux de Denante et par les circonstances qu'on vient de dire, fut interrogée à son tour. Elle nia tout, même ses relations adultères avec le maquignon. En vain on lui opposa les déclarations si précises de son amant, la notoriété publique, les scandales de ses promenades avec Denante, elle s'obstina dans ses dénégations. Quand le Magistrat lui parla de l'affreux courage qu'elle avait eu d'embrasser et de réconforter son complice, un instant avant d'envoyer son mari à la mort, elle en appela au témoignage des parents et des amis qui avaient partagé, à la Bastide-Neuve, ce funèbre souper de la veille de Noël. Elle n'avait pas quitté la table un seul instant; elle n'avait donc pu aller au portail encourager l'assassin, lui donner un baiser.

Il est juste de reconnaître qu'un témoignage important donna, sur ce détail, raison à Fortunée. Le cousin Béridot vint dire qu'il ne croyait pas que la femme d'Auphan fût sortie pendant le souper.

« Si elle avait été dans la cour, dit-il, je m'en serais aperçu.» Denante avait-il donc imaginé cette scène froidement horrible du portail, et ne devait-on pas craindre qu'il ne cherchât, par d'autres mensonges, à diminuer sa part de responsabilité?

Ce fut encore Denante qui leva tous les doutes. Quand il sut que Fortunée l'abandonnait et le chargeait, le lâche maquignon la livra tout entière. Il indiqua au Magistrat un grenier de sa ferme de Fontblanche, dans le murduquel un trou habilement dissimulé recélait toute la correspondance criminelle de Fortunée Auphan avec son complice. On trouva l'ingénieuse cachette, où étaient vingt lettres ou billets au crayon, prudemment gardés par Denante.

Ces lettres et ces billets sont, avec les aveux de Denante, les seuls témoins importants au procès. Il faut donc les transcrire ici, au moins en partie, non pas avec leur orthographe, car la lecture en serait trop difficile, mais traduites en style ordinaire (1).

Les premiers de ces billets respirent la passion la plus exaltée : « Mon bon mari (c'est le titre affectueux que Fortunée donne à Denante dans toutes ses lettres), je te dirai que je languis bien de coucher avec toi, pour avoir le plaisir de t'embrasser tout à mon aise! Pour l'enfant que je porte, je t'assure qu'il est le tien. Je pense que tu peux compter du jour que nous venions de l'Isle. Je te demande une chose, que tu me souhaites pas plus d'enfants que ta femme propre. Pense souvent à moi, parce que moi je pense très-souvent à toi. Je t'embrasse mille fois et te serre contre mon cœur. Il n'est pas possible que tu m'aimes du fond du cœur comme moi je t'aime; car je t'aime à mourir pour toi. »

Ailleurs «Mon bon mari, loin de vous je suis toujours dans la tristesse et dans les larmes; je vous embrasse du fond du cœur, et suis pour la vie votre dévouée femme. »

Dans un autre billet: «Toute la journée je n'ai fait que pleurer de voir que je suis toujours privée de vous, cela me rend malade. Mardi, je resterai à la maison, et, lorsqu'ils seront partis pour le marché, je pense qu'ils iront, j'ouvrirai la porte du jardin, et vous viendrez. Ah! que je vous embrasserais volontiers si nous avions le bonheur d'être seuls! Mille baisers, je vous serre contre moi. »

Les relations adultères ont commencé à s'ébruiter; la correspondance témoigne des inquiétudes de Fortunée, constate les projets de mariage et en explique la nécessité: «Je pense que nos peines finiront bientôt. Si cela continuait, je serais bientôt morte de chagrin. Pour moi, je voudrais déjà être votre femme... Je t'embrasse mille fois du fond du cœur. Un jour, je l'espère, tu seras mon mari; je t'aime plus que moi-même; un jour je serai ta « Je vois que cela ne peut continuer;

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il faut que cela finisse d'une manière ou d'une autre Il y a trop d'amitié de tout côté pour rester comme

(1) Voici pourtant un échantillon de l'orthographe de Fortunée. Il suffira, pour donner au lecteur une idée du reste de la correspondance avec sa saveur véritable. « Mon bon mari je te diré que je lengui bien de couché avec toi pour avoir le plaisir de tant brasé tout à mon aise, pour l'enfant que je porté je tasure quillé tien. Je pense que tu peu conté du jour que nous venions de lile, je te demande une chose, que tu me souvète paplus denfant que ta femme propre, pensé souvent à moi parseque moi je pense tré souvent à toi, je tenbrasse mille fois, et te sère contre inon cœur, il né pas possible que tu mème du fon du cœur comme moi je téme cuart je tème a mourir pour toi. »

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