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cela. Il faut nous ranger et nous débarrasser de cet embarras. Si cela continuait longtemps, les gens pourraient parler de nous; notre affaire ne vaudrait plus rien; nous perdrions notre réputation. L'honneur est une belle chose, il faut le conserver pour nous marier à l'honneur de tout le monde. Ah! que je serais contente, si je pouvais bientôt être votre femme! »

Les lettres suivantes commencent la série des moyens à employer pour se débarrasser, et indiquent nettement le rôle de chacun des deux complices, l'ordre de priorité du meurtre d'Auphan, les irrésolutions de Fortunée, qui appelle Denante à son aide, les plaintes, les reproches et les instances persistantes de celui-ci :

« Mon bon mari, de toute la semaine je n'ai rien pu faire de ce que vous m'avez dit. J'ai toujours ma tête occupée, sans savoir comment faire pour m'en débarrasser. A présent, ne pensez pas à vous, pensez à moi, à m'aider à me débarrasser si l'occasion se présente, sans procès. Une fois moi débarrassée, nous sommes beaucoup plus libres, et nous vivons dans l'espoir d'être bientôt mariés. Cela devrait vous donner du courage. Si vous faisiez quelque chose, n'ayez pas peur de reproches de moi. Au contraire, je dirais : S'il a fait cela, c'est une preuve qu'il t'aime bien. Vous pouvez m'aimer, mais vous ne pouvez pas m'aimer plus que ce que moi je vous aime, car je vous aime beaucoup. J'ai tant ma tête occupée, que je ne sais plus que vous dire. Je vous dirai seulement que j'ai bien de souci, que je ne suis pas un moment tranquille. J'ai toujours dans la tête que, si cela vient à se savoir, il n'y aura plus moyen de se voir. Si j'étais privée de vous voir, je serais bientôt morte. Je finis, et je voudrais vous dire bien des choses, mais je ne puis plus écrire; j'ai ma tête trop occupée; j'ai été malade toute la journée de chagrin et d'inquiétude. Je vous embrasse mille fois, en attendant le bonheur d'être votre femme, je languis bien que ce beau jour arrive. »

<«< Mon bon mari, vous m'accusez faussement, je n'oublie jamais ce que vous me dites. Si je n'ai pas ouvert, c'est que je ne trouve pas à propos d'ouvrir pour si peu de temps. Moi, vous oublier! Non, jamais. A présent que je sens remuer votre bel enfant, cela me donne encore plus d'amitié pour vous. Il n'y a que la mort qui puisse me faire vous oublier; oui, que la mort seule. Je suis dans une position aussi triste que la vôtre, moi qui pense toujours à vous. Vous m'avez écrit une lettre qui me serre le cœur et qui m'a fait verser un torrent de larmes. Vous me parlez de votre mort! Pensez un peu de ce que je deviendrais après. Vous mort, je mourrais aussi, je vous l'assure. Sans vous, je n'ai point de plaisir sur terre. Je vous promets de faire tout ce que j'ai promis, mais je ne sais plus comment faire pour m'en débarrasser au plus tôt; il me semble que vous pouvez bien m'aider un peu. Je n'ai pu dormir de toute la nuit de penser que vous étiez indisposé. Il faut avoir soin de vous pour avoir soin de moi.

« Je voudrais vous faire plus long discours, mais je n'ai pas le temps. J'ai fait cette lettre sur mes genoux, vous la lirez comme vous pourrez. Consolez-vous pour me consoler, car j'en ai bien besoin. Je suis toujours dans l'inquiétude et vous me faites toujours des lettres sans consolation. Au contraire, vous m'affligez. Te suis assez mal contente, sans me

faire de reproche. Si je vous ai fâché, je vous de mande pardon, je vous embrasse du fond du cœur et vous fais mille baisers en pleurant. Vous me dites toujours que je ne veux rien exiger de vous: pour vous faire voir que je suis toujours dans les mêmes idées, je vais vous donner une commission. Si cela ne vous dérange pas et que vous ayez le temps, si vous allez à Avignon, vous m'apporterez un col en mousseline. Pas autre chose pour le moment que mille baisers. »

« Mon bon mari, il vaut mieux que je vous le dise que de le penser; je n'ai pas le courage de le jeter dedans le puits. Je ne vous aime que trop pour mon malheur, mais je n'ai pas ce courage. Il me semble que si nous allions un jour à Vaucluse, l'occasion serait plus favorable, et nous serions débarrassés tout de suite.»> «Pour moi, je voudrais déjà être votre femme, et je n'ai pas grand courage pour faire ce que vous me dites. Je vous prie, si l'occasion se présente sans vous compromettre, de m'aider un peu. Cela me ferait grand plaisir. Ayez un peu plus de courage que moi; il faut m'aider et vous charger de tous les deux. Les hommes ont plus de courage que les femmes; moi, ce n'est pas la peur que quelqu'un le sache, c'est le manque de courage, et je vois que je ne puis pas vivre sans vous avoir pour mari. »> « Puisque ce n'est pas possible que vous m'aidiez, je ferai l'affaire dès que l'occasion sera favorable. J'ai toujours peur que quelque chose se connaisse. Mais je pense que s'il y avait quelque danger vous ne me diriez pas de le faire. »

«Mon propre mari, je te dirai qu'hier j'ai passé un triste dimanche de ne te pas pouvoir parler ; mais mes idées sont toujours les mêmes. Tu peux te tranquilliser. J'ai souvent des inquiétudes, et comme vous je pleure; c'est la grande amitié que j'ai pour vous. Vous me parlez de rendez-vous, ce qui me chagrine. je ne vois guère le moyen de nous parler en sûreté, ce qui m'attriste beaucoup. Vous me dites que vous mettez du doute sur ce que nous nous sommes promis. Ne doutez de rien, je sacrifierai tout pour vous. Pour les mille francs, il y a déjà longtemps qu'il désire les retirer; mais je n'ai jamais consenti, ce qui lui fait peine. L'autre jour, il finit par me dire qu'il n'aurait pas besoin de moi, et je sais que sans moi il n'y a pas moyen de les retirer. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage; je finis en vous embrassant mille fois et vous serrant dans mes bras. N'oubliez pas, dès que vous aurez la lettre, de la mettre au feu. Il n'est pas possible que je puisse exprimer toute l'amitié que j'ai pour vous; encore une fois, je vous embrasse et vous fais mille baisers. >>

L'idée de noyer Auphan paraît abandonnée. C'est alors que commence sous toutes les formes le long empoisonnement d'Auphan. La correspondance en relate les diverses phases: « Mon bon mari, je commence à m'inquiéter; je vois que les remèdes vont bien doucement. La première bouteille était beaucoup meilleure que les autres. Vous voyez que je ne l'épargne pas, et je n'avance guère... Vous voyez que je n'ai rien oublié de ce que vous m'avez dit... A présent, je suis livrée à vous, j'ai commencé la faute, je ferai ce que vous me direz. Vous n'avez qu'à commander, je vous obéirai... On me dit : Ne pleure pas, ce n'est rien. Quand j'entends dire que ce n'est rien, je pleure encore plus. »

Aux solutions phosphoriques ont succédé les fragments de pâte solide; Fortunée rend compte à Denante d'un nouvel insuccès : « Mon bon mari, moi qui vous aime tant, pensez-vous que je puisse vous oublier? Ah! non, je ne vous oublierai jamais, je vous aime trop pour vous oublier. L'autre jour, je fis ce que vous m'aviez dit. La première fois, j'en ai mis deux, ça ne lui a rien fait. La seconde fois, j'en ai mis quatre dans un morceau d'omelette. En la mangeant il a dit: Cette omelette sent le soufre. Cependant, il l'a mangée, mais ça ne lui a rien fait. Maintenant, je n'ose plus en mettre, j'ai peur qu'il dise qu'il sent de nouveau et qu'il ne la mange pas. Ah! si vous pouviez m'aider, que je vous aurais d'obligation! Il faut penser un peu s'il n'y a pas un autre moyen de nous débarrasser sans nous compromettre. Si vous aviez bon courage, en allant à Vaucluse, vous le pousseriez dans l'eau. »

Denante a encore refusé ce moyen trop périlleux. L'emploi d'un poison violent, le sublimé corrosif, a été tenté inutilement. Fortunée écrit : « Mon bon mari, c'est impossible que notre affaire puisse aller. Ce matin, pour essayer, j'en ai mis une dans sa soupe, ça lui a croqué sous la dent. Il a dit je ne sais ce qu'il y a dans ma soupe, je ne puis pas la manger. Il l'a donnée au chien. Si j'en avais mis quatre, il se serait aperçu de quelque chose. Si vous alliez à quelque endroit que vous deux, je vous remettrais les boules et vous essayeriez de les lui faire manger. Peut-être que vous aurez plus de talent que moi. Ce qui m'inquiète beaucoup, c'est de voir que notre affaire ne peut pas réussir et que nous sommes toujours au même chapitre. Moi qui languis toujours de vous voir, et ne pas pouvoir rester un moment seule avec vous! Ça me chagrine bien d'être privée de connaître celui que j'aime le plus au monde.

« Adieu ! mille fois adieu ! en attendant le bonheur de nous embrasser.

« Si vous vouliez faire votre affaire à Vaucluse, il faudrait me le faire savoir, parce que je n'aurais pas le courage d'y aller. Je ferai la malade, et je garderai la maison. >>

Pour obvier au craquement du poison solide, les amants ont recours à l'opium. Auphan résiste toujours. Denante gourmande sa maîtresse, Fortunée répond « Mon bon mari, je suis toujours dans les mêmes intentions, puisque je fais tout ce que je peux. Si ça va si doucement, c'est que je ne puis le faire aller plus vite, car je suis bien ennuyée d'être auprès de lui. Cette nuit, je n'ai pas pu dormir, je pensais toujours à vous; il me semblait toujours que j'étais dans vos bras... Pour cette affaire, je ne sais que vous dire, j'ai peur que quelque chose se connaisse. Si vous le jugez à propos, il me semble que vous n'avez pas besoin de moi; vous savez de la manière que la porte de la chambre s'ouvre : au moment qu'il dormira, vous ferez votre affaire, et on le trouvera mort le lendemain... Pour moi, je le trouve bien fatigué, il va bien doucement pour prendre des forces, mais il est toujours là. »

Le docteur Félix a prescrit à Auphan des pilules destinées à calmer son mal. Les meurtriers y substituent des pilules de sublimé corrosif de forme semblable. C'est Fortunée qui les prépare, mais elle est souvent troublée dans sa fabrication. Elle prie Denante de les composer lui-même : « Mon bon mari, demain je suis seule, mais je ne vois guère le moyen de faire notre affaire... Je pense qu'il faudra

attendre à mardi. En attendant, il me faut préparer de ces petites boules. Si je pouvais les lui faire prendre en guise des autres, je le ferais... Moi, je lui donnerai la couleur; en voici une pour la gros

seur. >>

« Je vois bien que de votre côté vous prenez bien de la peine, » écrit-elle encore à Denante, faisant allusion, sans doute, à quelque tentative d'empoisonnement pratiquée par le maquignon sur sa femme.

La mort d'Auphan est décidée par un moyen prompt et sûr : Denante le tuera d'un coup de fusil. Fortunée fournira la poudre; mais elle voudrait que l'affaire se fit en son absence: «Mon bon mari, je suis complice à faire comme vous; mais, dans ce moment, je ne voudrais pas y être. Il me semble que, dans la nuit, quand il dormira, il pourrait pas crier. Pour vous, je confondrai tout, je me confondrais moi-même; mais il faut m'épargner ce moment. Pour moi, ne craignez rien : c'est comme si moi je le faisais. Je vous demande peu de chose, vous pouvez bien me l'accorder. Je vous aurais bien d'obligation si vous m'épargnez ce moment. Cela me fera une sensation, si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour votre enfant. Je pense que vous l'aimerez cet enfant, puisqu'il est le vôtre. » — << Mon bon mari, dans cette affaire, je vous laisse libre. Vous la ferez quand l'occasion vous paraîtra favorable. Si, mardi, l'occasion vous paraît favorable, vous pourrez la faire. Je vous donnerai ce que vous m'avez demandé. Cependant, si vous aviez une autre occasion et que moi je n'entendisse pas le coup, ça me ferait bien plaisir. Je pense que ça m'effrayera beaucoup. S'il nous arrive quelque chose pour notre enfant, cela nous ferait peine à tous deux. Vous le ferez quand vous voudrez, il arrivera ce que Dicu voudra; vous ne ferez rien sans m'en parler. »

L'impression qui résulte de la lecture successive de ces lettres est celle d'une complicité partagée, mais avec une nuance d'initiative passionnée du côté de la femme. Il est vrai que Fortunée n'avait pas gardé les lettres de Denante; elle les avait brûlées, comme elle demandait avec insistance qu'il brûlât les siennes. Si on avait eu la contrepartie, n'était-il pas naturel de croire qu'on eût surpris chez Denante les mêmes impatiences, les mêmes désirs brutalement exprimés, la même ardeur sauvage qui pousse à briser l'obstacle? Il était facile, aujourd'hui, à Denante, de se représenter lui-même comme l'instrument d'une volonté supérieure à la sienne; mais, dans ces lettres qu'elle croyait destinées à disparaître, Fortunée ne se montrait-elle pas obéissant elle-même aux suggestions de son amant? Ne devinait-on pas les excitations meurtrières, les reproches de défaillance, qu'avaient dû échanger ces deux coupables?

Toutefois, pour faire à chacun sa part, il semble que l'idée d'un mariage facilité par deux crimes appartienne plutôt à Fortunée; «il y a trop d'amitié de tout côté pour rester comme cela. » D'ailleurs, le monde jaserait et il faut sauver sa réputation, afin de se marier « à l'honneur de tout le monde. » Étrange préoccupation de ce que pensera l'opinion publique! Elle place l'honneur dans une union que deux existences devront payer. Fortunée ne redoute que le scandale; elle n'aime pas le bruit. Quant à la suppression de deux créatures vivantes, seul moyen de se débarrasser et de vivre honnête ment et décemment avec l'amant changé en époux,

courage physique qui lui manque, la fermeté des nerfs. Pousser cet homme dans le puits, cela la dé barrasserait; mais quoi! sa chair est faible et molle, si son âme est énergique. Qu'il le fasse, lui, qui est un homme; qu'il se charge des deux.

cette horrible idée ne lui inspire aucune répulsion; | mettre. Elle, elle a le courage moral, mais c'est le on n'aperçoit pas même chez elle trace d'hésitation morale. C'est la femelle mal accouplée, qui veut changer de mâle, et ne voit à tuer celui qui la gêne d'autre inconvénient que la découverte possible du crime. Encore, n'y a-t-il dans le scandale d'un flagrant délit que ceci qui l'inquiète : « il n'y aura plus moyen de se voir.»

Denante, lui, joue dans cette correspondance un rôle moins original et peut-être plus ignoble. Il n'a sans doute vu dans tout cela, dès l'abord, que le plaisir de posséder une femme appétissante; mais il a été pris au sérieux, on l'aime, violemment, exclusivement, brutalement, on l'aime plus qu'il ne le voudrait peut-être. De scrupules, il n'en a pas plus qu'elle et deux vies ne lui coûteraient guère. Mais le drôle est lâche, il a peur de se compro

Si elle était un homme, elle, comme on sent qu'elle aurait « bon courage» et que l'affaire ne trainerait guère! Mais elle est femme et ne pourrait même pas voir noyer ou étouffer le mari. L'amant ne pourrait-il faire ces choses-là sans qu'elle soit là: « il me semble que vous n'avez pas besoin de moi... je ne voudrais pas y être. » Ne pourrait-il lui épargner ce bruit du coup de fusil, qui lui causera une sensation pénible?

La dernière lettre explique, en partie, l'attitude de Fortunée après l'attentat. De remords, elle n'en a

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L'embuscade (Page 4). |

pas eu, soyons-en sûrs; de crainte, pas davantage. Elle est débarrassée; encore une affaire du même genre, plus facile à accomplir, et elle aura son vrai mari, son propre mari. Mais ce coup de fusil lui a retenti dans l'estomac, ces cris, ces pleurs, tout ce bruit, et cet homme qui râle, tout cela est désagréable à ressentir. Aussi la seule attitude qu'instinctivement elle puisse trouver, c'est l'attitude de l'ébranlement nerveux. Elle se cache la tête dans son mouchoir, et ne pense à feindre un évanouissement que quand la victime n'est plus qu'un cadavre et que tout ce bruit fatigant s'apaise un peu. Fortunée est un tempérament; Denante n'est qu'un maquignon grossier, un rustre à bonnes fortunes, qu'une femme a conduit plus loin qu'il n'aurait voulu. Il a goûté l'idée des deux assassinats; mais il aurait volontiers chargé Fortunée de toute l'exécution. Il lui a conseillé de pousser son mari dans l'eau ; il lui a fourni du poison; il l'avait même, nous le verrons plus tard, chargée d'empoisonner sa propre.femme. Si tout cela a fini par un

coup de fusil tiré par lui-même, c'est qu'il s'était trop avancé pour reculer, et qu'il a sottement, comme tant d'autres criminels de son espèce, imaginé qu'on ne le soupçonnerait pas.

Au fond de cette boue sanglante, qu'y avait-il après tout? l'amour? A Dieu ne plaise que l'on puisse donner ce nom à l'ignoble éréthisme que révèlent ces appels énergiques, ces regrets enflammés, ces espérances monstrueuses de la correspondance! C'est la poésie brutale du rut qui respire dans ces lignes : « Je languis bien de coucher avec toi pour avoir le plaisir de t'embrasser tout à mon aise. » Si elle n'a pas ouvert la porte du jardin, c'est qu'il y en aurait eu « pour si peu de temps, » que cela n'en valait pas la peine.

Et lui, sur le lit d'hôpital où on l'avait transporté pour guérir sa blessure, le misérable Denante parlait encore après son crime découvert, comme il avait dù écrire lorsqu'il en espérait pour fruit la libre possession de sa maitresse. Un menuisier de Gordes, Martin, vint le voir sur ce lit de douleur

Paris. Imprimerie Adolphe Laine, rue des Saints-Pères, 19.

et lui demander comment il avait pu s'abandonner au crime contre un ami, contre un pauvre inoffensif comme Auphan : « Ah! répondit Denante, si vous l'aviez vue nue comme moi!... >>

Le docteur Peyron vint aussi visiter Denante à l'hôpital; il lui fit, avec encore plus d'autorité, les mêmes reproches. « Je vous croyais son ami, lui dit-il, et vous vous occupiez à le tuer à petit feu! vous saviez bien que ce malheureux était gravement, presque incurablement malade. Ne pouviezvous le laisser s'éteindre ? C'est vrai, monsieur, répondit Denante, mais elle devait être ma femme et il ne pouvait pas mourir! »

Elle devait être sa femme! mais Denante était marié. Le magistrat dut soupçonner un autre crime et il n'eut que trop de motifs d'insister sur ses soupçons. Des témoins avaient vu la femme de

Denante vomir plusieurs fois, soit dans sa maison, soit à la Bastide-Neuve, après avoir accepté des mains de Fortunée, tantôt une tasse de thé, tantôt un verre de piquette.

Cette pauvre femme de Denante vint voir, elle aussi, son mari à l'hôpital. Elle lui rappela ces boissons suspectes, ces vomissements significatifs. « C'est vrai, ma femme, dit Denante; c'est vrai... pardonne-le moi.»>

La découverte des lettres ne put triompher des dénégations de la veuve. Auphan. Avec la froide et tenace obstination de la paysanne, elle soutint que ces écritures au crayon qu'on lui représentait n'étaient pas de sa main. Jamais elle n'avait écrit à Denante. Il avait sans doute fabriqué ces lettres pour la perdre.

Deux experts furent choisis, M. Bonnetg, éomè

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tre à Apt, et M. Ginoux, expert en écriture à Nimes. Tous deux furent commis par le Magistrat instructeur pour comparer les lettres accusatrices avec quelques comptes des dépenses de ménage et surtout avec les cahiers de Fortunée, conservés depuis le temps où elle était à l'école de Gordes. Les deux experts reconnurent et déclarèrent que les lettres trouvées dans le grenier étaient bien de la main de Fortunée. Son écriture n'y était même pas déguisée.

Dans les cahiers d'écolière, portant encore le nom de Fortunée Béridot, l'instruction nota un trait de caractère, quelques phrases passionnées qui ne ressemblaient pas mal à une déclaration d'amour.

Ainsi appuyée, l'accusation avait la partie facile. L'affaire put venir, le 1er mai 1862, devant la Cour d'assises de Vaucluse séant à Carpentras.

Les débats vont s'ouvrir devant un auditoire nombreux, qui commente les faits du procès avec CAUSES CÉLÈBRES, - 138 LIVR.*

une passion toute méridionale. Au banc de la défense sont assis, pour Denante, Me Barcilon, du barreau de Carpentras; pour Fortunée Auphan, Me Thourel, du barreau d'Aix. On se dit déjà que ce dernier a, par ses conseils, obtenu de sa cliente les aveux qui, seuls, peuvent inspirer quelque pitié à ses juges.

Les deux accusés sont amenés dans la salle. Les regards se portent avidement sur ces adultères, à qui l'imagination exaltée des populations a déjà fait une célébrité légendaire. On a dépeint le héros du sinistre drame comme un Antinous de village, la veuve Auphan comme un miracle de beauté. Denante est tout simplement un maquignon haut en couleur, qui frise la quarantaine, proprement mis, d'assez bonne mine après tout, de physionomie inquiète et soumise. Fortunée est vêtue avec quelque recherche, en fermière aisée; au grand désappointement des spectateurs elle cache obstinément ses traits derrière un manchon ou dans un mouchoir. Mais tout à l'heure, quand il lui faudra bien LES ADULTÈRES DE LA BASTIDE-NEUVE. - 2.

découvrir son visage devant la Justice, on verra, au lieu de la Vénus annoncée (1), une femme de vingtcinq ans environ, plutôt fraîche que jolie, dont l'at-mables, dans la vie desquels on ne trouverait, en titude trahit bien plus l'embarras et l'amour-propre blessé que le remords d'un grand crime.

La Cour entre en séance. M. le président Tailhand dirige les débats. Au siége du ministère public prennent place M. Mestre, premier Avocat général, et M. Peiron, Procureur impérial près le tribunal de Carpentras.

Après les formalités d'usage, lecture est donnée de l'acte d'accusation.

Le meilleur éloge qu'on puisse faire d'un acte d'accusation, c'est de dire, comme de celui-ci, qu'il est simple, clair, rigoureusement déduit, plein de faits, vide de phrases. Une légère critique pourrait, toutefois, être adressée à ce document d'ailleurs estimable. Non content d'exposer les preuves si incontestables des crimes poursuivis, l'acte d'accusation remonte le cours de la vie de Fortunée Béridot et y note tous les petits faits, tous les traits de caractère qui semblent chez la jeune fille promettre l'épouse coupable. Elle avait le caractère haut, dur, sec, volontaire. Elle a, plus d'une fois, donné des sujets de plainte à ses parents. Elle écrivait des phrases d'amour sur ses cahiers d'écolière. Elle a épousé Auphan malgré le vœu de sa famille, et, pour forcer le consentement de son père, elle s'est livrée avant le mariage, elle a fui avec celui qu'il a bien fallu lui accorder après cette algarade. Son père, en mourant, a dit à Auphan: «Tiens, veux-tu que je te dise, ta femme est une femme sans cœur. » Enfin, l'imagination pervertie de Fortunée l'a poussée, un jour, à écarter ses compagnes de la sainte table, en accusant les prêtres d'empoisonner les hosties.

Que fait tout cela dans la cause? Est-ce donc que toutes les filles qui ne sont pas sages, qui mécontentent leurs parents et qui escomptent le mariage, sont, par cela même, destinées à empoisonner ou à faire tuer leurs maris?

Et ce détail d'hosties empoisonnées, si bien fait pour scandaliser les âmes pieuses, prouve-t-il davantage? Au moment où le choléra sévissait sur la commune de Gordes, une jeune paysanne est assez sotte pour redire ce propos si souvent tenu dans les contrées ignorantes: On empoisonne les hosties. Sont-ce là des indices à ramasser? sont-ce des preuves dans cette cause, où les preuves ne manquent guère?

Autant en dirons-nous d'un bruit que l'accusation relève à la charge de Denante. Il aurait emprunté mille francs à l'ami Auphan, il n'aurait pu les lui rendre, ni même en servir l'intérêt : de là un mobile sordide à ce meurtre dont le véritable mobile, la passion lubrique, éclate aux yeux. C'était là, peut-être, un fait à écarter, puisque rien ne l'appuyait, que des assertions injustifiées.

Il serait grand temps que le Ministère public renonçât, en France, à ces recherches d'antécé

(1) Un journal a publéi, en 1866, sous le nom de la Vénus de Gordes, un prétendu récit de cette affaire, Les lettres de Fortunée sont, à peu près, la seule partie vraie de ce roman judiciaire. On comprend que le romancier crée de toutes pièces un procès imaginaire: Balzac l'a fait, on sait avec quelle superiorité de génie. Mais coudre à un drame trop réel des événements fictifs, emprunter aux annales des Cours d'Assises un fait historique que l'on surcharge d'inventions, c'est n'être ni romancier ni historien. Ou toute fiction, ou toute vérité, il n'y a point de milieu.

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dents qui n'ont rien de commun avec le fait incriminé. Il est peu d'honnêtes gens, de femmes esticherchant bien, quelque fait, quelque parole, indice de crimes futurs qu'ils ne commettront jamais. La Justice anglaise, au grand criminel, se borne rigoureusement à la question présente, sans rien perdre par cette modération de sa force ou de sa dignité.

On passe à l'interrogatoire de l'accusé.

D. A quelle époque ont commencé vos relations adultères avec la veuve Auphan? R. Il y a quinze mois environ, vers le mois de janvier 1861.

D. Dans quelles circonstances? - R. C'est un jour que nous revenions de la foire de Cavaillon. La femme d'Auphan me demanda une place dans ma voiture, et je consentis à la laisser monter. En route, je lui dis quelques bêtises qu'elle accueillit parfaitement. Elle me répondit que si elle avait connu mes intentions à son égard, il y aurait longtemps que nous serions amis. Quelques jours après, je fus la trouver à sa campagne, et des relations intimes s'établirent entre nous.

D. N'avez-vous pas eu l'un et l'autre, à partir de cette époque, la pensée de vous marier ensemble? R. C'est vrai, c'est une folie que nous avons eue l'un et l'autre. C'est la femme Auphan qui a eu la première l'idée de ce mariage.

D. C'est de là, sans doute, qu'est né le projet d'attenter à la vie d'Auphan, puisque vous ne pouviez vous marier, tant que ce malheureux vivrait? R. L'idée de nous débarrasser d'Auphan ne nous est venue qu'au mois de mai ou juin 1861. Nous avions appris à cette époque que le public s'occupait de nous, et que la surveillance des parents d'Auphan avait été éveillée; nous avions donc toute raison de supposer que nous allions être troublés dans nos rapports. C'est alors que nous avons songé à faire disparaitre l'obstacle que nous redoutions.

D. A quels moyens deviez-vous avoir recours pour atteindre ce but? R. Il avait d'abord été question de jeter Auphan dans son puits. La femme Auphan m'y engageait vivement, mais je refusai. Elle me proposa alors de le conduire à la fontaine de Vaucluse, et de le précipiter dans le gouffre. Je refusai encore, trouvant l'emploi de ce moyen trop compromettant. Il fut ensuite question de le jeter sous les roues de ma charrette et de l'écraser; puis, de l'étouffer pendant son sommeil, mais le courage me manquait toujours pour l'exécution de ces projets. En présence de toutes ces difficultés, la femme Auphan me proposa d'avoir recours à l'empoisonnement, et nous nous arrêtâmes à ce projet comme étant celui dont la réalisation était la plus facile.

Il serait inutile de suivre l'accusé dans le récit de toutes les tentatives d'empoisonnement pratiquées, à partir de ce jour, sur le malheureux Auphan; on en connaît suffisamment les détails. Il raconte l'impatience que causait aux deux complices cette longue agonie et la détermination qu'ils prirent ensemble d'en finir par un assassinat.

saisies; celui-ci persiste à déclarer qu'elles sont M. le Président interroge Denante sur les lettres bien de Fortunée. Mais il ajoute, avec une certaine insistance, que ce n'est pas, comme on l'a supposé, par suite d'un calcul intéressé qu'il les a conservées. C'était, dit-il, afin de pouvoir les relire plus à son aise, ne sachant lire qu'imparfaitement. Il

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