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Les témoignages sont épuisés. M. Douet-d'Arcq prend la parole.

la figure sur les roches où il y avait de l'eau, et j'ai lavé aussi ma chemise. J'ai coupé le col et le bou des manches où il y avait encore du sang à même. J'ai rencontré un garde et j'ai pris la fuite. Quand je voyais quelqu'un d'un côté, je m'en allais de l'autre. Le garde m'a dit : « Halte-là, de par le Roi!» Je me suis arrêté tout court.

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M. le Président. Que vouliez-vous faire de la jeune Debully? - R. Je n'avais pas de connaissance; j'étais poussé par le malin esprit.

M. le President ordonne de présenter à l'accusé la chemise saisie sur lui, encore toute souillée et couverte de déchirures. Cet aspect ne le fait pas un instant sourciller. Il conserve ce même sourire sur les lèvres, cette même apparence de calme gaieté qu'on a pu remarquer pendant toute la durée de ce long interrogatoire.

On passe à l'audition des témoins. Pierre Debully, père de la jeune Aimée-Constance, raconte les terribles perplexités dans lesquelles l'a jeté la disparition de sa fille. Cette enfant était la joie et l'espérance de sa maison, son bâton de vieillesse, comme la plus jeune de ses cinq enfants. M. le Président, à l'accusé. Léger, vous voyez que vous avez privé un père de sa fille chérie? -R. Que voulez-vous que j'y fasse?

La femme Debully dépose d'une voix entrecoupée de sanglots. Elle n'a pu reconnaître sa fille qu'à ses vêtements, tant sa figure était méconnaissable, tant son pauvre petit corps était mutilé. Les autorités judiciaires, par un sentiment de pitié, ne voulaient pas qu'elle s'en approchât.

M. le Président, à Léger. vous à dire?

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Accusé, qu'avez

L'accusé, commençant à pleurer. Je suis bien fâché de cela, je lui en demande bien pardon. Et sa figure, un instant émue, reprend l'expression froide qu'elle avait quelques minutes auparavant.

M. le docteur Ballut, l'un des médecins chargés de faire l'autopsie du cadavre, déclare que l'enfant a dû mourir à la suite d'asphyxie produite soit par strangulation, soit par étouffement. Il a remarqué des incisions qui lui ont semblé faites avant la mort, sans qu'il puisse l'affirmer. Il est porté à croire, d'après certains indices, que l'attentat à la pudeur a été consommé pendant que la victime respirait encore. Il a fallu arracher à Léger l'aveu de son crime. Confronté avec le cadavre, il niait encore avec opiniâtreté qu'il fût l'assassin; mais sa contenance démentait ses paroles; il était pâle, paraissait dévoré de remords. «Malheureux! lui dit alors le docteur, vous avez mangé le cœur de cette infortunée! nous en avons la preuve; avouez la vérité?» Léger répondit en tremblant : « Oui, je l'ai mangé, mais je ne l'ai pas mangé tout à fait... » Il ajouta que l'enfant était morte tout de suite. Léger. Cela est vrai; mais il n'y a pas eu de viol d'aucune manière. Ces messieurs ont écrit le reste comme ils ont voulu.

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M. le Procureur du Roi expose les faits de l'accusation; après avoir rappelé que les aveux de Léger lui ont été arrachés, il soutient que l'accusé avait conscience de son crime; qu'il en a fourni lui-même la preuve par les précautions qu'il a prises pour en effacer les traces, par l'horreur que lui inspirait la caverne, par l'insomnie et les remords qui le tourmentaient, selon ses propres aveux. « Un insensé, dit M. le Procureur, aurait dormi auprès de sa victime, mais Léger est forcé de s'enfuir; il lui semble que les oiseaux viennent lui reprocher sa cruauté. »

Me Benoit, défenseur de l'accusé, après avoir dit que la raison se refuse à croire à l'existence d'un attentat aussi horrible, commis par un homme qui jouirait de ses facultés intellectuelles, s'efforce d'établir qu'il ne faut voir dans Léger qu'un individu en état de démence. Ses habitudes, sa conduite, sa fuite précipitée de chez ses parents, le genre de vie auquel il s'était condamné, toutes ces circonstances démontrent évidemment l'absence de raison chez l'assassin. Le défenseur insiste pour que la question d'aliénation mentale soit placée au nombre des questions soumises au jury.

Le débat est terminé. M. le Président fait rouvrir les portes de l'audience; et, maîtrisant la profonde émotion qu'inspirent de tels débats, il résume avec précision et méthode les charges produites par l'ac cusation et les moyens invoqués par la défense.

Les Jurés, après une heure de délibération, rapportent un verdict négatif sur la question de démence, et affirmatif sur toutes les autres questions.

La Cour prononce un arrêt qui condamne Léger à la peine de mort.

Léger a entendu sa condamnation avec le même calme et la même impassibilité qu'il a montrés pendant les débats.

Léger ne se pourvut pas en cassation. Le 1er décembre 1824, une foule immense assistait, à Versailles, à son exécution. Le bestial assassin montra tant de faiblesse dans ses derniers moments, qu'il fallut pour ainsi dire le porter sur l'échafaud.

Ecartons un moment de notre esprit l'horreur que nous inspire cette bête féroce à face humaine, et demandons-nous ce que c'était que Léger. Pour l'honneur de l'humanité, on le voudrait fou; l'était-il?

Un des premiers médecins qui aient étudié la folie, M. Georget, dans une brochure publiée en 1825, n'a vu dans Léger ni un meurtrier responsable, ni un redoutable cannibale, mais tout simplement un malheureux imbécile. Il en a trouvé la preuve dans l'examen du procès, dans la conduite et dans les réponses de l'accusé. Ses habitudes mélancoliques et solitaires, la bizarrerie de sa fuite sans cause, l'absence des motifs ordinaires du crime, tout, en effet, montre ici un malade et non un scélérat. La dépravation des appétits, l'horrible et soudaine perversion de son sens moral, sont caractéristiques de l'aliénation mentale. L'autopsie a confirmé ces appréciations; chez Léger, le cerveau était manifestement altéré; une adhérence morbide se faisait remarquer entre cet organe et les méninges.

Léger était donc justiciable de Bicêtre plutôt que de l'échafaud.

Trente ans plus tard, nous verrons se dessiner plus nettement encore cette divergence entre la Science et la Magistrature dans le célèbre procès

Jobard.

- cu Saint-Pères. 19

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Ce serait une tâche immense, impossible, que | celle qui consisterait à noter, dans les arrêts antérieurs au dix-neuvième siècle, tous ceux qui, par une de ces causes, furent entachés d'erreur. Il faut se borner, il faut choisir. La mémoire des générations a choisi certains noms, qui resteront éternellement, en France, comme les déplorables types de ces dé

faillances de la Justice. Calas, Sirven, de La Barre (1), rappellent l'aveuglement causé par la passion religieuse; parmi ceux dont les malheurs immérités accusent la mauvaise foi des Juges ou les défectuosités de la Loi, nous prendrons ces noms à jamais célèbres D'Anglade, Lebrun, Montbailli, Victoire | Salmon, Verdure.

D'ANGLADE (1689)

En 1687, une vaste et belle maison de la place Royale, à Paris, était habitée par deux familles d'intérieurs et d'habitudes tout à fait différents. Car déjà ces vieux hôtels, construits sous Henri IV, et qui rentraient dans le plan général d'un quartier grandiose resté en projet, avaient dû être partagés entre plusieurs locataires. Le rez-de-chaussée et le premier étage de cette maison étaient occupés par le comte et la comtesse de Montgomery. Ce n'était là pour eux qu'un pied-à-terre; ils passaient une partie de l'année dans leur terre de Villebousin, près de Montlhéry. Leur fortune, sans égaler leur nom, était des plus satisfaisantes, bien assise sur bonnes terres au soleil. Leur maison, à Paris, se composait d'une femme de chambre, d'un valet de chambre, d'un cocher, d'un petit laquais, d'un page et d'un aumônier.

Un pavillon, situé au fond de la cour, renfermait une sorte d'atelier dans lequel quatre des bonnes faiseuses, coupeuses de corps, brodeuses et couturières, travaillaient incessamment aux toilettes de la comtesse. Sur le devant, au rez-de-chaussée, trois pièces s'ouvraient à la file dans un long corridor qui aboutissait de la porte cochère à la cour. L'une était le dortoir commun de l'aumônier, du page et du valet de chambre; la seconde servait de salle à manger; la troisième, de resserre. Dans ce même corridor, en face des trois portes, s'ouvrait un escalier qui conduisait à l'appartement du premier étage. Parmi les chambres du premier étage, il y en avait une à laquelle attenait un petit cabinet, qu'on nommait le Trésor: c'était là que le comte et la comtesse renfermaient leur argent et leurs bijoux.

Quant à Laurent Guillemot d'Anglade, principal locataire de la maison, et qui y occupait le second et le troisième étage, sa noblesse passait pour douteuse. Il menait un certain train, vivait largement, avait de nombreuses et honorables fréquentations dans le monde de la noblesse et de la magistrature, soupait et jouait tous les soirs en ville. Ses amis le disaient beau joueur, heureux; ses ennemis prétendaient qu'il prêtait sur gages. Sa femme, douce et insignifiante créature, une jeune fille de cinq ans et un domestique peu nombreux composaient toute sa famille. On ne lui connaissait ni parents, ni terres, ni revenus.

Des relations de bon voisinage s'étaient établies entre les deux locataires; mais on n'avait jamais été jusqu'à l'intimité. Pour la première fois, dans l'automne de 1687, les Montgomery, sur le point de partir pour leur terre, invitèrent les d'Anglade à les y accompagner. D'Anglade accepta l'invitation; mais, quelques jours avant le départ, il s'excusa de ne pouvoir s'y rendre. Cela le dérangerait de ses habitudes.

On n'insista pas. Le lundi 22 septembre 1687, le comte et la comtesse partirent pour Villebousin,

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annonçant leur retour pour le jeudi suivant. L'aumônier et les autres domestiques les suivirent, à l'exception de la femme de chambre et du petit laquais. La femme de chambre garda la clef de la première porte de l'appartement. L'aumônier ferma à double tour la porte du dortoir du rez-de-chaussée, et en emporta la clef.

Comme d'Anglade soupait tous les soirs en ville, il se fit remettre les clefs de la porte de la rue; car, d'ordinaire, les domestiques du comte remplissaient l'office de portier.

Le mercredi soir, on vit revenir tout à coup le comte et la comtesse de Montgomery, qu'on n'attendait que vingt-quatre heures plus tard. L'aumônier, le page et le valet de chambre, qui avaient fait le voyage à cheval, n'arrivèrent qu'une heure environ après leurs maîtres. Le souper fut dressé, selon l'usage, dans la salle basse du rez-de-chaussée.

Pendant que le comte et la comtesse quittaient leurs habits de voyage, l'aumônier monta pour les prévenir qu'il avait trouvé simplement tirée la porte du dortoir d'en bas, bien qu'il se crût assuré de l'avoir fermée lui-même à double tour. Cette circonstance singulière n'attira pas autrement l'attention. Le comte et les siens étaient encore à table quand rentra d'Anglade, vers les onze hcures. Il était accompagné des abbés de Fleury et de Villars, avec lesquels il venait de souper chez la présidente Robert. Les trois convives étaient en assez gaillarde humeur. Apercevant de la lumière dans la salle à manger du comte, d'Anglade s'avança, présenta ses compliments.-«Quelle affaire imprévue vous ramène si tôi? demanda-t-il. Vous allez me taxer de superstition, répondit M. de Montgomery. Hier, à VilTebousin, j'ai eu l'esprit frappé de quelques gouttes de sang que j'ai vues, en dînant, sur une serviette et sur une nappe. J'ai craint quelque malheur, et je suis venu ici, poussé par une sorte de pressentiment.

Ce n'est pas nous qui nous en plaindrons, monsieur, et j'estime que tout le malheur sera pour ceux que vous avez quittés si vite. »

On se salua très-cordialement, et, des deux côtés, on se retira dans les appartements supérieurs.

Le lendemain jeudi, vers le soir, M. de Montgomery se rendait près du Lieutenant-criminel du Chatelet, et portait plainte en fait de vol contre les sieur et dame d'Anglade. Il exposait que, pendant son absence, on avait fracturé la serrure d'un coffre de campagne déposé dans un cabinet dit le Trésor. On y avait soustrait treize sacs de mille livres en argent blanc, onze mille cinq cents livres en or, en pièces de deux pistoles, cent louis d'or neufs et au cordon, un collier de perles valant quatre mille livres. «Le vol, ajoutait-il, ne pouvait avoir été commis que par des personnes demeurant dans la maison, l'effraction n'ayant été pratiquée que sur le coffre. «

(1) Voyez ces noms.

Le Lieutenant-crimmer, assisté du Procureur du roi et d'un Commissaire de police, se transporta sur les lieux. La perquisition porta naturellement sur les appartements, le vol étant circonscrit dans la maison aux termes de la plainte. D'Anglade et sa femme demandèrent qu'on commençât la visite par les pièces qu'ils habitaient.

Le Commissaire de police, qui fouilla les deux époux, trouva sur eux dix-sept louis d'or et une double pistole d'Espagne. Nouvelle circonstance aggravante: une grande partie de l'argent volé au comte consistait en pistoles semblables.

Immédiatement, à la réquisition de M. de Montgomery, qui, à ses risques et périls, se rendit parLe Lieutenant-criminel est conduit par eux: coffres, tie civile, le Lieutenant-criminel ordonna, avec le cabinets, tiroirs, lits, paillasses, tout est fouillé avec consentement du Procureur du roi, qu'il serait inle plus grand soin; on ne trouve rien. On va monter formé contre les époux d'Anglade. Le mari fut conau grenier. Madame d'Anglade, à ce moment, s'ex-duit au Châletet, la femme au For-l'Évêque. On les cuse sur une défaillance subite. Les officiers de jus- y enferma dans des cachots, comme criminels retice montent et trouvent, dans un vieux coffre plein connus. Les scellés furent apposés sur leurs meubles de hardes et de linge, un rouleau de soixante-dix et effets. louis au cordon, fait d'un papier imprimé dans lequel le comte de Montgomery dit reconnaître un fragment de sa généalogie. Le plaignant fait remarquer, en outre, que ces louis au cordon, comme ceux qu'on lui a volés, portent le millésime des années 1686 et 1687.

Désormais, les soupçons sont fixés sur les d'Anglade. Interrogé sur cette découverte, le mari ne sait que répondre; il ne peut croire encore qu'on l'accuse.

On descend, cependant, et, d'après le désir de madame d'Anglade, on visite le dortoir, cette salle basse où couchaient l'aumônier, le page et le valet de chambre. Dans son désespoir, madame d'Anglade s'était rappelé que les gens du comte avaient parlé de cette salle basse fermée au verrou et retrouvée simplement tirée. Il fallait, selon elle, s'attacher aux domestiques qui couchaient d'habitude dans cette pièce. « Je réponds de mes gens,» dit le comte avec hauteur.

On n'en visita pas moins ce dortoir, et, dans un coin, on trouva cinq sacs de mille livres chacun, et un sixième où il manquait à cette somme deux cent dix-neuf livres dix-neuf sous.

Tout fut fini sur cette nouvelle découverte. Le Lieutenant-criminel jeta sur les époux d'Anglade un regard sévère, et, s'adressant au mari : « Où vous ou moi, dit-il, avons commis ce vol. »

L'enquête ouverte, les indices furent fortifiés par des preuves nombreuses. Ne s'en trouve-t-il pas toujours contre un accusé déclaré coupable à l'avance? Les gens du comte ne furent pas des derniers à charger les d'Anglade.

L'un d'eux se rappela parfaitement que d'Anglade, en voyant les Montgomery revenus avant le jour fixé, n'avait pu dissimuler son trouble.

Deux autres déclarèrent avoir vu d'Anglade près de la porte du dortoir.

Celui-ci dit que l'accusé était un joueur et un prêteur sur gages, à telles enseignes que l'abbé Bonier l'avait appelé fripier.

Celui-là avait entendu dire que d'Anglade n'en était pas à son coup d'essai, qu'il avait volé une pièce de ruban, qu'avant de loger rue Royale il avait habité une maison dans laquelle une grande quantité de vaisselle d'argent avait disparu tout à coup.

Le Lieutenant-criminel rendit, à la hate, un jugement de compétence, et il fut ordonné que le procès serait vidé par jugement définitif, attendu qu'il s'agissait d'un vol avec effraction. D'Anglade interjetà appel, et, le 25 octobre, le jugement de compétence fut cassé par le grand-conseil.

Sur cet arrêt, d'Anglade attaqua toute la procédure et prit à partie le Lieutenant-criminel. Ce fut une faute; car, par arrêt du Parlement, en date du 13 décembre, le procès fut renvoyé devant ce magistrat, qui, à sa prévention du premier jour, ajouta une dangereuse rancune.

Voilà la prévention irrémédiablement établie dans l'esprit du magistrat. C'est dans un grenier faisant partie du logis des d'Anglade qu'a été trouvée une Plusieurs circonstances nouvelles vinrent favoriser somme provenant du vol; c'est sur les indications ces dispositions hostiles du Lieutenant-criminel. Il intéressées de madame d'Anglade qu'une autre por- fut prouvé, par exemple, que le mardi, jour prétion du vol a été découverte dans une chambre ha-sumé du vol, d'Anglade, contrairement à ses vieilles bitée par les domestiques du comte; et, lorsqu'il s'est agi de monter dans le grenier, madame d'Anglade s'est sentie tout à coup indisposée. Plus de doute il n'est besoin de chercher ailleurs, ni plus longtemps. Les voleurs sont là.

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L'information, ici, quels que soient d'ailleurs les coupables, est entachée d'un premier vice: elle est incomplète. Elle accepte conime preuve définitive et sans replique un indice grave, sans doute, mais un indice. Que restait-il à faire? Le comte répondait de ses gens; mais la Justice ne doit pas admettre ces excès de confiance; elle-même est, de sa nature, personne essentiellement, systématiquement incrédule. Il fallait donc, tout en serrant de près les d'Anglade, tout en fouillant leur vie privée, scruter celle des gens du comte, se demander comment celte porte, si bien fermée par l'aumônier lors du départ, avait pu se trouver simplement tirée au retour. Le Lieutenant-criminel ne fit rien de tout cela ; il n'interrogea personne, arrêta les perquisitions, et s'assura de la personne de ceux qu'il considérait comme les coupables.

habitudes, n'avait point soupé en ville et était resté chez lui. Si on rapprochait cette circonstance de l'invitation refusée par les d'Anglade, qui d'abord avaient accepté d'accompagner le comte à Villebousin, ne fallait-il pas voir dans tout cela la préméditation du crime? D'ailleurs, il fut prouvé que d'Anglade savait par M. de Montgomery qu'il avait reçu et gardait chez lui une somme considérable.

Puis, ce qui porta au comble la certitude du magistrat, la vie de d'Anglade se trouva enveloppée d'un mystère qu'aucun effort ne put éclaircir : il se disait gentilhomme, et il ne put fournir aucun renseignement sur son extraction. Il vivait largement, et il ne put prouver que mille neuf cent cinquante livres de revenu. Etaient-ce là des ressources suffisantes pour le train qu'il montrait? Il fallait bien qu'il eût à son arc quelque corde secrète, le jeu, l'escroquerie, le vol."

Le 19 janvier 1688, d'Anglade fut appliqué à la question ordinaire et extraordinaire. Les tortures ne purent lui arracher aucun aveu, bien qu'il fut de complexion très-faible: endurcissement de scélérat con

sommé. Le 16 février, il fut condamné aux galères | condamné; que les vrais auteurs du crime étaient pour neuf ans.

Quant à la pauvre femme, elle avait souffert, au For-l'Évêque, une torture d'un autre genre. Elle était grosse quand on l'arrêta. Le saisissement, les terreurs tous les jours renouvelées dont on l'entoura, déterminèrent une fausse couche. Elle n'eut dans son cachot que les soins d'un geôlier.

L'arrêt du 16 février la condamna au bannissement pour neuf ans, elle et son mari solidairement tenus à payer une amende de vingt livres envers le Roi, à restituer la somme et les bijoux volés, et à payer au comte trois mille livres de réparation.

Remarquons que, par un scrupule d'humanité, l'arrêt ne déclarait pas les époux d'Anglade atteints et convaincus d'avoir fait le vol, mais seulement véhémentement soupçonnés. La première formule eût alors entraîné la peine capitale.

Brisé par la question, d'Anglade avait été replongé dans le même cachot, où, pendant cinq longs mois, il n'avait eu pour nourriture que le pain bis des prisonniers, pour lit qu'un peu de paille pourrie. Quelques heures après, il fut transporté, rapprochement étrange! dans le plus sombre et le plus affreux cachot de cette tour qui portait le nom de Montgomery, et où Gabriel de Montgomery, le tenant fameux de Henri II, avait attendu la mort (1). D'Anglade n'en sortit que pour être conduit, épuisé, presque sans vie, au château de la Tournelle, près la porte Saint-Bernard. C'était là la dernière station du forçat avant le bagne; là, il devait attendre le départ de la chaîne.

Il y vécut comme vivaient alors les forçats, des aumônes publiques. Atteint d'une maladie grave, qui le fit considérer comme perdu, il reçut le viatique, protesta de nouveau de son innocence, pardonna à ses ennemis, à ses juges, et s'apprêta à mourir.

La mort ne vint pas. D'Anglade était destiné à de nouvelles épreuves. Quand sonna l'heure du départ, il fallut le porter sur l'ignoble charrette et l'attacher, presque insensible, à la chaîne. Sur la route, privé de tous soins, on le descendait chaque soir comme un fardeau, et on le jetait sur la paille.

Le comte de Montgomery, dit-on, eut la cruauté de se repaître de ce triste spectacle. Il assista au départ de la chaine. C'est sur ses vives instances que le malheureux condamné avait été dirigé sur le bagne dans cet état pitoyable.

D'Anglade traîna quelque temps encore les restes de sa misérable vie. Ce ne fut que le 4 mars 1689, que Dieu lui accorda la fin de ses souffrances. Transporté à Marseille, dans l'hôpital des forçats, il s'y éteignit, après avoir une dernière fois pris Dieu et les hommes à témoins de son innocence. La femme, tout éprouvée qu'elle fût, résista à ses tortures, qu'avait subies avec elle sa jeune fille, une enfant de cinq ans !

Il sembla que la mort de d'Anglade fût le terme providentiellement assigné à l'erreur qui l'avait tué. A peine venait-il d'expirer, qu'il courut par le monde des lettres anonymes. Celui qui les avait écrites disait qu'avant de s'enfermer dans un cloître, en expiation de ses péchés, il se croyait obligé, pour la décharge de sa conscience, de déclarer que d'Anglade était innocent du vol pour lequel il avait été (1) Cette tour de Montgomery, autrement dite de César, est située sur le quai de l'Horloge, à la droite de la porte principale de la Conciergerie. Damiens (Voyez ce nom) ut enfermé

un Vincent dit Belestre, fils d'un tanneur du Mans, et l'aumônier du comte de Montgomery. Une femme de la Comble pourrait fournir là-dessus des renseignements certains.

Ces lettres anonymes provoquèrent une information sur les antécédents de cet aumônier du comte. Il se nommait François Gagnard. Il se trouva qu'il était du Mans, comme Belestre; on sut qu'il était absolument sans ressources à l'époque où M. de Montgomery se l'était attaché, sans prendre aucuns renseignements sur la moralité de cet homme. S'il avait eu cette prudence, le comte aurait facilement appris que Gagnard, fils d'un geôlier de la prison du Mans, avait quitté cette ville en y laissant le souvenir de ses désordres. Venu à Paris, où il subsistait avec peine du prix des messes qu'il disait au Saint-Esprit, il avait su, par ses dehors pieux, capter la confiance de M. et de Mme de Montgomery. Depuis qu'il était entré dans la maison du comte, Gagnard avait vécu dans l'abondance, faisant des dépenses qui excédaient de beaucoup ses appointements; il entretenait richement une fille.

Quant à Pierre Vincent, fils d'un pauvre tanneur du Mans, il avait été, dans sa première jeunesse, complicé d'un assassinat. Pour échapper aux poursuites de la Justice, il avait, comme tant d'autres, cherché un asile sous les drapeaux, et s'était engagé, sous le nom de Belestre, dans le régiment de Normandie. Une fois soldat, il n'avait pas renoncé au crime, et avait déserté, après avoir assassiné un sergent. Revenu dans son pays, où il avait eu l'audace de reparaître, il avait vécu de mendicité, vagabondant sur les routes et ne trouvant de ressources que dans le vol. Puis, tout à coup, quelque temps après sa liaison avec Gagnard, on l'avait vu changer de fortune. Il avait acheté, près du Mans, une terre de neuf à dix mille livres.

Ces deux hommes furent arrêtés, non pas sur la présomption du vol commis chez le comte, mais, comme il arrive souvent, par suite d'un dernier crime qui, comblant la mesure, les avait enfin livrés à la Justice. Belestre fut pris sur le fait, volant un marchand forain. Gagnard tomba entre les mains de la maréchaussée, pour avoir été présent au meurtre d'un meunier.

On rechercha, on trouva cette femme de la Comble, qui devait renseigner la Justice. Elle dit tout ce qu'elle savait de ces deux hommes, et fournit les détails les plus précis sur le vol exécuté à la place Royale. Belestre avait fait le coup; Gagnard avait donné les indications et les empreintes à l'aide desquelles Vincent avait fabriqué les fausses clefs. La potence eut raison de ces deux scélérats. Vincent-Belestre souffrit la question sans rien avouer; Gagnard, moins ferme, confessa le crime, que Belestre avoua également avant d'être pendu.

L'innocence des malheureux d'Anglade était désormais en lumière, ainsi que l'erreur de la Justice. Madame d'Anglade n'eut point de peine à obtenir du conseil du Roi des lettres de révision, que le Parlement retint. Elle forma contre le comte de Montgomery une demande en dommages-intérêts. La lutte fut longue, soutenue avec acharnement par le comte. Enfin, par un arrêt définitif, en date du 17 juin 1693, le Parlement réhabilita la mémoire du mort, justifia la dame d'Anglade et condamna le comte de Montgomery à la restitution des sommes qu'il s'était fait adjuger à titre de réparation, et, en outre, à tous les dépens du procès,

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