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indiquer une condition.

«Eh! oui, mon enfant, répondit la Duclos (c'était son nom); vous m'avez l'air d'une honnête fille: allez, sans retard, et de ma part, chez les Huet-Duparc, qui font demander partout une domestique.» « Ces Duparc, dit le mari, sont bien changeants. Sais-tu que voilà cinq filles qu'ils font depuis la Saint-Clair? » La SaintClair n'était passée que depuis treize jours.

-« Bah! reprit la Duclos, ce sont de bonnes gens, vous serez bien là, ma mie. La besogne n'y manque point, c'est vrai, non plus que les maîtres, mais il faut bien gagner son pain. »

Victoire n'avait pas peur du travail; elle accepta, bien que ce détail des cinq domestiques en treize jours ne la rassurât pas beaucoup. La Duclos recommanda à son mari de veiller sur l'enfant, et accompagna Victoire chez les Duparc. Victoire fut agréée, et sur le champ mise en fonctions.

Ces Duparc avaient, au vrai, pour nom, celui de Huet; mais, en Basse-Normandie, comme dans tout le reste de la France, la petite bourgeoisie s'évertuait à singer la noblesse, et, qui d'un parc, qui d'une mare, qui d'une haie, se forgeait un nom supplémentaire, destiné à devenir quelque jour le principal, et à se dédoubler grâce à la particule. Delahaie, Delamarre, Duparc, autant de futurs nobles à la seconde ou à la troisième génération. Les Huet avaient un parc; une autre famille, les Paisant, alliée aux Huet, habitaient Beaulieu : déjà Paisant et Huet commençaient à s'effacer devant Duparc et Beaulieu, jusqu'à ce que vint le jour de la particule.

Les Duclos n'avaient pas exagéré en annonçant à Victoire Salmon qu'elle ne manquerait pas de maîtres chez les Duparc. Il y en avait jusqu'à sept. Il y avait d'abord le vieux Paisant, dit Beaulieu, père de madame Huet-Duparc, bonhomme de quatre-vingt huit ans passés, tombé en enfance, plus difficile à servir qu'un enfant. Puis, la mère Paisant, demoiselle Fergaut, femme du vieillard. Venaient ensuite les époux Huet-Duparc, âgés l'un de cinquante-trois ans, l'autre de quarante-six ans ; les enfants des époux Duparc: l'ainé, Jacques Huet, assez mauvais sujet, d'environ vingt-un ans; la demoiselle Huet, fille ainée, dix-sept ans environ; le puiné, onze ans à peu près.

Ajoutez à cette liste trois autres enfants, placés dans diverses maisons d'éducation, qu'on voyait apparaitre aux sorties et pendant les vacances. En somme, une maison de gros labeur; un cheval à panser, et pas d'autre domestique que la servante. N'oublions pas un certain Vassol, moitié ami, moitié majordome, commandant beaucoup, faisant peu, un monsieur j'ordonne.

C'est à cette rude tâche que venait de s'atteler Victoire Salmon, moyennant cinquante livres de gages

par an.

Quelques mots sur cette fille, dont l'histoire si simple au début, ne va pas tarder à devenir tragique. Marie-Françoise-Victoire, fille d'un journalier basnormand, avait perdu sa mère, et, dès quinze ans, avait dû chercher fortune hors de la maison paternelle. Nous savons déjà par quelles conditions elle avait passé avant d'arriver chez les Duparc. Ce que l'on ne sait pas encore, c'est comment l'idée était venue à Victoire de se placer à Caen. Lorsqu'elle était chez les Dumesnil, à Formigny, elle y voyait souvent un parent de la maison, dont le bien de campagne joignait la ferme de ses maîtres, un sieur Revel de Bretteville, procureur du Roi au bailliage de Caen. Le Procureur, bien qu'il ne fût plus jeune,

avait encore des yeux pour les tendrons, comme on disait alors. Il remarqua la petite servante, la loua plus d'une fois sur sa gentillesse, lui disant que c'était péché qu'une aussi jolie fille n'habitât pas la ville, où, sans doute, elle trouverait quelque condition plus avantageuse que celle de servante de ferme. Ces discours, s'ils ne détournèrent pas du droit chemin la petite Victoire, lui donnèrent au moins à penser. Elle refusa de suivre à Caen le Procureur; mais elle pensa dès-lors à élever sa condition. C'est à cette époque qu'elle prit le métier de couturière. Elle n'y réussit guère; bien que naturellement adroite, elle était estropiée de la main gauche; un pourceau lui avait dévoré une partie de cette main dans le berceau.

Aussi, un beau jour, s'était-elle décidée à mettre dans un paquet toute sa petite fortune, à savoir : quatre chemises, trois jupes, trois paires de souliers, sept bonnets, deux corselets, trois tabliers, deux pièces de corps, quelques morceaux destinés à raccommoder son linge et ses hardes, une camisole de soie, 48 livres, et, détail qui aura son importance, trois paires de poches, dont une non achevée.

C'est avec ce léger bagage qu'elle était venue de Bayeux à Caen.

La voilà donc installée chez ses nouveaux maîtres. La dame Duparc la mit en possession des fourneaux, et lui fit l'énumération de ses devoirs journaliers. Le matin, elle irait aux provisions et rapporterait, entre autres choses, deux liards de lait pour faire la bouillie du vieux de Beaulieu; une bouillie sans sel, la dame Duparc insista sur ce point, et qu'il faudrait tenir prête pour sept heures précises. La bouillie versée, il faudrait aussitôt donner le bras à la vieille dame de Beaulieu, pour la conduire à la messe de sept heures. Puis, les achats au marché, les commissions de la maison, les lits à faire, en un mot, tous les détails du ménage. Avant tout, dès l'aube, le cheval à panser. «Nous vous prêterons la main, moi et ma fille,» ajouta la dame Duparc, craignant d'effrayer la jeune fille par cette formidable énumération.

Le lendemain, 2 août, c'était un jeudi, la dame Duparc montra à Victoire comment on préparait la bouillie sans sel. Le vendredi et le samedi, tout se passa bien; Victoire était déjà au courant de son service. Pendant ces trois jours, elle ne déroba à ses occupations multipliées que quelques instants, pour remercier la bonne menuisière, et pour faire savoir à Clément, le domestique du Procureur du roi Revel, qu'elle était placée à Caen. Le samedi 4, elle avait, en faisant sa provision de lait, acheté chez une mercière, la femme Lefèvre, assez d'indienne pour se faire une jupe, et un morceau de toile d'Orange pour un tablier ce petit achat montait à 21 livres 7 sous, que Victoire paya comptant, sauf un petit appoint de 2 sous 6 deniers.

Le dimanche 5, Victoire fit un peu de toilette; elle quitta sa vieille paire de poches fond bleu, rayée blanc et jaune, pour en prendre une autre plus fraiche, de siamoise rayée bleu et blanc. Elle suspendit la paire qu'elle venait de quitter au dossier d'une chaise, dans le petit cabinet où elle couchait, au rez-de-chaussée, près de la salle à manger.

Le lundi matin, 6 août, Victoire sortit, suivant son usage, sur les six heures du matin, pour aller chercher le lait nécessaire à la bouillie du bonhomme Paisant; mais le laitier n'étant point encore arrivé, elle revint à la maison. Elle se disposait à retourner en chercher, quand la dame Duparc l'en détourna,

en lui disant qu'on en apporterait. En effet, le lait fut apporté. Victoire récura le poêlon, et reçut de la main de la dame Duparc le pot de terre qui contenait la farine. Victoire jeta de l'eau sur la farine, et la délaya sous les yeux de sa maîtresse et des deux aînés. Le poêlon était déjà sur le feu, quand la dame Duparc dit à Victoire : - « Avez-vous mis du sel? -Non, madame, répondit-elle, vous savez bien que vous m'avez prévenue de n'en pas mettre. >>

Sur cette réponse, la dame Duparc lui prend le poêlon des mains, va au buffet, porte la main dans une des quatre salières qui s'y trouvent, et saupoudre de sel la bouillie. Le déjeuner du vieillard une fois prêt, Victoire le verse sur une assiette que la dame Duparc tenait prête, et le sert au bonhomme Paisant, déjà assis devant la table, sa serviette au cou.

Le poêlon vidé sur l'assiette, la dame Duparc, sa fille et son fils restent auprès du vieillard, et Victoire remporte le poêlon à la laverie; après en avoir détaché le gratin qu'elle mange, elle s'apprête à ratisser l'intérieur du poêlon, lorsqu'elle s'entend appeler de deux côtés d'une manière pressante, par la dame de Beaulieu pour la conduire à la messe, par la dame Duparc pour aller au marché. Victoire laisse là le poêlon, sans avoir même le temps d'y jeter de l'eau, selon l'usage, pour le faire tremper. Elle conduit la dame de Beaulieu à l'église. Il était alors sept heures du matin.

Victoire reçoit, en partant pour la messe, des commissions qui l'occupent une partie de la matinée; elle n'est de retour qu'un peu avant midi. Lorsqu'elle rentre, on lui apprend que le bonhomme Paisant s'est trouvé, vers neuf heures du matin, attaqué de coliques et de vomissements. On lui ordonne de le coucher; ce qu'elle fait. La dame Duparc lui demande si elle veut le garder, ou s'il faut envoyer chercher une garde. Victoire répond qu'elle le gardera bien toute seule. Sur ce mot, la dame Duparc fait transporter le lit de Victoire, du cabinet où elle couche, dans la chambre du vieux Paisant de Beaulieu.

L'état de ce dernier ne tarde pas à empirer. La dame Duparc fait venir un garçon apothicaire, qui lui applique des vésicatoires. Soins inutiles ! le vieillard expire vers cinq heures et demie du soir, au milieu d'épouvantables souffrances, sans avoir reçu le viatique.

Son père mort, la dame de Beaulieu fait venir une garde pour ensevelir et veiller le corps. Déjà, Victoire était installée auprès du cadavre, à genoux, disant ses prières.

| puis dimanche, vous gardez des poches neuves quand vous en avez d'autres assez bonnes pour tous les jours. »

Victoire trouva l'observation étrange, surtout en un pareil moment; toutefois, sans répondre, elle alla sur-le-champ dans son cabinet, quitta ses poches neuves et reprit ses vieilles, qu'elle trouva où elle les avait laissées, suspendues au dossier d'une chaise.

Quelques heures se passèrent, pendant lesquelles Victoire vaqua aux soins du ménage, mais tellement accablée par la fatigue et par le sommeil, que la dame Duparc et sa fille durent la suppléer dans la plupart des préparatifs du diner. Ce furent elles qui mirent le pot-au-feu, le salèrent, le garnirent de légumes. Ce fut la demoiselle Duparc qui tailla et trempa les deux soupes: celle des maîtres avec le bouillon du jour, celle de la garde et de la servante avec le bouillon de la veille.

A onze heures et demie, quelque temps avant que l'on se mit à table, M. Huet-Duparc arriva de la campagne. Il fallut alors que Victoire conduisit le cheval à l'écurie, le dessellat, lui donnât à manger, rangeât la valise de son maître. Ces soins remplis, elle mit le couvert dans le salon. A une heure, on servit le polage.

Sept personnes étaient réunies autour de la table: la veuve Paisant de Beaulieu, les époux Duparc, le jeune Duparc, une dame Beauguillot, sœur de la dame Duparc, le jeune Beauguillot, son fils, et la demoiselle Duparc, qui faisait le service avec Victoire.

Celle-ci ayant apporté la soupe, la dame Duparc la servit à ses convives, s'en servit à elle-même, et faisant observer qu'il ne restait au fond de la soupière qu'un peu de bouillon, elle proposa ce reste au jeune Duparc, qui l'accepta. Victoire, voyant que sa maîtresse était trop éloignée de l'enfant pour lui verser commodément ce bouillon, prit de ses mains la soupière et versa le reste dans l'assiette de l'enfant. Ensuite, elle rapporta la soupière à la cuisine, pour faire place aux autres mets.

Victoire revint un instant après, apportant le bouilli et un plat de hachis fait de la veille; après quoi, elle se retira dans la cuisine, pour y manger avec la garde la soupe que la dame Duparc leur avait destinée à toutes deux, soupe servie dans une écuelle à part, faite, comme on l'a dit, du bouillon de la veille, et couverte des mêmes légumes que ceux qui avaient paru à la table des maîtres.

Victoire avait à peine commencé de manger, quand «Le pauvre homme est donc mort de mort su- on l'appela pour changer les assiettes. A ce moment, bite?» dit la garde. - << Vraiment bien subite, répond le petit Duparc se plaignit d'avoir rencontré, dans la Victoire, puisqu'il se promenait encore hier en bonne soupe et dans les légumes, quelque chose de dur, santé. » qui craquait sous les dents. La dame Duparc dit : L'heure du souper, cependant, est arrivée. Vic-« L'enfant a raison; j'ai senti également quelque toire met le couvert. La dame Paisant de Beaulieu, chose qui craquait comme du sable. » vivement affectée de la perte de son mari, se trouve hors d'état de manger. Quant aux Duparc, femme et enfants, ils soupent à l'ordinaire. M. Huet-Duparc, absent depuis la veille, ignorait encore ce malheur de famille. Dès les premiers moments de l'agonie, le fils aîné était monté à cheval pour le quérir.

La garde et Victoire reprirent leur place auprès du lit funèbre; tous les autres hôtes de la maison se

couchèrent.

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L'observation n'eut pas d'autre suite. Victoire, qui changeait les assiettes, ayant voulu chercher si, en effet, il y avait quelque gravier dans les assiettes, la dame Duparc mit fin à ses recherches en la renvoyant à sa cuisine, où elle retourna avec les assiettes desservies, empilées les unes sur les autres. Elle les déposa à la laverie avec la soupière, comptant les nettoyer dans l'après-midi. Puis, elle se remit à manger sa soupe.

La compagnie demeura à table fort tranquillement jusqu'à deux heures et demie. Le bouilli et le hachis desservis, Victoire apporta le dessert, qui consistait en un plat de cerises.

A ce moment, arriva un sieur Fergaut, cordon

* Flat 11 min dan Saints. Pères. 19.

nier, parent de la dame Duparc, ce qui porta la com- | gaut, c'est frappant; ça sent bien l'odeur d'arsenic pagnie au nombre de huit personnes. brûlé. »

Victoire retourna à la cuisine, et acheva son diner avec les restes du bouilli sortant de la table des maîtres. Elle mit de l'eau chauffer pour laver la vaisselle.

Tout à coup, pendant qu'elle était encore assise à la table de la cuisine, arrive le jeune Duparc se plaignant de maux d'estomac. Successivement, six autres des convives viennent se plaindre de douleurs semblables. « Ah! s'écrie la dame Duparc, nous sommes tous empoisonnés ! On sent ici l'odeur d'arsenic brûlé. » « C'est vrai, dit le cordonnier Fer

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Aussitôt, le fils Beauguillot court chercher le sieur Thierry, apothicaire. Thierry trouve tous les convives se plaignant de maux d'estornac et de nausées. Il s'informe de ce qu'on a mangé. «De la soupe, » répond la dame Duparc. L'apothicaire se fait représenter les vases et ustensiles de cuisine qui ont servi à préparer, à servir et à manger cette soupe. « Qu'est-ce que tout cela signifie?» dit-il à Victoire. Elle, tout surprise : « Je ne connais vraiment rien à tout cela, » dit-elle. Thierry s'approche de l'âtre, remue les cendres,

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< Une jeune fille sauta lestement du marchepied...» (Page 14.) dérange les morceaux de bois allumés autour de la chaudière; il ne voit rien, il ne sent rien.

Cependant, le bruit ne tarde pas à se répandre par la ville que toute la maison Duparc vient d'être empoisonnée par la domestique. On se rappelle la mort si prompte du vieux Paisant; assurément, la servante l'a empoisonné comme les autres. Un attroupement se forme à la porte de la rue; tous les amis, toutes les connaissances des Duparc, attirés par la curiosité, pénètrent dans la maison, accablent Victoire de questions, d'invectives, de menaces.

La pauvre fille, tout abasourdie, accablée de fatigue, tombe sur une chaise, dans un tel état de faiblesse et d'ahurissement, qu'elle excite la pitié de quelques bonnes âmes. On lui conseille de prendre un peu de repos; elle cède à ces avis, et se laisse pousser sur un lit qu'un soldat, nommé Cauvin, avait préparé pour le jeune Beauguillot. Les draps n'étaient pas encore mis; Victoire se laisse tomber sur CAUSES CÉLÈBRES.

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120 LIVR.

| la couverture, dont elle s'enveloppe en la relevant des deux côtés. Une servante du voisinage, émue de pitié, lui apporte un peu de lait coupé d'eau chaude, qu'elle lui fait boire comme à un enfant.

Cependant, tout empoisonnée qu'elle était, la dame Duparc racontait aux voisins, aux amis, aux parents, le danger qu'elle venait de courir avec toute sa famille. La soupe croquante, l'odeur d'arsenic brûlé, elle reprenait tous ces détails avec une animation toujours croissante; elle conduisait ses auditeurs par les différentes pièces du rez-de-chaussée, marchant de la cuisine à la salle à manger, de la salle à manger à la cuisine, de la cuisine à la chambre où Victoire était étendue, dans un état de prostration complète. Les reproches, les menaces pleuvent de nouveau sur la malheureuse. Les langues s'enveniment, les poings se lèvent contre Victoire, qui, agenouillée sur le lit, promène sur les assaillants des yeux hagards. Un ami de la maison, un chirurVICTOIRE SALMON. - 3

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gien, le sieur Hébert, déclare qu'il faut visiter les poches de la servante. Victoire détache le cordon de ses poches et les tend à Hébert. Celui-ci trouve dans l'une quelque monnaie et un dé à coudre, dans l'autre des miettes de pain dont il s'empare et qu'il emporte sans mot dire.

Hébert, arrivé dans le salon avec sa trouvaille, fait voir ces miettes à quelques arrivants, et leur fait remarquer des grains blancs et luisants, de différentes grosseurs, mêlés au pain. Un sieur Dubreuil, médecin, enveloppe ces miettes dans un papier et les emporte.

« L'an 1781, le 7 août, certifions qu'en exécution des ordres de M. le Procureur du Roi, nous nous sommes transporté en la paroisse Saint-Etienne, aux fins d'arrêter la servante du sieur Huet-Duparc, qui, suivant le bruit public, était accusée d'avoir participé à l'empoisonnement du beau-père dudiɩ sieur Duparc.

༥ Et, étant parvenus à la porte de la prison, nous lui avons déclaré que nous la constituions prisonnière, requête de M. le Procureur du Roi; et l'avons fait ensuite entrer entre les deux guichets, où,..... nous avons fait faire perquisition sur ladite servante. S'est trouvé............. »

Le lendemain matin, 8 août, le Procureur du Roi présentait le réquisitoire suivant :

La journée se passe dans ces agitations. Victoire, pourchassée jusque sur son lit, s'est décidée à retourner dans la cuisine. Là, la tête dans ses mains, les deux coudes sur la table, elle entend les allées et venues des curieux qui se succèdent. Après les civil et criminel de Caen vient d'être informé qu'un « Le Procureur du Roi du bailliage et présidial chirurgiens et les médecins, les hommes de loi offi-sieur Paisant de Beaulieu est décédé en la paroisse cieux ont envahi la maison. C'est le sieur Vassol, de Saint-Etienne de cette ville, soupçonné d'être emc'est un sieur Friley, se prétendant avocat au bailpoisonné; liage de Caen; tous deux se disent attirés par le besoin de rechercher la vérité. La dame Duparc toujours ardente, et ne paraissant pas plus ressentir les effets du poison qu'aucune des autres victimes de Victoire, raconte, pour la centième fois, les cir

constances du crime.

A ce récit, Friley s'écrie qu'il n'y a plus à en douter; cette malheureuse a empoisonné tous ses maîtres. Il faut sauver ces bonnes gens, punir cette vipère. Friley réclame l'honneur de faire arrêter Victoire. Il connaît M. le Procureur du Roi, M. le Lieutenant criminel et il va leur dénoncer le forfait. Sur la dénonciation de Friley, le Procureur du Roi envoie dans la maison Duparc le commissaire de police Bertot, avec ordre de conduire la fille Salmon en prison, et de la mettre au secret. Bertot arrive en habit de ville, et, cachant sa qualité, se présente à Victoire. Il se fait montrer par la servante la marmite d'airain, la potine de terre, les assiettes encore empilées et dans l'une desquelles il y avait encore un peu de soupe, plus une petite casserole. Il fait renfermer ces divers objets dans le bas du buffet de la cuisine, et en prend la clef. Puis, sans faire connaître à la fille Salmon l'ordre dont il est porteur, il lui propose de venir chez M. le Procureur du Roi, qui désire lui parler.

Victoire accepte avec empressement. Enfin, elle va pouvoir s'expliquer; elle trouvera un visage ami, celui d'un homme qui la connaît depuis longtemps pour une honnête fille. Elle sort, accompagnée du factotum Vassol. Cet homme et Bertot, au lieu de conduire Victoire chez M. Revel de Bretteville, la conduisent à la prison. Arrivés entre les deux guichets, Bertot fait connaître à Victoire le mandat d'arrêt dont il est porteur, et fait faire sur elle une perquisition par le guichetier Brunet. Dans les plis de sa jupe piquée, on trouve un petit paquet de toile cousu, renfermant un petit morceau de pain bénit de la messe de minuit. Dans les poches attachées à la jupe, ces mêmes poches déjà retournées par le chirurgien Hébert, Brunet trouve encore un peu de cette poussière mêlée de pain; Bertot la reçoit dans un papier qu'il scelle et dépose au greffe. Pendant ce temps, la femme du guíchetier cherche dans le sein de Victoire, et trouve, sous la pièce d'estomac, une clef que Victoire dit être celle de son armoire. La fille Salmon, enfin, est écrouée et mise au secret.

L'expédition terminée, Bertot dresse le procèsverbal suivant :

« Pour quoi, requiert qu'il plaise à M. le LieuteSaint-Etienne, avec son greffier et les chirurgiens nant criminel se transporter en ladite paroisse jurés du quartier, pour, en notre présence, être dressé procès-verbal du cadavre et de la cause de mort; et pour ensuite être requis ce qu'il appar

tiendra.

« Donné à Caen, ce 8 août 1781. » Conformément à ce réquisitoire, le Lieutenant criminel se transporta immédiatement dans la maison Duparc, accompagné du Procureur du Roi, du greffier, de deux médecins et de deux chirurgiens. Les deux chirurgiens firent l'ouverture du cadavre et dirent avoir trouvé dans l'estomac une liqueur rouge, briquetée, telle que du vin mêlé avec un peu de sa lie, quelques portions de la membrane veloutée de ce viscère détachées, et sa surface interne corrodée. Examen fait de cette liqueur, ils déclarèrent y avoir trouvé un sédiment cristallisé, angulaire, qui n'était autre chose que de l'arsenic. Ils trouvèrent une portion de la même substance dans le duodénum et le jejunum, et conclurent que le sieur Paisant avait été empoisonné, et que le poison avait été la cause de sa mort.

Ces constatations des experts ne furent ni précédées ni suivies de perquisitions, d'interrogatoires. Aucun autre procès-verbal ne fut dressé que celui de l'autopsie.

Le même jour, dans l'après-midi, M. Revel de Bretteville fit un nouveau et très-court réquisitoire, par lequel, sans rendre plainte, il demandait à être autorisé « à faire informer de la mort du sieur de Beaulieu, circonstances et dépendances, et que le Lieutenant criminel se transporte avec son greffier au domicile du sieur Huet-Duparc, pour y recevoir sa déposition et celle des personnes actuellement malades chez lui. »

Le magistrat se transporte, comme il en était requis, dans la maison Duparc, et donne connaissance aux membres de la famille, qu'il trouve tous debout et nullement malades, du procès-verbal d'autopsie, du réquisitoire et de l'ordonnance portant permission d'informer.

Le sieur Huet-Duparc fut entendu par lui le premier. Il était absent, on se le rappelle, le jour de la mort du bonhomme Paisant de Beaulieu. Il n'avait aucune connaissance personnelle de ce qui avait pu occasionner la mort de son beau-père, ni de ce qui s'était passé depuis cette mort jusqu'à son retour, effectué le mardi 7, vers onze heures et demie du

matin. Il ne put donc dire autre chose que ceci sa femme l'avait envoyé chercher par son fils, à sa campagne du Mesnil-Mauger, parce que son beaupère était en danger de mort; en arrivant, il avait été reçu par la nouvelle servante, qui s'était chargée de son portemanteau, en lui disant :

« Ah! mon pauvre maître est mort! si j'avais su qu'il eût vécu si peu de temps, je ne serais pas entrée à son service. »

Puis, Huet-Duparc ajouta de nombreux détails sur l'empoisonnement des sept maîtres dont l'ordonnance d'information ne parlait pas.

Vint ensuite la déposition de la vieille dame de Beaulieu, court récit de faits déjà connus, présentés, comme on pouvait s'y attendre, sous l'impression des accusations portées la veille contre là ser

vante.

Ces accusations, la dame Huet-Duparc les reproduisit avec une énergie toujours croissante, avec des détails infinis, surtout en ce qui concernait l'empoisonnement du diner; car elle glissa rapidement sur la mort du sieur de Beaulieu. Seulement, la dame Duparc, soit erreur involontaire, soit besoin de déguiser la vérité, altéra quelques circonstances essentielles des faits relatifs au vieillard. Elle dit, par exemple, ce qui était faux, que la fille Salmon avait rapporté elle-même le lait qui avait servi à composer la bouillie; elle dit, ce qui n'était pas plus vrai, que le vieillard avait ressenti les premières atteintes du mal quatre ou cinq minutes après avoir mangé cette bouillie. Elle ne dit pas qu'elle eût elle-même présenté à Victoire le pot à farine; qu'elle eût de ses propres mains semé sur la bouillie le sel qu'on n'y mettait jamais.

Le jeudi 9, le Procureur du Roi revint chez les Duparc; il fit mander les Beauguillot, qui n'étaient pas plus souffrants que les Duparc. Les Beauguillot, entendus ce jour-là et le lendemain vendredi, n'eurent rien à dire sur l'empoisonnement du sieur de Beaulieu, qu'ils n'avaient connu que par ouï-dire. Les jeunes Duparc racontèrent à leur tour cet empoisonnement général du mardi 7, qui n'avait réellement empoisonné personne. Seulement, le fils contredit sa mère, en avouant que les maux de cœur et le flux du ventre ne s'étaient déclarés chez le sieur de Beaulieu que deux heures après l'ingestion de la bouillie.

Les jours suivants, vingt-neuf autres témoins furent entendus par le magistrat, dont pas un n'avait la moindre connaissance personnelle des faits. Trois d'entre eux seulement déposèrent des perquisitions faites sur Victoire.

Le sieur Friley, l'avocat, dit avoir trouvé sur le matelas du lit où reposait cette fille sept à huit grains brillants, de la même apparence que ceux que l'on avait dit avoir été trouvés dans les poches la servante. Le lendemain, il aurait trouvé quatre à cinq grains semblables sous le lit, et les aurait fait remarquer au sieur Duparc et au soldat Cauvin. On lui demanda ce qu'il avait fait de ces pièces de conviction; il dit avoir recueilli seulement les sept à huit grains du premier jour dans une feuille de papier, et avoir confié ce paquet au fils Beauguillot, qui n'en put rendre aucun compte.

Quant aux quatre à cinq grains du second jour, il les aurait remis aux chirurgiens et aux magistrats venus pour la visite des cadavres, et les experts les auraient brûlés entre deux liards.

Le chirurgien Hébert, que nous avons vu emporter sans mot dire la poussière trouvée dans les po

ches de Victoire, déclara, le 14 août, que ces miettes de pain, examinées par l'apothicaire Thierry, avaient été reconnues par ce dernier contenir quelques parcelles d'arsenic; et il remit au Procureur du Roi un paquet qu'il affirmait être celui qu'avait examiné le sieur Thierry.

Hébert parla encore d'un autre petit paquet qu'il n'avait pas trouvé lui-même, mais qu'il assura tenir d'une femme de ses amies, nommée Desbleds, laquelle lui avait assuré l'avoir trouvé sur le lit de la servante.

Le commissaire Bertot, seul de tous les témoins, put fournir une pièce de conviction légalement acceptable, à savoir, ce petit paquet de poussière recueilli en retournant les poches de Victoire, à son arrivée au greffe de la prison. Mais Vassol, présent à la perquisition, contredit le commissaire, d'une façon vraiment remarquable, en soutenant que c'était lui, Vassol, qui avait fouillé Victoire, qui avait recueilli la poussière, qui avait fait le paquet, et que Bertot n'avait pris d'autre part à cette perquisition que par le fait de prêter son cachet pour sceller le paquet.

La procédure en était là quand, le 24 août, le Procureur du Roi fut informé, par les rumeurs de la maison Duparc, que si l'on fouillait un placard de l'appartement occupé dans la maison par une dame Précorbin, locataire des Duparc, on y trouverait des effets appartenant à ces derniers. Une clef trouvée sur la fille Salmon, et déposée au greffe de la prison, ouvrait, disait-on, cette armoire, où la fille Salmon serrait ses hardes.

Nouveau réquisitoire, nouvelie information, nouvelle prévention, celle d'un vol commis par la servante au préjudice des époux Duparc.

Victoire, interrogée à ce sujet, avait répondu que cette clef était celle d'une armoire qu'on lui avait attribuée chez un de ses anciens maîtres. Puis, reconnaissant sa méprise, elle avait déclaré que cette clef ouvrait un buffet des Duparc.

L'armoire désignée au magistrat se trouva, en effet, pratiquée dans le mur d'un cabinet faisant partie de l'appartement de la dame Précorbin. Il fut prouvé que la fille Salmon n'en connaissait pas l'existence; que, seule, la dame Duparc en avait la clef, parce qu'elle s'en était réservé la jouissance, et qu'elle serrait là des effets d'un usage peu habituel. Jamais cette armoire n'avait été attribuée à Victoire, pour qui elle eût été particulièrement incommode, puisqu'elle n'avait pas le libre accès de l'appartement Précorbin.

Si étrange que fût l'assertion des Duparc, on visita, sur leur demande, le placard de l'appartement Précorbin; la clef déposée au greffe servit à l'ouvrir, et on y trouva des chemises d'homme et de femme, des gants, des tabliers, des coiffes, des mouchoirs, des morceaux d'étoffes, des bouquets de fleurs artificielles, des écheveaux de fil, des lettres et des papiers de famille, le tout appartenant aux époux Duparc.

Mais, parmi ces effets, on trouva aussi deux petits écus de trois livres, une coiffe de batiste montée, une autre non montée, une petite camisole de toile de coton, un mouchoir d'indienne à fond blanc, deux tabliers de cuisine, un tablier à carreaux bleus, le tout appartenant à la fille Salmon.

A la vue de ces effets, la dame Duparc s'écria que, seule, Victoire avait pu enfermer là les effets et papiers appartenant à ses maîtres, et dont, sans doute, elle avait eu l'intention de s'emparer.

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