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fille inconnue, indifférente, puisque c'était sur ses conseils que Victoire était venue se mettre en service à Caen, puisqu'il avait été instruit de son arrivée dans cette ville. N'y eût-il eu que cette considération, elle eût été suffisante pour engager Revel à entendre la fille Salmon. Il était donc permis de supposer que des motifs inconnus, peu avouables, avaient déterminé les ordres donnés au commissaire Bertot.

Par une singulière inadvertance, ce Bertot, appelé pour l'empoisonnement du vieux Beaulieu, s'était fait représenter les vases du diner dans lequel avait été accompli le soi-disant empoisonne

ment des sept convives du mardi. Par une blåmable négligence, il n'avait apposé ni bandes ni cachets sur les buffets, et, s'il avait emporté la clef de ce meuble, il l'avait, dès le lendemain, par une infidélité manifeste, remise à la dame Duparc.

On avait laissé les Duparc et leurs amis maîtres de la maison, à portée de distra re ce qui pouvait nuire à leurs intérêts, d'altérer l'état des pièces à conviction.

C'étaient là des prévarications véritables. Ajoutez à cela les irrégularités monstrueuses des réquisitoires, l'abandon du chef d'empoisonnement des sept convives du mardi, la contradiction flagrante

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entre l'état véritable de ces sept personnes et l'accusation primitive.

Et ces paquets d'arsenic, multipliés comme les pains de l'Ecriture, promenés, colportés de main en main, dont rien n'établissait l'identité, reçus cependant comme pièces à conviction.

Me Fournel, après avoir dévoilé toutes ces monstruosités de la procédure, s'arrêtait sur l'absence d'intérêt à commettre les crimes. Une fille de vingt et un ans, de mœurs jusqu'alors irréprochables, qui, dès son entrée dans une maison qu'elle sert avec zèle, où pas un reproche ne lui est adressé sur ses services, conçoit l'affreux projet d'empoisonner huit personnes; qui exécute ce projet à la hâte, sans qu'il en résulte pour elle le moindre avantage, et sans doute pour le seul plaisir du forfait, offrait un inexplicable problème. Sans accuser personne, sans scruter les intérêts de famille des

CAUSES CÉLÈBRES. 120 LIVR.*

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ESLERE 4.

| Duparc, n'était-il pas beaucoup plus probable que ces empoisonnements successifs, si vraiment ils avaient eu lieu, provenaient uniquement de drogues mélangées aux aliments par imprudence. Qui avait, par exemple, mis dans la bouillie du vieillard ce sel qu'on n'y mettait jamais ? Ce n'était pas Victoire.

Le bruit avait couru qu'un membre de la famille Duparc avait, quelques jours avant les crimes prétendus, acheté de l'arsenic. Pourquoi avait-on négligé d'éclaircir ce fait essentiel?

Et le fils aîné des Duparc, qu'était-il devenu? Ce jeune homme, parti le 6 août 1781 de la maison. paternelle, mort deux mois après, le 28 septembre, au Mesnil-Mauger, pourquoi avait-on célé sa mort, pourquoi l'instruction n'avait-elle pas réclamé son interrogatoire, alors qu'il vivait encore?

Et que dire de ces infidélités, de ces vols faussement et tardivement imputés à Victoire, comme si VERDURE. -4

yre SALMON.

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l'on avait senti le besoin d'avilir cette fille afin de mieux la perdre ?

De toute cette discussion, Me Fournel concluait avec une grande force de langage:

<«< Les vœux universels se réuniront donc pour que la fille Salmon obtienne la prise à partie contre les officiers du siége de Caen; savoir, contre ceux qui ont été les auteurs de ces malversations, et contre ceux qui, en ayant eu connaissance, les ont autorisées par leur suffrage.

>> En vain, pour échapper aux effets de cette prise à partie, ces officiers feraient-ils valoir la sanction précaire dont leur procédure fut honorée par le Parlement de Rouen. L'événement a prouvé qu'ils ne devaient cet avantage momentané qu'à la surprise faite à la religion du Parlement...

>> On ne doit pas craindre les déclamations hasardées par les juges de Caen, dans leurs remontrances du 6 mars 1785, adressées au Parlement de Rouen, dans lesquelles ils font entendre que ce serait avilir la Justice que d'en livrer les ministres à une poursuite rigoureuse.

» Avilir la Justice, c'est mépriser les plus précieuses lois de la sûreté des citoyens; violer ouvertement des formalités sacrées; fermer les yeux sur la vérité, pour aller au-devant de la fiction; supposer des délits imaginaires, pour les faire suivre de peines cruelles, et solliciter ensuite l'impunité, sur le prétexte de considérations politiques : voilà ce que c'est qu'avilir la Justice.

» Mais, en arrachant un innocent au supplice, lui offrir une juste réparation de cinq années de souffrances et de tribulations; punir la violation des lois protectrices de la vie et de l'honneur des citoyens; venger la surprise faite à la religion d'une Cour chère à tous les Français, et dont la nation s'honore; rassurer la société alarmée, et prévenir par de sages précautions le retour de pareil scandale, ce n'est point là flétrir la Justice, c'est la défendre, c'est en maintenir la pureté, et la présenter au peuple avec tout son lustre et tout son éclat. »

Ces sages et fermes paroles, cette forte argumentation, ne s'adressaient plus heureusement à des juges prévenus. Un mois et demi après la consultation de Me Fournel, le 23 mai, le Parlement de Paris rendit un arrêt par lequel Victoire Salmon fut déchargée de toute accusation et réservée à poursuivre ses dénonciateurs en dommages-intérêts.

«La Cour, disait le dispositif, faisant droit sur l'appel interjeté par ladite Marie-Françoise-Victoire Salmon de la sentence du Bailliage de Caen, du 18 avril 1782, met l'appellation et ladite sentence au néant; émendant, décharge ladite Salmon de toutes les plaintes et accusations contre elle intentées à la requête du substitut du Procureur général du Roi audit Bailliage; en conséquence, ordonne que les écrous seront rayés et biffés de tous registres où ils ont été inscrits, et que mention sera faite du présent arrêt en marge d'iceux; à ce faire, tous greffiers dépositaires desdits registres contraints par corps, quoi faisant déchargés; comme aussi, ordonne que les effets appartenants à ladite Salmon lui seront rendus; à ce faire, tous dépositaires d'iceux pareillement contraints par corps, quoi faisant déchargés, sauf à ladite Salmon à se pourvoir contre ses dénonciateurs, ainsi qu'il appartiendra.»

Voilà tout ce qui fut fait pour la réparation morale. Quant à la demande en prise à partie, la sen

tence refusait impitoyablement à Victoire son recours contre les juges et magistrats trompés ou prévaricateurs. Sur ce chef, elle fut mise hors de Cour. L'honneur de la magistrature aurait trop souffert, pensa-t-on, d'une réparation complète. Cinq ans de tortures imméritées, cette effrayante menace d'un bûcher deux fois élevé, deux fois renversé comme par miracle, tout cela ne pouvait entrer en balance avec l'honneur de la magistrature, intéressé au silence de la victime.

Et voilà comment, pour vouloir pallier l'injustice, on s'expose à la perpétuer. C'est l'histoire de presque toutes les erreurs judiciaires même alors qu'elles sont reconnues, avouées, soi-disant réparées, on en laisse subsister les déplorables conséquences. On s'obstine à rendre la Justice inviolable, même dans ses écarts, et on ne s'aperçoit pas que cette triste inviolabilité l'expose à plus de préventions qu'une réparation complète (1).

Malgré cette défaillance du Parlement de Paris, l'arrêt qui déchargeait Victoire Salmon fut accueilli avec enthousiasme. Tout Paris s'intéressait à la pauvre servante, qui devint l'héroïne du jour. On se pressait en foule sur ses pas; lorsqu'elle devait paraître dans quelque spectacle, sa présence était annoncée par les affiches. Ce fut un engoûment, une mode. Victoire reçut de plusieurs charitables personnes des secours qui lui auraient procuré une honnête aisance, si son premier défenseur, Me Lecauchois, n'avait fait largement rétribuer son zèle.

Après sa réhabilitation, Victoire Salmon s'était fixée à Paris. Elle s'y maria et obtint un bureau de papiers timbrés qui lui permit de vivre. C'était beaucoup : ceux qu'atteint une erreur judiciaire ne s'en tirent pas toujours à si bon marché.

Témoins les quatre malheureux Fourré, dont deux payèrent de leur vie la légèreté de leurs juges. Le nom de ces innocents, condamnés vingt ans avant Victoire Salmon, fut plus d'une fois rappelé aux juges prévenus de Rouen par Me Lecauchois, le défenseur de cette fille. C'était un argument qui ne manquait pas d'autorité, puisque c'était à Rouen que l'erreur fatale aux Fourré avait été commise. En 1761, une bande de voleurs commandée par le célèbre Fleur-d'Epine, exploitait Rouen et ses environs. Prédécesseur immédiat de ces Chauffeurs (Voyez ce procès) dont l'audacieuse férocité tint un moment en échec la France républicaine, Fleur-d'Epine continuait, non sans éclat, la vieille tradition du vol de grande route à main armée. Les hardis compagnons enrôlés sous son drapeau parcouraient les campagnes, prenant d'assaut les fermes, effondrant les portes ou les murs à coups de poutres ou de coutres, torturant les paysans pour leur faire avouer dans quelle cachette ils avaient déposé leurs économies.

Dans la nuit du 13 au 14 octobre 1760, ce brigand redouté assaillit tout à coup la maison d'une veuve

(1) Il faut chercher longtemps avant de trouver dans notre histoire judiciaire un exemple de punition infligée au Juge qui, par erreur, fait périr un innocent. Ce principe salutaire de la responsabilité du juge se rencontre pourtant appliqué dans le procès du sieur de Beaupré, en 1720. Les juges de Saumur avaient condamné ce malheureux à être roué vif. pables, non de prévarication, mais seulement d'erreur, furent Après sa mort, son innocence fut reconnue, et les Juges coucondamnés le 9 septembre 1720, à payer à la dame de Beaupré treize mille livres de dommages-intérêts et aux dépens, le tout solidairement.

Fourré, qui, depuis la mort de son mari, vivait | à l'intervention de la Providence dans les affaires seule avec une servante et deux autres filles. La humaines, jeta, dès le premier jour qui suivit l'armaison passait pour être riche. Suivi de quelques- rêt, un éclatant démenti aux juges de Rouen. uns de ses plus déterminés compagnons, Joseph Pendant le procès de Fourré, Fleur-d'Epine et ses Cornette dit Villars, Etienne Paquet dit Ricarville, compagnons avaient été pris en flagrant délit par la Rousin dit La Roche, Grand-Jean, Lapin dit Boudin, maréchaussée. Le lieutenant de maréchaussée à François Le Tellier dit La Muselle, Fleur-d'Epine Rouen, Prier d'Hattenville, les avait fait placer dans enfonça la porte de la veuve. Ces sept bandits, la la prison où Fourré père et son second fils allaient figure noircie ou couverte de linges, se précipitèrent attendre le départ de la chaîne. Le cachot dans lesur la veuve Fourré, l'enveloppèrent dans ses draps quel les deux innocents furent jetés était, d'avenet dans ses couvertures, en la menaçant de mort si ture, contigu à celui dans lequel avaient été renferelle proférait un seul cri. Les trois autres femmes més les brigands. intimidées de la même manière et réduites à l'impuissance, la bande brisa, tout à son aise, les bahuts et les armoires, et disparut, emportant tout ce qu'elle avait trouvé à sa convenance.

Le matin venu, Marie Savouré, veuve Fourré, porta plainte. Mais, soit prévention, soit esprit de vengeance inspiré par quelques discussions d'intérêt, elle accusa du crime de la nuit ses voisins et parents, le père Fourré et ses trois fils.

Ces pauvres gens furent appréhendés au corps, jetés dans les prisons de Rouen. La veuve Fourré, confrontée à l'aîné des fils Fourré, François, lui soutint qu'elle avait reconnu sa voix, Dans un premier interrogatoire, elle avait déclaré sous serment qu'elle croyait l'avoir reconnu à la voix.

Marie-Anne Vasselin, servante de la veuve, affirma, sans donner aucune preuve de son assertion, que le père Fourré et ses trois fils étaient les auteurs du vol. Dans les récolements et confrontations, elle persista dans son dire.

Cela suffit aux juges. Sur ces indices, que n'appuyait aucune découverte faite chez les Fourré, ils se sentirent convaincus. Ni la bonne réputation des inculpés, ni l'impossibilité de prouver qu'ils eussent quitté leur logis dans cette nuit fatale, ni l'absence de tout corps de délit, ne purent faire hésiter leur conscience. En vain un vénérable prêtre, l'abbé Massif, un habile jurisconsulte, Me Hervieu, ancien avocat au Parlement de Rouen, s'élevèrent-ils avec force contre cette prévention obstinée qui se contentait d'assertions et d'indices; les Fourré ne purent échapper à leur sort.

Le 11 juin 1761, Fourré, le fils aîné, père de fa mille lui-même, fut déclaré « duement atteint et convaincu d'avoir volé, avec effraction extérieure et intérieure, la veuve Fourré, la nuit du 13 au 14 octobre précédent, après l'avoir enveloppée dans son lit, ainsi que de l'avoir menacée de la tuer si elle criait; d'avoir lié et maltraité la servante et deux autres filles qui étaient pour lors chez elle. »

François Fourré, appliqué à la question, dut faire amende honorable et fut rompu vif. Il expira sur la roue en protestant de son innocence.

Le lendemain, 12 juin, Fourré père et son second fils furent condamnés aux galères à perpétuité. Le troisième fils, trop jeune pour subir cette peine, fut fouetté sous la custode, vu, était-il dit dans l'arrêt, CE QUI RESULTE DU PROCÈS.

En entrant dans le cachot, Fourré père, sous le coup de cette indignation profonde qui saisit l'homme accablé par l'injustice, s'écria, en se précipitant à genoux : « Dieu de miséricorde! nous sommes innocents, mais nous souffrons pour l'amour de vous! Mon pauvre fils, si j'ai pu te donner l'exemple du crime, j'aurais dû monter le premier sur l'échafaud où tu viens d'expirer ! »

A peine Fourré venait-il d'exhaler sa plainte, qu'une voix s'éleva du cachot voisin, qui s'écria: « Ah! pauvres malheureux! vous avez raison : ce n'est pas vous qui l'avez fait. Tais-toi donc, malheureux, tu te perds et tu nous perds!» répondit une autre voix.

Celui qui venait de laisser ainsi échapper ses remords, c'était Joseph Cornette dit Villars; celui qui lui reprochait son imprudence, c'était Fleurd'Épine.

Le malheureux Fourré fit connaître à son défenseur l'exclamation involontaire qui avait dénoncé les véritables coupables. Me Hervieu fit les derniers efforts pour obtenir la révision du procès. Alors commença cette lutte trop souvent inégale entre l'erreur légale et sa victime. Les juges défendirent leur arrêt avec acharnement; bien plus, ils en réclamèrent toutes les conséquences, et ce ne fut qu'à grand'peine que M, Simon de Montigny, substitut, dont Me Hervieu avait dessillé les yeux, put obtenir que Fourré père et fils ne fussent pas marqués et dirigés sur le bagne.

Après de longs efforts, on obtint du Roi l'ordre de réviser le procès. Il était déjà trop tard pour Fourré père comme Danglade, il mourait dans les fers. Ses deux derniers fils eurent seuls le bénéfice de la révision; encore ne fut-ce qu'après quatre années de procès qu'ils obtinrent, le 4 novembre 1765, un arrêt déchargeant la mémoire de leur père et de leur frère aîné, et consacrant leur propre innnocence.

Cet arrêt tardif mettait en cause la servante Vasselin et la veuve Fourré, à raison de leurs témoignages mensongers. La fille Vasselin fut, le même jour, condamnée par la Chambre de vacations de Rouen à l'amende honorable, au bannissement à perpétuité. hors l'étendue de la province, à la confiscation de ses biens et en 50 livres d'amende, applicables à faire prier Dieu pour le repos des âmes de Fourré père et fils.

On ignore quelle fut la condamnation de la veuve

Une étrange rencontre, de celles qui font croire | Fourré.

JACQUES VERDURE (1780)

En 1780, vivait dans la paroisse de Berville, en Basse-Normandie, un cultivateur peu aisé du nom de Jacques Verdure. Sa femme, en mourant des suites de couches, lui avait laissé six enfants, dont

deux en bas âge, un garçon de cinq ans et demi et une fille de six semaines. La fille aînée, Rose, belle et forte basse-brette, depuis longtemps habituée aux soins du ménage, et âgée de vingt et un ans,

avait remplacé sa mère dans la direction du méuage et dans les soins à donner à son jeune frère et à sa sœur au maillot. Elle s'acquittait de cette double tâche avec cette maturité précoce que donne la misère aux enfants des classes déshéritées.

Cette fille, si nécessaire au pauvre ménage des Verdure, leur fut tout à coup enlevée par un crime. Dans la nuit du 14 octobre 1780, le père, inquiet de ne pas voir rentrer Rose, sortie pour quelque course à faire dans le voisinage, la trouva étendue morte près des fossés situés devant la maison. Deux balles l'avaient frappée dans la poitrine et renversée sans vie.

Cet événement, qui privait la famille de l'un de ses deux soutiens, ne fut pas seulement pour Verdure une cause de douleur; on va voir que ce malheur n'était que le prélude de désastres irréparables.

A la nouvelle du meurtre, le Haut-Justicier de Berville s'était rendu sur lieux, accompagné du Procureur fiscal, de son greffier et d'un chirurgien juré. Les magistrats constatèrent l'état des blessures, distantes l'une de l'autre de deux pouces environ, et dans l'une desquelles se trouva une balle déchiquetée.

tice. Le fils aîné, les deux filles cadettes, privés de leur dernier appui, désignés à la stupide indignation de leurs voisins, s'enfuirent, éperdus, de ce lieu de douleur. Le garçon de six ans mendia par les rues de Berville. Le nouveau-né ne tarda pas à succomber faute de soins.

L'instruction sans base du Parlement de Rouen dura cinq ans. Oui, cinq ans, pour ne rien trouver. Au bout de ce temps, les juges se décidèrent à conclure à un plus ample informé de trois mois !

Mais ces absurdes et cruelles lenteurs parurent encore trop douces à quelques-uns. Le Procureur général se rendit appelant à minima de la sentence, et un arrêt décida de prise de corps, pour être ouïs, les trois enfants jusqu'alors simplement décrétés d'assigné par les premiers juges. Il n'y eut pas jusqu'au jeune garçon, qui n'avait pas six ans à l'époque du meurtre, qui ne fut compris dans cet inqualifiable arrêt.

De plus, un monitoire fut produit, forme barbare de procédure bien faite pour troubler les consciences, et pour fournir des armes aux accusations les moins fondées. (Voyez Calas.)

Toute cette pauvre famille gémissait donc dans les prisons de Rouen, sous la menace d'une accusation sans fin, et sans autre espoir qu'un oubli miséricordieux de ses juges, lorsque la Providence lui suscita un défenseur.

Qui avait pu commettre ce meurtre? Rose était aussi sage que laborieuse; on ne lui connaissait pas d'ennemis. D'accuser les siens, quelle apparence? Où était, pour le père, pour le frère aîné Quand la justice légale méconnaît ses devoirs et et pour les deux sœurs cadettes, l'intérêt à cette manque à sa mission divine, l'esprit de justice indimort? L'intérêt contraire apparaissait clairement. viduelle est si profondément blessé, qu'il prend à sa Les témoins de l'enquête, les voisins, les oisifscharge les devoirs méconnus et la mission négligée. de Berville se perdaient en conjectures, quand un Alors, du sein de la plus obscure bourgeoisie, du mot, prononcé d'abord à voix basse, puis répété sein même de la magistrature, se lèvent, pour un plus haut, tourna les soupçons contre le père Ver- Latude, pour un Lesurques, pour un Lesnier (Voyez dure. Un des assistants fit remarquer à la gorge de ces noms) des défenseurs officieux, qui n'ont puisé la victime une trace noirâtre de sang extravasé. leur droit que dans le droit même de l'humanité. Il Rose, en conclut-on imprudemment, n'avait donc en arriva ainsi pour les Verdure. pas été frappée à l'endroit où gisait son cadavre. Si absurde que fut la conclusion, elle trouva des partisans. Ce Verdure devait avoir assassiné sa fille à la maison, puis l'avait transportée sans doute à cette place.

Pourquoi ce crime? On ne se le demanda pas. Le transport du cadavre, le meurtre commis chez Verdure devaient avoir laissé des traces; on les chercha vainement. N'importe, Verdure avait fait le coup; c'était probable, c'était certain. Mais Verdure n'avait pas de fusil, et on ne trouva chez lui ni plomb ni balles. L'accusation dut en rester là pour le moment; mais l'impression était faite sur l'esprit des magistrats on la retrouvera plus tard.

L'instruction fut renvoyée de la Haute-Justice de Berville au Bailliage de Cany, et de là au Parlement de Rouen.

Devant ces juridictions diverses, la rumeur fatale fit son chernin, tandis que s'amoindrissaient les résultats négatifs de la perquisition opérée chez Verdure. Des magistrats nouveaux, qui n'avaient pas procédé à l'instruction première, s'emparèrent du vague soupçon éclos dans la foule imbécile. Il leur fallait un coupable: la prévention populaire le leur fournit.

Le 19 novembre, Verdure fut décrété de corps, et ses deux filles et son fils ainé assignés pour être ouïs. Cinq jours après, Verdure fut arrêté dans sa chaumière par les cavaliers de la maréchaussée.

Le feu du ciel frappant cette chaumière n'eût pas détruit plus sûrement cette famille que cet acte monstrueux accompli au nom d'une prétendue jus

Il y avait, en 1786, au Parlement de Rouen, un avocat, M. Vieillard de Boismartin, homme encore jeune, il n'avait pas quarante ans, fils d'un docteur régent de la Faculté de médecine de Paris, âme droite et chaleureuse, sympathique à l'infortune. Cet honnête homme apprit que, dans une prison de Rouen, gémissait, torturée par une législation défectueuse, une malheureuse famille. Il se donna la tâche de la sauver, rôle toujours ingrat, quand il n'est pas dangereux.

Son premier soin fut d'examiner l'instruction, dont les fatales erreurs avaient plongé les Verdure dans cet abime de misères. Il en reconnut promptement les vides et les défauts. L'intérêt, qui eût pu armer le bras du père et des frères contre leur fille et leur sœur, manquait complétement; l'intérêt contraire éclatait partout dans la cause. Pas de traces d'une dissension dans cette famille bien unie, dont Rose était le membre le plus utile. Aucun vestige de ces passions mauvaises dont l'ardeur domine souvent tout autre intérêt. Les mœurs de la jeune fille étaient pures, au moins le croyaiton; pas de relations suspectes, pas d'autre rôle apparent que celui d'une jeune mère de famille, élevée par le malheur à cette sainte fonction qu'imposait à sa virginité la mort de l'épouse. La rumeur publique, odieusement absurde, comme il n'arrive que trop souvent, n'avait ici aucun fondement solide.

Et c'était cependant cette rumeur insensée qui avait égaré l'instruction, perverti le bon sens de la magistrature, armé contre des innocents la rigueur

arbitraire de la Loi. M. Vieillard remonta à la source de ces bruits populaires. Il se trouva que leur premier auteur était un garçon meunier de la paroisse, du nom de Jacques Lefret, homme marié, qui tournait autour de Rose. Ce garçon, le matin même de l'événement, averti de la mort de celle qu'il aimait, était entré chez les Verdure, les yeux noyés de larmes, tout affolé, et en était sorti dans un état de surexcitation qui lui avait inspiré les accusations les plus étranges. Interrogé par une voisine, il avait répondu, en serrant son bâton dans sà main et en frappant sur un baquet: « Non, il n'y en a pas d'autre que le père Verdure qui ait tué la Rose. » C'était là le germe de tout le mal, c'était ce propos imprudent qui avait fait la tache d'huile.

Etait-ce injustice de la douleur, légèreté condamnable, ou révélation d'un parricide? En tous cas, l'instruction savait à quoi s'en tenir là-dessus. Eveillée sur ce propos, comme il était naturel, elle avait entendu Lefret, et ce garçon n'avait pas osé reproduire devant les magistrats son accusation sans motifs et sans preuves.

Et, cependant, le germe avait fructifié; la tache d'huile s'était étendue. Déjà le propos de Lefret ne comptait plus comme témoignage, et la prévention. qui en était née, s'établissait invinciblement dans les esprits. Qu'aurait fait un juge de sang-froid? Il eût voulu savoir quelle pensée secrète avait inspiré à Lefret ce propos, abandonné si vite; Il eut demandé compte à cet homme d'une accusation qui,

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peut être, n'avait pas d'autre but que de mettre la Justice en défaut, en la lançant sur une fausse piste. On ne le fit pas. Si on l'avait fait, on eût appris que, la nuit même du crime, des voisines avaient vu chez ce Lefret deux fusils, dont l'un était connu pour lui appartenir. On aurait su que, peu de temps auparavant, Lefret avait acheté d'un marchand drapier les plombs servant à l'estampille de ses draps, pour les fondre, disait-il, et en charger les poids de son horloge. Or la balle retrouvée dans le corps de la victime portait la trace de nombreux coups de marteau; elle avait été modelée à froid, grossière

ment.

Chez Verdure, au contraire, on n'avait jamais vu d'armes à feu, et nul ne pouvait dire qu'il eût acheté poudre ou plomb. La veille du meurtre, Verdure était allé au moulin pour y faire moudre trois boisseaux de blé; il était gai, badin: il avait joué quelques ritournelles sur le violon de Lefret, et s'était ainsi amusé jusqu'à près de minuit. Lefret, luimême, avait raconté ces innocents badinages.

Lui, cependant, ce Lefret, si on avait voulu s'enquérir, on aurait su que, cette veille même du crime, il était pensif, silencieux, morne. Tandis que le père, sur le point, disait-on, d'assassiner sa fille, se livrait à de gais enfantillages, Lefret, assis sur la barre de son lit, les genoux dans ses mains, l'œi! vague, les traits avalés, gardait l'attitude d'un homme absorbé.

Ce n'était pas tout. Aussitôt après sa déposition, Lefret avait disparu. C'est là l'indice ordinaire du crime qui se signale et se trahit involontairement. Lefret abandonnait une femme grosse, deux enfants, un ménage dont il était le soutien. Verdure, tout au contraire, pendant sa détention dans les prisons de Villefleur, refusait jusqu'à quatre fois de partager le sort de ses compagnons de captivité, qui avaient brisé leurs fers. Resté seul dans son cachot, libre dans les liens de sa captivité, enchaîné par sa seule innocence devant ces portes ouvertes, il s'était constitué son propre geôlier. Rassuré par cette conduite extraordinaire chez un prisonnier accusé d'un tel

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