Page images
PDF
EPUB

crime, le concierge s'était habitué à laisser Verdure sous la seule garde de sa probité, et il poussait sa confiance, toujours justifiée, jusqu'à vaquer à ses affaires du dehors, pendant que Verdure prenait sa place. Les enfants du malheureux, les habitants de Berville et des paroisses voisines, qui commençaient à s'intéresser à son sort, venaient le visiter à leur gré; ils n'avaient qu'à pousser la porte, la porte s'ouvrait. Quelle différence entre cette attitude calme et digne, et la disparition de Lefret!

Une objection, toutefois, pouvait être faite aux partisans de l'innocence de Verdure et des siens. Rose avait été assassinée pour ainsi dire devant sa porte. Comment le père et les enfants Verdure n'avaient-ils pas entendu les deux coups de feu? N'étaitil pas permis de supposer qu'ils avaient fusillé leur victime dans la maison, et qu'ils l'avaient ensuite transportée au dehors, afin de dérouter les soupçons?

C'était là le seul indice de la culpabilité des Verdure; fondement bien fragile pour une accusation si grave! Si l'on avait voulu chercher la vérité avec soin, avec calme, la vérité se serait montrée d'ellemême. Un voisin, homme simple, irréprochable, aurait appris aux juges que, pendant la nuit du crime, vers onze heures, étant sorti de sa maison, il avait, sur le pas de sa porte, entendu le bruit d'un coup de feu dans la direction du fossé placé à l'est de la maison de Verdure. Aussitôt après la détonation, une voix plaintive s'était fait entendre, celle sans doute de la personne frappée du coup mortel. De plus, si le crime avait été commis dans l'étroite chaumière des Verdure, comme le coup n'aurait pu être tiré que de très-près, ou bien la bourre se serait trouvée dans le corps de la victime, ou bien ses vêtements auraient été brûlés.

Trois dépositions avaient, pour ainsi dire, résumé les seules charges admissibles contre les Verdure: en premier lieu, celle d'une femme Bouillon, autrefois voisine de ces infortunés: femme violente, redoutée dans la paroisse pour sa méchanceté, sa langue vénimeuse, et dont le père Verdure, après quatre années de patience, avait dû fuir l'insupportable société. A défaut de preuves contre Verdure, cette mauvaise femme avait eu recours d'abord à des insinuations malignes. Plus tard, voyant la Justice s'égarer, elle avait contribué à l'entretenir dans son erreur, en imaginant des mauvais traitements exercés par le père de Rose sur sa fille; elle avait déposé que, plus d'une fois, elle avait entendu les cris douloureux de sa victime. Elle avait même ajouté que Verdure l'avait menacée elle-même; que le père et les enfants avaient, plus d'une fois, profité de l'absence de son mari pour casser les vitres et briser la porte de sa maison. Il est bon de dire qu'aucune de ces allégations ne put être prouvée, que pas un des habitants du voisinage n'avait eu connaissance de ces prétendues violences exercées par les Verdure.

Le second témoignage avait été celui du propre fils de Verdure, cet enfant de six ans réduit à la mendicité par l'arrestation de son père. Errant de porte en porte, interrogé par ceux qui l'assistaient sur les circonstances d'un crime dont on voulait absolument qu'il eût été témoin, l'imagination toute remplie des récits contradictoires qu'il entendait faire, le pauvre petit s'en allait redisant, au gré de chacun, pour un morceau de pain, pour une pomme, pour un œuf, tantôt l'une, tantôt l'autre des versions ridicules qui couraient le pays. La Justice avait

eu la déplorable pensée d'accueillir ces récits, de s'en faire une arme contre le père du malheureux enfant, de choisir, entre ces versions qui se démentaient l'une l'autre, celle qui pouvait être fatale à Verdure.

Le troisième témoignage, enfin, était celui d'un sieur Gentil. Celui-là avait déposé qu'à une certaine date, dans un lieu et dans des circonstances désignés, Verdure père lui avait annoncé l'intention de se défaire de sa fille. Confronté à ce Gentil, Verdure déclara qu'il ne le connaissait même pas; il offrit de prouver qu'il n'avait pu se trouver dans le lieu en question, au jour désigné. Gentil, mis en demeure de prouver la vérité de ses assertions, les rétracta de la façon la plus formelle. Verdure demanda acte de cette rétractation. Mais le Juge, aulieu de faire droit à cette demande et de consigner la rétractation au procès-verbal, persuada à Verdure qu'il suffisait qu'on ne pût tirer aucune preuve contre lui de cette déposition d'un homme pris évidemment en flagrant délit de mensonge. Le greffier se contenta donc d'écrire cette phrase étrange : « Le témoin croit qu'il aurait pu se tromper sur l'époque, mais assure que c'est dans le mois de juillet; et, au surplus, affirme sa déposition et son récolement. >>

Ceci n'est plus de l'erreur ou de la légèreté : c'est de la prévarication. Sur trois témoignages, l'un, celui de la femme Bouillon, n'a aucune importance quant au fait du crime; il est évidemment entaché de malveillance et de rancune, démenti d'ailleurs par la notoriété publique. Le second, celui du jeune fils Verdure, est inadmissible, contredit par le témoin lui-même. Un seul, le dernier, pourrait apporter contre Verdure, non pas une preuve, mais un indice, et, lorsque ce témoignage s'écroule devant une impossibilité de fait, lorsqu'il est rétracté par le témoin lui-même, le juge s'y attache, le retient, comme s'il craignait de voir tomber avec lui le frêle échafaudage de son erreur.

Répétons-le à ce moment, l'erreur change de nom, et elle devient crime.

Telles furent les lumières que répandit M. Vieillard sur la cause du malheureux Verdure, sous forme de Mémoires, de Factums, de Plaidoiries. Des lettres de sursis, en cas de condamnation de son client, fusent sa première récompense. Enfin, après sept longues années, intervint un arrêt du Parlement de Rouen, en date du 31 janvier 1787, qui déclarait Lefret, contumax, atteint et convaincu d'avoir participé à l'assassinat de Rose Verdure, et le condamnait à être roué vif, préalablement appliqué à la question, pour avoir révélation de ses complices.

Qui ne croirait, après cela, que la poursuite va être abandonnée à l'égard des Verdure! Rien, en effet, dans l'instruction, pas un fait, pas un témoignage, si ce n'est peut-être les récits incohérents du jeune Verdure, ne pouvait établir aucun lien possible de complicité entre Verdure et Lefret. Mais la Justice de ce temps, comme l'avare Achéron, ne lâchait point facilement sa proie. Le même arrêt qui condamnait Lefret, différait à faire droit, en ce qui concernait Verdure père et ses quatre enfants, jusqu'après le Testament de mort du condamné contumax. Toutefois, par une heureuse libéralité, l'arrêt ordonnait l'élargissement provisoire des deux filles et du plus jeune fils de Verdure. Le père et le fils aîné devaient seuls garder prison.

Renvoyer à prononcer après le testament de mort d'un homme dont la Justice avait perdu la trace, c'était, par le fait, condamner à la prison illimitée

des accusés contre qui l'on reconnaissait n'avoir aucune charge suffisante.

M. Vieillard entreprit contre cet arrêt inique, absurde, une lutte nouvelle. C'était presque de la témérité; car, déjà, la Justice s'était émue de ses efforts, et avait paru les considérer comme une insulte personnelle. Ainsi, dans une de ses précédentes requêtes, M. Vieillard de Boismartin ayant laissé entendre qu'il avait eu connaissance des charges du procès (un greffier garde-sac de la Tournelle de Rouen, M. Robyz, lui avait, en effet, communiqué les pièces), cette communication, qui avait permís à M.Vieillard de mettre la Justice elle-même sur les traces du véritable assassin, parut aux juges renfermer un danger pour la Justice; il fut question, un moment, de décréter l'imprudent greffier et le généreux défenseur de Verdure. Ce dernier dut supprimer sa requête, et, à la suite du regrettable arrêt de 1787, la Tournelle de Rouen prit un arrêté qui enjoignait au Procureur général de requérir qu'à l'avenir défense fût faite à toutes personnes de faire imprimer et publier aucunes requêtes, ni aucuns mémoires en faveur des accusés.

Que de peines prises pour repousser la lumière ! M. Vieillard pourtant ne s'effraya pas, ne se découragea pas. Il se pourvut au Conseil à fin de cassation.

Deux ans encore se passèrent avant qu'aucun résultat couronnât ces nouveaux efforts. La révolution commençait, et, avec elle, cet immense désordre qui devait renouveler toutes choses. Ce fut seulement le 14 novembre 1789, que le conseil d'Etat du Roi, sur le vu des charges et des motifs invoqués par l'arrêt du Parlement de Rouen, en prononça la cassation et renvoya aux requêtes de l'Hôtel au Souverain le jugement du fond, accordant aux enfants Verdure, qui s'étaient constitués prisonniers, les chemins pour prison.

L'affaire vint le 3 janvier 1790. Le Procureur général, M. Blanc de Verneuil, établit la preuve que le Parlement de Rouen avait formellement violé les lois protectrices de l'innocence, en entendant, récolant et confrontant une seconde fois trois témoins entendus, récolés et confrontés par les premiers juges; qu'il n'existait pas l'ombre de preuve contre les accusés; que leur innocence naturelle était complétement démontrée, quoique M. le rapporteur du Parlement de Rouen se fût permis de leur adresser des questions capables de leur faire perdre la tête; que Lefret était convaincu par quatre témoins concordants d'avoir méchamment et calomnieusement imputé à Verdure l'assassinat de sa fille; que ce même Lefret était le seul sur qui dût tomber le soupçon du meurtre de Rose Verdure. En conséquence, il conclut à la décharge honorable de la famille Verdure; à ce que Lefret, en punition de sa calomnie atroce, fût condamné au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles; et, en outre, à ce que procès-verbal fût dressé en sa présence des trois dépositions devenues nulles, qui étaient en contradiction formelle avec les premières dépositions des mêmes témoins, pour par lui être pris le parti au cas appartenant.

Le 7, M. Vieillard de Boismartin prononça sa plaidoirie. Il la divisa en trois parties: la première établissant l'innocence légale de ses clients; la seconde, leur innocence naturelle; et la troisième démontrant que l'esprit de persécution avait seul dirigé l'instruction. Le passage suivant, qui donne un échantillon de la phraséologie en honneur à cette

époque, témoigne en même temps de la position désavantageuse qui jusque là avait été faite à la défense vis-à-vis de l'accusation.

«< Avez-vous, dit-il, en s'adressant aux juges, avezvous, dans le nombre de quatre-vingt-dix-huit témoins entendus, un seul homme qui dépose d'un fait personnel à Verdure, d'où l'on puisse conclure que Verdure fût un homme sans conduite, coupable de quelque action basse qui pût le rendre suspect? Non; voilà donc quatre-vingt-dix-huit témoins favorables. Ce n'est pas tout; j'ai offert une liste de cent quarante-sept témoins. Eh bien! on a fermé les yeux sur les quatre-vingt-dix-huit dépositions qui étaient au procès; on a fermé les yeux sur ma liste, et l'on a demandé au père pourquoi il jouissait d'une si mauvaise réputation dans sa paroisse; question qui n'est que le résultat d'une prévention désordonnée, principe de tous les malheurs des accusés. C'est cette même prévention qui a dicté cette remontrance adressée à Verdure père : à lui représenté qu'il doit savoir qui a assassiné sa fille, ou bien il demeurera constant que c'est lui; remontrance qui amène à sa suite une réflexion bien douloureuse c'est que, désormais, toutes les fois qu'un enfant de famille sera assassiné, de tous les individus qui composent la société, les plus suspects seront son père et sa mère. Oui, je le répète, c'est la prévention qui a tout fait. Je pourrais ajouter... mais non; s'il est du devoir de l'orateur chargé de la défense d'un malheureux de lutter avec force contre le crédit, la grandeur, l'autorité; de se présenter fièrement au combat quand il y a de grands dangers à courir, des corps redoutables à attaquer, des obstacles puissants à vaincre; si ce devoir sacré lui impose l'obligation de sacrifier ses intérêts les plus chers, jusqu'à sa propre existence pour assurer le triomphe de l'innocence opprimée; si cette noble lutte, soutenue d'un courage inexpugnable, est, pour l'orateur, le seul degré par lequel il puisse monter à la gloire, quand ces grands motifs n'existent plus, le rôle le plus noble qu'il puisse jouer consiste à se renfermer dans les bornes d'une sage modération, à couvrir d'un voile religieux des fautes et des écarts dont l'éclat scandaliserait inutilement le public.

«Que les ennemis de cette famille infortunée se rassurent donc, qu'ils s'applaudissent même en silence de ses malheurs prolongés pendant dix ans; ce sont des plaisirs dignes de leur cœur, je ne veux pas les en priver. Je consens même à me justifier de la prévention qui, si on les en croit, ne m'a pas permis de voir les preuves concluantes que fournit l'instruction, et qui, si je les avais aperçues, ne m'auraient pas permis de me charger de la défense, ni comme père de famille, ni comme citoyen, ni comme attaché au Parlement de ma province. Magistrats, et vous, citoyens, écoutez ma justification, elle sera courte.

« Environné d'une famille nombreuse qui faisait les charmes de ma vie, j'ai vu le père d'une famille nombreuse accusé avec ses enfants d'un abominable parricide; j'ai cru que le plus saint de mes devoirs était de m'arracher à tout ce que j'avais de plus cher, pour venger la nature outragée, pour épargner un parricide aux ministres de la Justice.

« Comme citoyen, j'ai cru que mon premier devoir était de m'oublier moi-même, pour rendre à la patrie des citoyens menacés de tomber injustement sous le glaive de la loi.

» Et, quant à l'outrage dont on me suppose cou

pable envers les magistrats, lequel, suivant vous, honore le plus la magistrature, ou l'homme servile qui applaudit à ses méprises, ou l'homme ferme qui, constant dans ses principes et se regardant, non comme l'avocat d'un tribunal, mais comme le protecteur de l'innocence opprimée et l'homme de sa patrie, ne cesse de secouer sur les erreurs des tribunaux le flambeau de la vérité?»

Dans une pathétique péroraison, s'adressant au patriotisme des juges, il déclara qu'il remettait avec confiance entre leurs mains le dépôt que la Providence leur avait confié, et il les conjura, au nom de l'humanité, au nom de l'intérêt social, de présenter à l'Assemblée des législateurs ce dépôt sacré: « L'ombre de Calas, dit-il, marchera devant vous, et le décret qui assurera aux accusés absous une juste indemnité, sera un bienfait public qui vous assurera à vous-mêmes la reconnaissance de la France entière et celle de la postérité! »>

Le Procureur général donna ensuite ses conclusions définitives, en payant un juste tribut d'éloges au défenseur « pour la fermeté noble et modeste, le zèle infatigable et désintéressé qu'il avait apporté dans la défense de ceux qu'il protégeait, parce qu'il les croyait innocents. »>

Après ce dernier acte d'une procédure qui durait depuis plus de neuf ans, les accusés eurent enfin la satisfaction de voir leur innocence proclamée.

Cette affaire, au milieu des sérieuses préoccupations politiques de cette époque, eut un certain retentissement (1); elle s'accordait, il est vrai, avec les idées du moment, en venant déposer contre

(1) La mémoire n'en était pas encore effacée en 1795. M. Vieillard de Boismartin, qui s'était déjà compromis vis-àvis du parti terroriste en portant publiquement le deuil de Louis XVI, venant à la barre de la Convention pour signaler les malversations du représentant Laplanche, fut dénoncé par un de ses membres, Bordas, comme un intrigant, un faux pa

triote. Plusieurs membres de l'assemblée prirent vivement sa

défense, et l'un d'eux rappela, à cette occasion, le noble rôle

qu'il avait joué dans le procès Verdure. Ce souvenir provoqua de nombreux applaudissements.

l'une des plus graves imperfections du système qui s'écroulait. Le Moniteur en rendit compte, et le défenseur eut l'honneur d'être présenté au Roi par M. le prince de Poix.

Les accusés eurent aussi leur jour d'ovation. Le Moniteur du lundi 1er février 1790 rapporte en ces termes leur présentation à l'Assemblée nationale : « Une famille innocente et malheureuse, sortant des cachots dans lesquels une accusation de parricide l'avait détenue pendant plus de dix années, est reçue à la barre.

« Deux jeunes militaires, les MM. Faucher, présentent la famille Verdure aux représentants de la Nation. L'un d'eux porte la parole:

«Nos seigneurs, nous menons devant vous une famille qui, depuis dix ans injustement accusée de parricide, vient enfin d'être rendue à la société par un jugement conforme à vos décrets.

«Il honorera notre vie le jour où nous venons offrir à la bienfaisance des lois nouvelles ces malheureuses victimes des anciennes lois.

<< En rendant cet hommage à l'Assemblée nationale, nous en devons un à cette classe de nos concitoyens passionnément dévoués au service de l'Etat et à laquelle nous avons l'honneur d'appartenir.

«Elle nous a appris que nous devons autant à l'infortune particulière qu'à la défense de la patrie. » M. le Président (Target), à la famille Verdure.« Votre longue infortune touche vivement l'Assemblée. Ses pénibles travaux ont pour but d'écarter les erreurs qui ont fait tant de victimes. Oubliez, s'il est possible, les peines cruelles que vous avez éprouvées et goûtez du moins cette consolation, que l'époque où l'on a reconnu votre innocence est celle d'un nouvel ordre de choses, qui préviendra d'aussi funestes méprises.

» L'Assemblée vous permet d'assister à la séance.>> Cette célébrité, due exclusivement à son malheur immérité, ne profita pas à la famille Verdure. Des enfants, deux périrent misérablement; Verdure père mourut concierge d'une filature au faubourg Poissonnière.

[graphic][merged small][merged small]

N⚫ 32010 Centimes.

Un No par Semaine.

CAUSES CÉLÈBRES

LEBRUN ET C, Éditeurs. Rue des Saints-Pères, 8.

UNE NOUVELLE BRINVILLIERS: HÉLÈNE JÉGADO (1851).

VINGT-SIX EMPOISONNEMENTS; HUIT TENTATIVES D'EMPOISONNEMENT (1833-1851).

[graphic][subsumed][subsumed][merged small]

Y a-t-il, en effet, dans la nature humaine, une raison déraisonnable de nos actions semblable à celle que décrit si vigoureusement l'auteur des Histoires extraordinaires, l'Américain Edgar Poë? Est-il vrai qu'au fond de l'âme se rencontre un principe inné des actions, sous l'influence duquel nous agissions à contre-sens de la conscience, et par cette raison inouïe que nous ne le devrions pas ?

Ne semble-t-il pas, en effet, que, dans certains cas, chez certains êtres monstrueux, la notion clairement perçue du mal est la force invincible qui les pousse à l'accomplissement du mal? Ce serait là un

[merged small][ocr errors][merged small]

mouvement primitif, irrésistible, plus fort même. que l'esprit de conservation, quelque chose, dans l'ordre moral, d'aussi fatal, d'aussi involontaire que le vertige qui nous tire vers l'abîme, qui nous fait considérer le précipice avec une curiosité mortelle, qui donne à la chute terrible l'attrait même de son horreur.

Ce principe, que, faute d'un mot plus précis, on a appelé l'esprit de perversité, semble concilier dans une étrange alliance le sens moral et le besoin de commettre l'action que ce sens réprouve. Les crimes qu'il engendre sont aussi logiquement, aussi raison

HÉLÈNE JÉGADO.

[ocr errors]

1

nablement accomplis que leur mobile sans motif est illégitime et déraisonnable. L'action jugée mauvaise est faite avec une entière délibération, avec une complète prudence, cachée, désavouée avec une intelligence absolue de sa criminalité, recommencée, s'il est possible, avec la même détermination irrésistible. « Je vois le bien, a dit le poëte (1), je reconnais qu'il est le bien, et, cependant, je me laisse entraîner au mal.» Cette aberration de la volonté, cette impuissance de la conscience, lorsqu'elles n'ont pour effet que des fautes de conduite, que des vices plus nuisibles à celui qui s'y abandonne qu'à ceux qui l'entourent, prennent les noms adoucis de faiblesse, d'entraînement. Lorsqu'elles nous poussent au crime, la société antique les impute à quelque dieu irrité, à la fatalité vengeresse. La société moderne a trouvé une explication moins poétique, plus scientifique en apparence la monomanie.

|

suite d'années, a patiemment, obstinément, incessamment voué à la mort tous ceux qu'elle approchait; qui, froidement, sans intérêt appréciable dans la plupart des cas, a empoisonné plus de trente personnes. Quel est le droit, quel est le devoir de la société, en présence d'un monstre semblable? Cette effroyable perversité n'est-elle pas de la démence, et, s'il est légitime de se garder d'un fou, peut-on le punir? La science a balbutié dans cette cause, comme il lui arrive toujours lorsqu'elle rencontre un problème moral. La magistrature a parlé haut et ferme, comme elle doit le faire toutes les fois que l'irresponsabilité de l'accusé n'est pas évidente. Le philosophe, ici, ne décidera peut-être pas comme le magistrat; mais il ne s'étonnera pas, il n'hésitera pas comme le médecin. Sans prétendre à sonder les insondables mystères de l'intelligence et de la volonté humaines, il montrera la vanité de ces luttes inégales entre la Science et la Justice, et, sans résoudre tel ou tel problème déterminé, il dira quelle cause principale d'erreur obscurcit encore, de nos jours, le problème général de la responsabilité humaine devant la loi.

Le mardi 1er juillet 1851, deux honorables médecins de la ville de Rennes, les docteurs Pinault et Baudoin, se présentaient au parquet de M. le Procureur général, et l'un d'eux, M. Pinault, faisait cette déclaration: «Depuis longtemps je conservais, non pas un remords, mais un regret de la mort d'une domestique de M. Bidard, la nommée Rose Tessier : j'ai supposé un empoisonnement. Je viens de donner, de concert avec mon confrère Baudoin, mes soins à une autre domestique dans la même maison, une fille Rosalie Sarrazin, et celle-ci, morte aussi et avec les mêmes symptômes que j'avais observés chez la première, a été certainement empoisonnée; nous en sommes convaincus, mon confrère et moi. Ne trouvât-on pas les traces du poison dans ses entrailles, que nous croirions encore à l'empoisonnement. »

Notre explication moderne ne rend pas, à beaucoup près, compte de tous les désordres moraux qu'elle rassemble sous une seule et même étiquette. La monomanie meurtrière est ou paraît être la conséquence d'une perversion physique, d'une altération des sens, hystérie, hypocondrie, surexcitation ou maladie d'un organe, hallucination, voix entendues..., etc. Papavoine, Henriette Cornier (voyez ces noms); cette mère qui tue son enfant parce que des voix intérieures le lui ont ordonné; ce malheureux qui se tue lui-même pour échapper à un danger imaginaire, semblent être les jouets d'une illusion toute physique, causée par la perversité des sens. Ils sont évidemment irresponsables, puisqu'ils agissent dans la logique d'une organisation détraquée. Mais la perversité morale est quelque chose de plus inexplicable encore, de plus effrayant pour la raison humaine. Ce forfait perpétré en toute connaissance de cause, sans intérêt appréciable ou suffisant, souvent pour le seul plaisir du forfait, par cette seule raison que c'est une chose à ne point faire, voilà l'abîme pour la logique. Le médecin, qui cherche en vain une lésion matérielle, un désordre des sens; le magistrat, qui ne voit pas de motif à l'acte criminel; le philosophe, qui constate à la fois la responsabilité morale, prouvée par la lucidité de la conscience, et l'impuissance à ne pas faire le mal reconnu mal: tous ceux qui étudient, à des points de vue divers, la nature humaine, restent ici également confondus, empêchés. Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas admettre qu'une âme puisse être ainsi hantée, possédée par l'esprit du mal. Les vieilles explications des superstitions humaines, depuis l'Arimane persan jusqu'au diable du moyen âge, ont fait leur temps Le 7 novembre 1850, une des domestiques de pour l'humanité. Et cependant, sans aller jusqu'à la M. Bidard, professeur à la Faculté de droit de Renperversité meurtrière, qui niera l'inclination de lanes, expirait dans les plus cruelles souffrances. La nature humaine à violer la loi, par cela seul qu'elle est la loi, qu'elle a raison d'être la loi? L'esprit de révolte est contemporain de l'âme même.

Reste à savoir jusqu'à quel point, dans certaines natures, la responsabilité survit à l'entraînement irrésistible qui nous porte vers le mal. C'est la question que s'adresse, en pareil cas, non pas la société, qui mise en présence de ces monstres, ne peut penser qu'à s'en défendre, mais le philosophe qui se heurte à un problème moral des plus délicats et des plus

[blocks in formation]

Quelques instants après, la Justice descendait chez M. Bidard. Le magistrat instructeur dit à celui-ci : « Nous venons remplir ici une mission pénible. Une domestique est morte chez vous, et l'on soupçonne un empoisonnement. Je suis innocente! s'écria aussitôt Hélène Jégado, la cuisinière de M. Bidard. Innocente de quoi? reprit le juge; on ne vous accuse point. >>

Il fallut, sur cette réponse significative et sur le soupçon si formellement exprimé des deux médecins, étudier le passé d'Hélène Jégado. Voici ce qu'on y trouva dès les premières recherches.

maladie de cette fille s'était manifestée par des vomissements, et s'était terminée par des convulsions. Les médecins appelés à lui donner des soins ne purent expliquer la mort que par l'une de ces deux causes une rupture du diaphragme, ou un empoisonnement.

Cette dernière supposition ne parut pas admissible, et les hommes de l'art ne voulurent pas même manifester la pensée qu'un crime eût été commis.

Rose Tessier, c'était le nom de la fille qui venait de succomber, fut remplacée par une autre servante, la fille Françoise Huriaux. Cette dernière se trouva, comme Rose Tessier, en compagnie, chez M. Bidard, d'une autre domestique, Hélène Jégado.

Françoise Huriaux n'avait pas tardé à être atteinte elle-même d'un mal qui se révéla par les mêmes

« PreviousContinue »