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sence d'une série de crimes combinés avec tant est entrée dans la voie du mal. Si les mobiles qui d'audace, exécutés avec tant de sang-froid, envisagés l'ont portée à commettre ses premiers crimes nous avec aussi peu de remords, ce n'est pas elle que je échappent, ou ne nous apparaissent que confus, veux disculper, c'est la société. Hélène, selon moi, faut-il dire qu'il n'en a pas existé? Ne devons-nous est une anomalie. Je désire aussi écarter, dès à pré- pas plutôt supposer le contraire, en regard de ceux sent, l'idée que je veuille faire du matérialisme: la qui existent pour les derniers faits qui pèsent aupreuve que je ne suis pas matérialiste, c'est que j'ac-jourd'hui sur elle ?... Il est possible qu'on dise: cepte de l'homme cette définition d'un philosophe célèbre : Une intelligence servie par des organes. >> Or je dis que si un de ces organes est lésé, les manifestations intellectuelles qui y correspondent, seront en dehors des règles normales.

Ceci est de la phrénologie, je ne me le dissimule pas, et la phrénologie, selon beaucoup de monde, n'est qu'un rêve. Mais ce rêve fut celui des Gall, des Broussais, des Spurzheim, et les rêves de tels hommes peuvent n'être que des vérités écloses trop tôt pour être admises. Eh bien ! je dis que, chez Hélène, les organes de l'hypocrisie, de l'astuce, sont extrêmement développés; mais, au-dessus de tous encore, les organes du meurtre et du vol. Aussi, loin de me refuser à admettre l'existence des crimes que lui reproche l'accusation, je soutiens, sans crainte de me tromper, qu'elle les a tous commis, et bien d'autres encore sans doute, dont la trace échappe à la justice.

J'ajoute qu'elle ne s'en repent pas, et que, si elle éprouve quelque regret, c'est de ne pas avoir donné la mort aux témoins qui sont venus l'accuser. Elle est même si loin de se repentir, que, mise en liberté, elle recommencerait demain à voler, à empoisonner. C'est chez elle un tel besoin instinctif, que j'ai cru saisir sur son visage une expression de bonheur chaque fois que l'on racontait dans cette enceinte les dernières palpitations de ses victimes; elle semblait éprouver une joie indicible à ce tableau qui la représentait approchant, les larmes dans les yeux, l'image du Christ des lèvres mourantes de Rosalie Sarrazin.

Cela tient à son organisation même, qui est profondément perverse. Et ici, la science remplit un sacerdoce douloureux, mais nécessaire, en venant expliquer comment, pour l'honneur de l'humanité tout entière, Hélène Jegado n'est point autre chose qu'une erreur de la nature, une anomalie.

Mais, objectera-t-on, l'instinct du meurtre ne se traduit pas par l'empoisonnement? Je réponds: Quiconque détruit, détruit selon son âge, selon son sexe, selon son tempérament. Cela est vrai pour le suicide même. Le vieillard ou se pend, ou se noie; la femme se noie ou s'empoisonne; le jeune hommé a le pistolet ou le poignard. Hélène, donc, devait, pour satisfaire son instinct meurtrier, avoir recours au poison.

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M. le premier Président, au témoin. avez prétendu, Monsieur, que les instincts funestes d'Hélène n'avaient pas été combattus. Mais ne pouvait-elle donc trouver, dans le sens moral qu'on ne lui conteste pas, un frein à opposer à ses passions? M. le docteur Pitois. Je ne nie pas le sens moral, le libre arbitre chez Hélène; mais il était entièrement dominé par la passion: voilà ce que j'ai voulu dire.

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Hélène est un monstre; mais on ne dira pas: Hé

lène est une folle.

M. le docteur Pitois. -Je ne disculpe, ni n'accuse. Je n'ai pas voulu soulever la question de la liberté morale; j'ai voulu seulement expliquer comment la nature s'est étrangement méprise dans la création d'Hélène. On dit qu'il y a eu des mobiles aux crimes de l'accusée, cela est vrai; mais je réponds que ces mobiles n'ont jamais été en rapport avec la gravité du crime. Là où une autre se fût fâchée, ou se fût portée à une voie de fait, Hélène a empoisonné. Voilà ce que je dis pour l'honneur de l'humanité. M. le premier Président. L'honneur de l'humanité est-il donc bien compromis parce qu'il y a des êtres comme Hélène? L'honneur de l'humanité me semble plutôt placé dans ce principe, que la faute entraîne l'expiation, et que Dieu a fait l'homme avec une volonté intelligente, et responsable dès lors de tous ses actes.

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Une courte discussion s'élève à propos des maux d'estomac dont Hélène s'est plainte au témoin, M. Pitois avoue que l'accusée l'a trompé en cette circonstance, comme elle en a trompé tant d'autres ; que le sang qu'il avait cru apercevoir dans les matières vomies par elle n'était autre chose qu'une poudre qu'il suppose être du kermės.

M. le docteur Guépin, de Nantes. En 1834, M. Martel, maire de Pontivy, me parla d'empoisonnements nombreux qui avaient eu lieu à Guern et dans les environs.« Il y a eu empoisonnement, me dit-il; mais comment? Je l'ignore. Je me suis trouvé au milieu de morts successives, sans qu'un seul motif plausible me fit entrevoir une cause au crime. » Cette affaire, restée confuse dans mon esprit, s'y est retracée plus nette à la lecture de l'acte d'accusation.

On m'a demandé à m'expliquer sur l'état mora de l'accusée. C'est là une question bien délicate. Je n'ai pas parlé à l'accusée et je ne l'ai pas vue; je ne puis donc que me borner à présenter ici quelques considérations d'ordre intellectuel, ayant analogie avec les faits de ce procès.

En 1836, M. Isidore Saint-Hilaire a posé d'une manière scientifique et complète les anomalies humaines. Il est maintenant acquis à la science que ces anomalies sont nombreuses; qu'elles peuvent porter sur tous les organes du corps humain et qu'elles représentent, le plus souvent, chez l'homme des états qui sont définitifs chez des espèces animales qui lui sont inférieures. Le cerveau ne peut échapper à cette règle. Sans doute, il n'a été scientifiquement exploré que depuis cinquante ans, et même depuis vingt années. Il y a plus, l'on peut dire que son anatomie est encore en arrière. Mais ce qu'on ne peut attaquer avec le scalpel, étudier par la dissection, on peut le reconnaître métaphysiquement par des investigations d'un autre ordre.

Il y a dans l'intelligence humaine deux ordres de substances l'une éthérée, impondérable, qui ne se coupe pas au couteau; l'autre, le cerveau, indise pensable pour toute espèce de manifestation humaine. L'on peut bien comparer celle-ci à un piano

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qui présenterait trois octaves, et dans chaque octave une série de notes différentes.

Le premier est celui des facultés animales: il

nous est commun avec les êtres inférieurs à nous. Le second est celui des facultés intellectuelles; il présente encore certains points de contact avec les animaux. Le troisième est celui des facultés humaines ou morales, qui est spécial à l'homme. Or il peut se présenter des anomalies cérébrales dans ces trois ordres ainsi, par exemple, la poule est un animal qui aime beaucoup ses petits; cependant quelques poules tuent les leurs. La chatte est dans le même cas. Pourquoi cette anomalie des espèces animales n'existerait-elle pas chez l'homme?

Passons à l'ordre intellectuel. Il y a des hommes qui, par anomalie cérébrale, sont privés de la faculté des nombres; bien plus, il y a des races entières chez lesquelles ce fait est régulier et permanent. C'est ainsi que les habitants de la Nouvelle-Hollande ne savent, en général, compter que jusqu'à trois, et que, là, compter jusqu'à cinq ou six, c'est être un homme de génie.

Autre exemple, la faculté de percevoir les sons. Un accord parfait est celui dans lequel les sons se trouvent entre eux comme le nombre 1, 2, 3. Or il y a des individus qui ne savent pas distinguer, dans un accord parfait, la première note de la dernière. Prenons un exemple plus saillant; il y a des indi

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... On disait dans la ville qu'Hélène avait le foie blanc et que son haleine faisait mourir. (Page 11.) vidus tellement mal organisés, sous le rapport des couleurs, qu'ils ne peuvent distinguer le rouge du bleu. Il existe, en Allemagne, un de mes confrères, cn homme remarquable sous tous les autres rapports, qui ne saurait distinguer la couleur rouge de la verte. Un philosophe populaire de l'Angleterre, le cordonnier Harris, et le poëte français Colardeau étaient dans le même cas. J'ai vu ce phénomène se présenter héréditairement; mais l'un de mes amis, M. le docteur Cunier, de Bruxelles, a signalé le fait le plus curieux sous ce rapport: c'est celui d'une famille dans laquelle l'impossibilité de différencier les couleurs s'est présentée pendant cinq générations successives, mais seulement chez les femmes.

plus commode. Eh bien! je conçois parfaitement qu'une ou plusieurs de ces facultés, même que toutes manquent à la fois à un individu.

Ce qui a lieu pour les facultés animales et intellectuelles, se présente aussi dans l'ordre moral. On peut classer les facultés humaines sous cinq chefs: la justice, le sentiment religieux, la sociabilité, le philosophisme, le sentiment de l'idéal. On pourrait présenter une autre division; celle-ci me semble la

L'absence de la sociabilité surtout aura pour résultat de laisser l'intelligence humaine avec de grandes passions sans contre-poids. Il en résultera que l'être ainsi conformé trouvera indifférent, pour arriver à son but, de briser un morceau de bois, de tuer une souris, de détruire une existence humaine.

Vers 1834, étant à Angers, et causant avec quelques hommes de la science et du barreau de la grande question de la moralité humaine, j'affirmais ce que j'affirme aujourd'hui. A la suite de cette conversation, un magistrat distingué, dernièrement ministre, m'envoya, à Nantes, un crâne très-curieux. J'ai été le disciple et l'ami de Gall; cependant, je ne crois pas à la cranioscopie, comme science positive; mais il y a des cas où elle permet de beaucoup prévoir. Celui-ci était du nombre. Je trouvai que ce crâne indiquait de l'imagination, des facultés per

Paris. Typographie de Ad. Lainé et J. Havard, rue des Saints Pères, 19.

ceptives, toutes les facultés animales la ruse, la discrétion, etc.; mais point de facultés humaines ou morales. J'en conclus que l'homme à qui il avait appartenu n'avait jamais pu pardonner une injure faite à son amour-propre, une lésion à son intérêt. Pour le peindre par une expression triviale de notre pays, je le désignerais par le nom de blèche. J'ai appris depuis que c'était Réveillon d'Angers, fils et petit-fils d'assassin, assassin lui-même, et qu'il avait failli, à force de ruses, faire condamner un innocent à sa place. Voilà un exemple frappant d'absence de moralité humaine et de transmission hérédi

taire.

Je vous laisse à juger, Messieurs, comment vous

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J'aimais, j'ai assisté avec dévouement tous ceux qu'on dit avoir été mes victimes... (Page 26.) nombreux dans mon pays, pour lesquels il existe, au-dessus de la justice humaine, une éternelle justice et une éternelle vérité. Mais il y en a, heureusement ils sont très-rares, qui, par suite d'une moralité insuffisante, prennent l'expression de la justice pour la Justice elle-même et qui ne la voient que dans un président de Cour d'assises, des jurés, une prison et un bourreau! Je n'ai plus rien à dire.

Me Gaillard de Kerbertin. - Un témoin nous a dit que l'accusée était un prodige d'hypocrisie. M. Guépin comprend-il qu'on puisse réunir cette hypocrisie à la monomanie?-R. Je ne crois pas, ici, à Ja monomanie; rien, dans l'espèce, ne me prouve une folie générale ou partielle. Ce qui me semble ressortir des faits qui me sont connus, c'est une grande preuve d'intelligence, avec l'absence complète de cette moralité qui sert de contre-poids dans la vie. Les êtres ainsi conformés vont directement à leur but, sans s'inquiéter des obstacles. C'est avec la même indifférence, je le répète, qu'ils briseraient CAUSES CÉLÈBRES. 122 LIVR.

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un morceau de bois, qu'ils détruiraient un animal, une existence humaine. Ils ne sont susceptibles ni de remords ni de repentir; ils n'ont que des regrets, et surtout celui de ne s'être pas débarrassés à temps des personnes qui les ont fait paraître devant les tribunaux.

Me Dorangè demande que M. Guépin puisse voir de près l'accusée et faire, le lendemain, un rapport.

M. le premier Président. Cela ne se peut; ce serait une expertise. M. Guépin a été appelé comme témoin, il doit rester au débat en cette qualité. Si la défense eût demandé à temps une expertise, si la nécessité de cette expertise nous eût semblé résulter des débats, nous l'eussions ordonnée avec empressement. Mais cette nécessité n'existe pas.

Sept audiences ont déjà été consacrées à ces importants débats; tous les témoins ont été entendus. A l'audience du 13, M. le Procureur général prend la parole au milieu d'un profond silence.

HÉLÈNE JÉGADO.

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Cela fait, et sur le point d'aborder les empoison

<< Messieurs les Jurés, dit M. le Procureur général, | ral se contentera d'en signaler les principales cirdégagée des faits que la prescription légale dérobe constances. à vos décisions, l'accusation sur laquelle vous êtes appelés à prononcer n'embrasse pas moins de dix-nements de Rennes, M. le Procureur général croit sept crimes, dix vols et sept empoisonnements. Mais devoir résumer le système général de défense adopté la vie d'un accusé appartient tout entière à ses juges: par Hélène, en exposant ses propres réflexions sur si elle a été pure, elle le protége; si elle a été mau- son caractère. vaise, elle devient un titre pour l'accusation. Hélène Jégado pourrait-elle nous dire avec quelque confiance :

Interrogez ma vie, et voyez qui je suis!

<< Assurément non, Messieurs les Jurés. Prouvons ce premier point. De vives lumières devront en ressortir; elles viendront éclairer toutes les parties de ces sombres débats, qui, depuis plusieurs jours, tiennent vos cœurs serrés, sans fatiguer vos courages. Hélène nie avec une persévérance qui nous oblige à ne négliger aucune preuve.

M. le Procureur général se livre alors à l'examen des premières années de la vie d'Hélène, en appelant l'attention du Jury sur les faits et les circonstances de nature à dévoiler son caractère et ses habitudes. Il la suit dans sa carrière criminelle, jusqu'au dernier des faits couverts par la prescription.

« Cette revue rapide, dit-il ensuite, n'était-elle pas nécessaire? Quels enseignements ne nous offre t-elle pas sur la moralité d'Hélène ! Comme ils expliquent la conformité que nous verrons se révéler entre ses antécédents et sa conduite postérieure! Bien que les preuves matérielles fassent défaut, bien que la plupart des témoins aient disparu avec les familles chez lesquelles l'accusée a servi, et que la mort a visitées à sa suite, on sait que ceux qui ont péri étaient le plus ordinairement d'une bonne constitution, et qu'ils ont été enlevés en peu de jours. On sait aussi que la maladie s'est toujours manifestée chez chacun d'eux par les mêmes symptômes, et qu'elle s'est chaque fois déclarée après l'injection d'aliments ou de boissons servis ou préparés par Hélène. Aussi, en prévision du danger qui pourrait en résulter pour elle, l'accusée s'est-elle bien gardée de faire connaître, dans l'instruction, les lieux où elle avait habité avant son arrivée à Rennes. >>

Mais comment Hélène s'était-elle procuré la substance mortelle? Un seul fait était ressorti de l'instruction à cet égard: la découverte, en la possession de l'accusée, de trois petits paquets dont l'un contenait de la poudre blanche. Or, les débats ont démontré qu'Hélène, à une époque antérieure à son séjour à Locminé, avait pu faire provision de poison au presbytère de Seglien. La poudre blanche de Locminé et l'arsenic de Seglien, c'est une seule et même chose, selon M. le Procureur général. C'est là le poison vainement cherché par l'instruction. Aujourd'hui, l'accusation peut dire avec certitude: l'arsenic, voilà le moyen du crime; elle est trouvée la preuve qui manquait au procès, et en l'absence de laquelle l'accusation eût néanmoins persisté, tant la culpabilité de l'accusée lui paraissait

évidente.

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« Hélène vous a dit : « Je n'ai qu'un aveu à faire : j'ai volé; hors cela, on n'a jamais rien eu à me reprocher. Ma piété était sincère. Je n'ai jamais eu l'intention de faire du mal à qui que ce fût. J'aimais, j'ai assisté avec dévouement tous ceux qu'on dit avoir été mes victimes; je me suis trop attachée à mes maîtres. Je n'ai jamais connu la jalousie ; je n'ai jamais commis d'empoisonnement; je ne connais même aucun poison. Je suis innocente: condamnée des hommes, abandonnée de tous sur la terre, Dieu m'absoudra.» «Il n'y a de vrai dans tout cela que l'aveu des vols commis par l'accusée.

« Son mauvais caractère s'est révélé dès ses premières années. L'emportement, la ruse en formaient les traits principaux. Elle parlait de suicide au curé Conan qui menaçait de la renvoyer; cela n'était pas au sérieux, c'était un moyen. Nous verrons plus tard se développer, chez elle, la jalousie et le sentiment de la vengeance.

<< Elle vole la plupart des maîtres qu'elle servait: voilà comme elle savait les aimer à l'excès.

<< Elle avait la passion du vin. Elle a eu des mœurs dissolues, alors qu'elle simulait les habitudes les plus régulières.

« Elle abritait ses vices et ses crimes sous le manteau de la religion, et jusqu'au 1er juillet dernier, cet odieux stratagème lui avait réussi. C'est que, il faut le dire, à l'honneur de l'humanité, on croit facilement à l'hommage que l'hypocrisie rend à la vertu. Contentons-nous de rappeler ce mot d'Hélène qui trahit son méchant cœur et révèle l'impuissance de sa justification: «Si jamais je soigne d'autres malades, je les laisserai mourir plutôt; car j'ai fait mon devoir et l'on m'accuse. »

« Voilà donc Hélène, avec son méchant naturel, avec ses habitudes vicieuses, en disponibilité pour ce qui sera mauvais et criminel. Le mal ne lui coûtera plus à commettre; elle y est accoutumée, et il lui plaît. Il n'est plus besoin de rechercher, pour expliquer ses actes, quelques-unes de ces causes énergiques qui poussent aux grands crimes, et les expliquent sans les justifier jamais.

«Ne vous étonnez donc pas que les plus légers motifs aient engendré les forfaits que nous vous dénonçons. Hélène est toute préparée aux empoisonnements de Rennes; elle ne s'arrêtera pas dans la voie fatale où elle s'est engagée; elle saura attendre l'occasion, et n'y faillira jamais. >>

L'accusation a limité à sept les empoisonnements qu'Hélène aurait commis à Rennes. M. le Procureur général exprime la pensée qu'elle aurait pu en augmenter le nombre, en mettant à la charge de l'accusée la maladie de Mme Carrère et les morts des jeunes enfants de M. Ozanne et de M. Rabot. L'invasion singulière de la maladie, les symptômes particuliers à l'empoisonnement qui ont accompagné les décès, lui semblent justifier cette supposition, qui devra peser sur les délibérations du Jury.

Parmi les empoisonnements retenus par l'accusation, les uns ont été suivis de mort, les autres sont restés à l'état de tentative. Cette différence, aux yeux de M. le Procureur général, ne saurait modifier la criminalité. Le crime d'empoisonnement

existe selon la loi, dès que la substance mortifère a été administrée avec l'intention de donner la mort. L'orateur du Gouvernement l'appelait l'assassinat le plus lâche parmi les plus atroces, et l'on disait à Rome C'est plus de tuer par le poison que par le glaive.

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M. le Procureur général déroule le tableau des douloureux événements accomplis dans les familles Rabot et Roussel et dans la maison Bidard. Il n'a pas de peine à démontrer qu'une main criminelle est au fond de toutes ces morts, et que cette main est celle d'Hélène. L'acte d'accusation, l'interrogatoire, les témoignages, ont trop complétement édifié le lecteur à cet égard, pour que nous ayons à revenir sur ces détails reproduits par le réquisitoire avec une lumineuse exactitude. M. le Procureur général termine ainsi :

<< Laissez-nous, Messieurs les Jurés, rassembler tous les traits de ce caractère étonnant, exceptionnel, horrible, que vous avez devant vous.

«Hélène est un de ces êtres qui, dédaignant la voix de Dieu et des hommes, sont parvenus à se faire dans le crime une tranquille paix.

« Abandonnée de bonne heure à ses méchants instincts, elle n'a pas voulu les réprimer.

« Entourée, dès ses plus jeunes ans, des meilleurs exemples, elle a préféré marcher dans la voie du mal. Comme chacun de nous, elle a fait son choix, avec son intelligence et sa conscience; tout nous l'atteste. Elle a donc encouru la responsabilité de ses actes; vous la lui laisserez tout entière. Arrière donc, pour le moment, tout ce qui, dans le débat, a paru se rapporter à des imperfections morales dont l'accusée aurait été, nous dit-on, fatalement victime à son tour! Nous ne reviendrions sur ce point qu'avec regret.

«Hélène fut de bonne heure méchante, emportée, ingrate, habile, dissimulée, voleuse.

«Elle allait au pied des autels chargée de ses crimes de la veille et de ses crimes du lendemain; car elle en nourrissait la pensée, et ces crimes étaient des assassinats! Elle ne pouvait ignorer cependant que Dieu n'accorde le pardon qu'au repentir.

« Son enfance et sa première jeunesse avaient été protégées; l'asile du presbytère, l'exemple d'une pieuse famille ne lui avaient pas manqué; il ne lui avait manqué qu'une bonne volonté. Elle a marché toute sa vie au crime d'un pas résolu, abritée d'une vertu d'emprunt; elle allait à ses victimes comme on va, par des chemins cachés, au cœur de la place assiégée.

« Elle a feint la piété et tous les bons sentiments, avec une constance restée inébranlable pendant près d'un demi-siècle, jusqu'à ce moment où je l'accuse. « Il a fallu que les hommes les plus généreux, les plus éclairés vinssent avertir la Justice et lui prêter un puissant secours, pour que la vérité pût triompher et que la société pût être efficacement protégée.

« Remarquez enfin, Messieurs, comme pendant toute sa vie Hélène est restée semblable à ellemême. L'accusation partage sa vie en deux parties: la prescription en a marqué la limite; l'une reflète l'autre, et réciproquement.

« La complète identité des faits, des actes, des mouvements du cœur de l'accusée, des créations de son intelligence, à toutes les époques; l'impossibilité de trouver un autre coupable qu'elle, tout la désigne aux rigueurs de votre justice.

«En présence de tant de charges qui vous accablent, persistez-vous, Hélène, à nier vos attentats? Ce que vous croyez pouvoir retenir encore comme un secret, s'est attesté ici à toutes les consciences. Vos aveux n'ajouteraient rien à nos convictions; mais ils pourraient, sans les désarmer, satisfaire vos juges et vous profiter à vous-même.

« Je me hâte de vous le dire: si je sollicite ces aveux avant de me taire, ce n'est pas pour mieux assurer un arrêt légitime indispensable; mais on vous trouvera peut-être encore quelque chose d'humain, si l'on vous trouve accessible au repentir. Et puis, croyez-nous, Hélène, c'est beaucoup que d'arriver devant la Justice divine avec uncommencement d'expiation. Hélène, vous vous taisez, vous nous refusez l'expression d'un regret!... Je n'ai plus rien à dire.

«Messieurs les Jurés, nous persistons avec la plus douloureuse conviction, comme avec la plus entière confiance, dans l'accusation portée contre Hélène Jégado. »

La parole est au défenseur : il se lève, et, après un modeste exorde tiré de son insuffisance, il s'exprime en ces termes :

« Quelle que puisse être la pensée du vulgaire, quelle que soit la somme des colères, des haines, des malédictions que l'accusée traîne à sa suite, jamais défenseurs n'ont apporté à votre barre une sincérité plus grande, une conviction à la fois plus ferme et plus réfléchie que celle dont sont animés les défenseurs d'Hélène Jégado. Aussi, après avoir interrogé tous les témoignages de notre conscience et de nos sens, nous venons vous dire avec confiance: Il y a ici phénomène, mystère si vous voulez; oui, il y a ici un de ces mystères impénétrables de la nature qu'il peut être donné à l'homme de voir, de constater, de toucher, mais qu'il ne peut lui être donné d'expliquer. Phénomène tout aussi exceptionnel, dans l'ordre des lois morales, que le sont les idiots dans l'ordre des lois de l'intelligence et les monstres dans l'ordre des lois de la nature.

<< Bien loin de nous, donc, la pensée de discuter pied à pied avec le ministère public les faits de l'accusation. Nous reconnaissons, sans hésiter, tous les malheurs du présent et du passé, et nous aurons le courage et la franchise de montrer, à toutes les époques, le vol et le poison partout où la main d'Hélène a commis le vol et versé le poison. >>

Mais Hélène Jégado est-elle responsable devant la justice humaine de tous les crimes qu'on lui reproche et dont la défense proclame elle-même la réalité? Avait-elle, quand elle a commis tous ces crimes, cette liberté morale sans laquelle il ne peut y avoir de responsabilité ?

«Messieurs les Jurés, continue le défenseur, il y a en nous des idées que nous appelons nécessaires, innées, et dont l'ensemble constitue le sens commun. La première de toutes est l'idée de cause; il n'y a pas d'effet sans cause. Nous ne nous expliquons les actions des hommes que par les motifs que nous leur trouvons. Si elles nous apparaissent destituées d'une explication raisonnable, nous parlons immédiatement de folie. D'après ces principes, la défense ne peut-elle pas, aujourd'hui, exiger que l'accusation donne aux empoisonnements d'Hélène une explication quelque peu plausible, si elle veut conclure à la responsabilité de l'accusée? Non-seulement elle le peut, mais encore c'est son devoir le plus étroit. «Or, l'accusation reproche à Hélène des empoison

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