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LES PROCES AU CADAVRE.

LA MACHINE INFERNALE DE SENLIS: BILLON (1789).

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A douze lieues de Paris, au confluent de deux jolies rivières, la Nonette et l'Aunette, entourée des bois charmants d'Halatte, d'Ermenonville et de Chantilly, s'élève une gracieuse petite ville, Senlis, autrefois la perle du Valois, maintenant un peu déchue de ses splendeurs antiques, mais riante, riche et proprette. Si elle a perdu son évêché, son présidial; si elle n'est plus, comme du temps des Carlovingiens, résidence royale; si ses vieilles fortifications ne sont plus qu'une curiosité archéologique; si elle ne retentit plus des solennelles discussions des conciles, elle est toujours une des plus aimables fleurs sylvestres de la vallée de l'Oise.

Aux premiers jours de la Révolution française, à cette heure si rapidement disparue, où l'esprit nouveau faisait encore, dans nos provinces, bon ménage avec l'esprit monarchique, Senlis, un peu plus petite, un peu moins industrieuse, mais tout aussi paisible qu'aujourd'hui, ne connaissait guère des agitations patriotiques de Paris que les cérémonies innocemment bruyantes, les discours pompeux et, comme nous dirions aujourd'hui, les manifestations, dans lesquelles le tiers-état, pour nous servir d'une autre expression de notre jargon poliCAUSES CÉLÈBRES. - 123o LIVR.

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tique moderne, s'affirmail et s'essayait à la vie publique.

Vers la fin de l'année 1789, deux mois seulement après ces journées fameuses qui avaient vu l'Assemblée nationale quitter Versailles pour siéger à Paris, Senlis, récemment dotée d'une milice nationale, s'amusait, comme Paris lui-même, à jouer au jeu nouveau du soldat citoyen.

On était au 13 décembre 1789. Ce jour-là était un dimanche, et la petite ville était tout en rumeur. C'est qu'il s'agissait de faire bénir les drapeaux de la nouvelle milice: tous les corps constitués, toutes les compagnies publiques ou particulières avaient été invités à la fête, et, bien que le temps fût incertain, sombre et très-froid, la gaieté, l'animation régnaient dans toute la cité.

Le point de départ du cortége avait été naturellement fixé à l'Hôtel de Ville, d'où on devait se rendre à la cathédrale. L'ordre adopté pour les corps divers va nous donner une idée des éléments que renfermait alors une ville de province.

Venait d'abord un détachement de la Cavaleric nationale, précédé de son trompette. Puis, le Corps de l'Arquebuse et celui de l'Arc, avec leurs splendides costumes, précédés tous deux de leurs tamBILLON. - 1.

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bours et de leurs fifres. Au troisième rang, devait marcher la Compagnie des Royalistes-Fusiliers, au milieu de laquelle prendraient place les Officiers Municipaux, accompagnés des Hocquetons et des Valets de Ville. Puis, l'État-Major de la Milice Nationale et le Comité Permanent. A la suite de ces corps d'élite, viendraient le drapeau, porté par le commandant de la milice nationale, et le guidon de la cavalerie aux mains du porte-guidon de cette arme. Un détachement de cinquante hommes, tirés des différents corps des troupes nationales, servirait d'escorte d'honneur à ces insignes, véritables héros de la fête.

A la suite des drapeaux, quatre compagnies de Fusiliers-Nationaux. Enfin, fermant la marche, la Compagnie de Chasseurs.

Certes, si ce cortége devait être imposant, ce n'était pas par le nombre de ceux qui le composeraient, mais plutôt par l'excellente tenue des différents corps, par la ferveur d'un enthousiasme encore tout frais, et aussi, il faut le dire à la louange de Senlis, par la bonne intelligence qui régnait entre les officiers et les soldats de la milice, et que n'avaient pas encore altérée les discordes civiles. A midi sonnant, une boîte devait annoncer l'instant du départ. Les cloches de la cathédrale devaient répondre à ce signal, et déjà une troupe d'enfants se tenait en avant des tambours, qu'ils se proposaient d'accompagner par leurs cris de joie. A ce moment, une certaine indécision se manifesta parmi les chefs militaires. L'incertitude du temps faisait hésiter les autorités sur la route qu'on tracerait au cortége.

Deux chemins s'offraient pour l'itinéraire de la cérémonie. Du point de départ, c'est-à-dire de la place au Vin, située à l'extrémité ouest de la ville, à l'église de Notre-Dame, il existait deux routes: l'une, à travers des rues tortueuses et étroites, la rue du Grenier aux Poids et la rue de la Treille; l'autre, conduisant à angle droit, par la rue aux Fromages, dans la rue du Châtel, voie principale, large, droite et relativement bien bâtie, qui devait permettre aux colonnes du cortége de se développer dans une ligne ascendante presque directe jusqu'au Parvis Notre-Dame.

Les avis étaient partagés, quand on vit venir un petit homme, âgé de cinquante ans environ, dont le costume bourgeois tranchait sur les costumes officiels des armes diverses de la milice. Le nouveau venu était vêtu d'une ample redingote brune, et ses mains étaient enfoncées dans un énorme manchon noir. Ses cheveux étaient simplement roulés, et il semblait décidé à se borner au rôle de curieux. Toutefois, le petit homme paraissait fort préoccupé de l'itinéraire du cortége. Après qu'il eut échangé quelques paroles avec deux ou trois officiers, il s'approcha du commandant de la deuxième division de la cavalerie, M. Hamelin, sous-aide major de la milice nationale, capitaine de dragons, écuyer de S. A. R. Mme Adélaïde de France. «< Eh! comme vous voilà fait, Billon! s'écria joyeusement M. Hamelin. Eh! pourquoi diable n'êtes-vous pas en costume et dans une compagnie? Vous savez ce qu'ils m'ont fait à l'Arquebuse, répondit Billon: je ne pourrais me mêler de tout ceci, après l'affront qu'on m'a fait subir. Mais vous, monsieur Hamelin, quel poste occupezvous? - Dame! vous savez, je suis aide-major, et ma place est un peu partout, à la tête, à la quene, au milieu. Croyez-moi, monsieur Hamelin, re

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stez à la queue, vous serez mieux. Mais qu'est-ce qu'on me dit? Est-ce vrai que vous ne voulez pas prendre le beau chemin, la rue du Châtel? Et tous les boutiquiers, tous les garçons, toutes les femmes, qui vous attendent par là, sur les portes et aux fenêtres! Ce serait un meurtre que de défiler par les ruelles, quand vous avez cette belle rue droite pour vous développer. Je crois que vous avez raison, Billon; mais j'attends les ordres de l'Hôtel de Ville et je n'y puis rien. Allez donc vous habiller, Billon; un jour comme celui-ci, il ne faut pas bouder. Nous ne vous avons rien fait, nous autres.»

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L'homme qu'on appelait Billon salua respectueusement M. Hamelin et se dirigea, en souriant. vers la compagnie des fusiliers dont il semblait connaître tous les officiers. On le salua de quelques quolibets bienveillants, on lui serra la main, et il se mit à pérorer avec chaleur, en recommandant le chemin par la rue du Châtel.

A ce moment, le timbre de l'horloge de ville frappa le premier coup de midi. Un exprès, arrivé en courant de l'Hôtel de Ville, apporta l'ordre de faire passer le cortége par la rue du Châtel, et Billon, qui entendit l'ordre passer de bouche en bouche, se retira par la rue de la Chancellerie, en jetant un long et profond regard sur les hommes du corps de l'Arquebuse, dont le riche costume se détachait au milieu des costumes divers qui s'agitaient sur la place au Vin.

Il serait vraiment puéril de vouloir transporter le lecteur en plein drame et de chercher ici l'intérêt au moyen d'un trop facile artifice de narration. Il nous semble préférable d'exposer simplement ce que c'était que Billon, et de dire comment était née chez lui la pensée criminelle dont il allait préparer l'exécution.

A l'angle formé par les rues du Châtel et de la Tonnellerie, habitait un horloger, nommé RieulMichel Billon. C'était le petit homme que nous avons dit, âgé d'environ cinquante ans, grêle, blème, aux cheveux châtain fade, au visage fortement gravé de petite vérole. Cette figure couturée, ordinairement triste et sévère, était éclairée par de petits yeux vifs et saillants. Toujours vêtu avec une propreté voisine de l'élégance, poli avec tout le monde, mais d'une politesse réservée, qui ne se livrait jamais, le petit horloger fréquentait chez Gagneux, le limonadier. C'était là que se réunissaient les bourgeois les plus honorables de la ville. Billon s'y était fait remarquer par ses bonnes manières, par sa conversation agréable et par son esprit. Tout au plus s'était-il fait quelques ennemis parmi les joueurs et les politiques du café car il tenait à ses idées et soutenait ses dires avec une âpreté qui allait quelquefois jusqu'à la colère, et il était assez mauvais joueur. Ön ne lui connaissait, au fond, que des défauts dont personne, parmi les habitués du café Gagneux, n'avait à souffrir. Ainsi, on disait que cet homme, si convenable et si poli chez les autres, était, chez lui, maussade et tyrannique. Il passait pour maltraiter sa femme, pauvre créature insignifiante, bonne ménagère, d'un caractère doux et soumis, d'une réputation irréprochable, mais assez sotté et d'une figure peu attrayante.

Billon s'était lié particulièrement avec un imprimeur, habitué comme lui du café Gagneux, M. Desroques. Tous deux avaient même tournure d'esprit, mêmes goûts; ils jouaient le même ieu; leurs

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promenades, leurs lectures, leurs opinions étaient les mêmes: ils n'avaient rien de caché l'un pour l'autre et se visitaient fréquemment dans le jour, pour se retrouver le soir assis à la même table du café Gagneux.

Dans le courant de l'année 1788, le caractère déjà mélancolique de Billon sembla s'assombrir encore. Son ami Desroques, son seul confident, connaissait sans doute la cause de ce chagrin, mais il ne crut devoir en parler que pour chercher les moyens de l'adoucir. On entendit plus d'une fois l'imprimeur dire en famille ou devant ses ouvriers: «Mon pauvre Billon n'est pas gai et cela me fait de la peine. C'est cependant un garçon plein d'honneur et de mérite, et qui n'a rien fait pour être malheureux. Je voudrais lui trouver quelque distraction qui le déridât et lui fit oublier ses idées noires. >>

Desroques était, depuis longtemps, de la Compagnie de l'Arquebuse, ancienne société jouissant de priviléges honorifiques assez étendus et qui, avant l'organisation de la milice nationale, comptait dans ses rangs les bourgeois les mieux posés de Senlis et même quelques membres de la petite noblesse. Desroques pensa que s'il réussissait à faire admettre son ami dans cette compagnie, Billon y trouverait des distractions aussi honorables que peu coûteuses et y nouerait des relations nouvelles qui l'arracheraient à ses sombres pensées. Billon, adroit de ses mains et porté de goût naturel vers tous les exercices qui demandent plus de coupd'œil que de force de corps, excellait au tir des armes à feu.

La première ouverture que fit à ce sujet Desroques à Billon fut assez mal accueillie par celui-ci: «Eh! mon cher Desroques, lui dit-il, après ce que je vous ai confié, croyez-vous que je puisse avoir le cœur à ces amusements et à ces parades? Et quand même je pourrais me résigner à me frotter à ces beaux messieurs de l'Arquebuse, dites-moi si je ne ferais pas une belle figure avec l'habit écarlate, l'épée dorée au côté et l'épaulette à graines d'épinards. Pardieu! répliqua Desroques, vous ferez toujours aussi belle figure que votre serviteur et tant d'autres qui ne valent pas mieux que vous dans la ville. >>

Desroques en dit et en fit tant, que Billon s'accoutuma à l'idée de partager les amusements de son ami, et, comme l'imprimeur avait un excellent renom de prud'homie, comme Billon d'ailleurs jouissait à Senlis de l'estime générale, les compagnons de l'Arquebuse, d'ordinaire assez difficiles sur les admissions, reçurent dans leurs rangs le petit horloger à bras ouverts.

Les fêtes de la réception de Billon furent des plus brillantes; l'horloger paya sa bienvenue par des prouesses de tireur et par des chansons dites avec une verve joyeuse qu'on ne lui connaissait plus depuis longtemps. Ses traits perdirent, à cette occasion, leur expression ordinaire de tristesse, et quand, à l'occasion du premier concours, il eut remporté le second prix, il se montra presque gai compagnon.

Ce fut comme un éclair dans la vie de l'horloger. Quelque temps après, il revenait à ses habitudes de mélancolie, et son front paraissait plus sombre que jamais.

Au commencement de l'année 1789, il lui arriva une fâcheuse aventure, qui devait avoir sur sa destinée la plus déplorable influence. Billon avait

prêté à un aubergiste de Senlis une somme de 2,400 fr., pour laquelle avait été stipulé un intérêt de 10 pour cent. Il avait reçu en nantissement deux montres en or et plusieurs pièces d'argenterie. A l'échéance du billet, l'emprunteur ne se trouva pas en mesure de rembourser. Fatigué d'attendre, Billon menaça de vendre les objets engagés, et, comme sa menace n'avait eu aucun effet, il se décida à les faire vendre publiquement à l'hôtel du Grand-Monarque, par l'entremise d'une marchande à la toilette.

La femme de l'emprunteur, courroucée du procédé de Billon, alla trouver un homme de loi et fit faire à l'horloger des offres réelles pour le montant du capital prêté et pour les intérêts calculés à 5 pour cent seulement. A l'entendre, Billon était un usurier d'habitude, une sangsue des pauvres. Triste et malhabile usurier que Billon, et qui eût dû prendre quelques leçons auprès des Gobseck de son temps! Le naïf horloger, au lieu de prélever 60 ou 80 pour cent d'intérêt sur le capital prêté, tout en stipulant l'intérêt apparent de 5 pour cent, s'obstina à réclamer les 10 pour cent convenus; l'aubergiste, se cramponnant à l'intérêt légal, s'en tint à ses offres: Billon l'assigna en payement du pincipal et de l'intérêt dit usuraire. C'était se heurter maladroitement aux lois excessives qui réglaient alors le commerce de l'argent. L'horloger devait perdre sa cause: il la perdit. Débouté de sa demande, quant aux intérêts, il prêta le flanc aux accusations de l'emprunteur et fut noté comme usurier dans la ville.

Billon, qui avait cru à la légalité de sa réclamation, qui professait pour son débiteur de mauvaise foi un mépris ouvertement déclaré, Billon ressentit du jugement qui l'atteignait une indignation profonde. Révolté de l'injustice des hommes, confirmé par son malheur dans sa naturelle misanthropie, il se complut dans son désespoir avec l'obstination d'un hypocondriaque. Il dit à Desroques: « Mon ami, c'est là une bien malheureuse affaire. Ceci me finit, c'est le coup de grâce. Ce jugement inique est ma condamnation je n'y survivrai pas. >>

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L'honnête Desroques chercha à consoler son ami. Tout fut inutile. L'opinion du monde avait trop de prix pour l'orgueilleux Billon et devait l'emporter sur celle de quelques intimes, disposés, selon lui, à l'indulgence. Parmi ceux qui absolvaient Billon de sa peccadille et qui lui maintenaient leur estime, comptaient quelques-uns des praticiens les plus considérés de Senlis. Mais rien n'y fit: le coup était porté. L'horloger s'abandonna à une tristesse profonde, bientôt suivie d'accès furieux. Il se rongeait lui-même lentement, ou tendait jusqu'à les rompre les ressorts de son âme vindicative.

Il y eut, toutefois, une sorte de rémission dans cet état violent; l'amitié de Desroques, l'estime obstinée de quelques-uns des négociants les plus justement honorés de la ville, apportèrent quelque soulagement à cet esprit ulcéré. Peut-être le temps eût-il, comme il arrive d'ordinaire, cicatrisé cette plaie si vive et si douloureuse mais un nouvel outrage vint l'exaspérer.

Le commandant de la compagnie de l'Arquebuse était un sieur de Lorme, aide-major, ancien gendarme de la garde, chevalier de Saint-Louis, maître particulier des eaux et forêts de Senlis. Cet homme, orgueilleux et dur, affectait une sévérité de prin

cipes et un rigorisme d'honneur qui, aux yeux de certains vieux soldats, sont un des priviléges de l'esprit militaire. Aussitôt que le commandant de Lorme eut connaissance de l'aventure de Billon, il jura sur sa croix de Saint-Louis.qu'un usurier ne souillerait pas plus longtemps le noble drapeau de l'Arquebuse. Par ses soins, la compagnie fut convoquée extraordinairement, et l'expulsion du membre indigne, provoquée par le commandant de l'Arquebuse, fut votée en séance secrète.

Le dimanche suivant, Billon, qu'on n'avait pas daigné prévenir de la mesure prise à son égard, se présenta, comme d'ordinaire, au jardin de l'Arquebuse l'entrée lui en fut interdite. L'horloger insista, fit observer à ses anciens camarades que la façon dont on prétendait l'exclure était plus humiliante encore que l'exclusion même. Il demanda qu'au moins on y mit des formes. N'était-il pas possible, par exemple, de fermer les yeux sur sa présence et d'attendre jusqu'au dimanche suivant? Ce jour-là, il donnerait sa démission de lui-même et on éviterait ainsi tout scandale. On répondit à Billon qu'il était trop tard, que la décision prise était irrévocable. Il se retira sans mot dire, la rage dans le cœur.

Le lendemain matin, à la première heure, il se présenta chez le commandant de Lorme. Le hautain officier refusa de l'entendre et le fit jeter à la porte par ses gens. La mesure était comble. Billon rentra chez lui, brûlé par la fièvre. Il s'enferma, pleura et cria de rage, puis se calma, au moins en apparence. Pendant quelques jours, on ne le vit pas sortir de sa maison. Il parut se livrer exclusivement aux soins de sa profession, et on l'aperçut pendant des heures entières, l'œil à la loupe, placé devant la boule de verre, et maniant du bout de la pince de petits rouages de montres et d'imperceptibles aiguilles. Puis, peu à peu, Billon reprit ses anciennes habitudes; il retourna au café Gagneux, où il fut accueilli comme par le passé par ses vieux camarades.

Billon occupait à cette époque, nous l'avons déjà dit, une maison placée à l'angle des rues du Châtel et de la Tonnellerie. Cette maison, assez proprette, à deux étages, avec un balcon au premier étage, une boutique et un petit salon au rez-dechaussée, des persiennes vertes aux fenêtres, s'ouvrait sur la rue par une porte bâtarde peinte en vert gris. Sur le pas de cette porte, ou sur le seuil de la boutique, Billon, réconcilié en apparence avec les hommes, recommençait, comme autrefois, à regarder d'un œil calme et comme endormi le mouvement de la rue. Tout le monde crut qu'il avait oublié son injure, et ses amis s'en réjouirent. Lui, du reste, n'en parla plus à personne, pas même à l'ami Desroques, qui, trompé par l'indifférence apparente de Billon, espéra que rien ne surnageait de tout cela dans l'âme de son ami.

Billon, cependant, roulait dans son esprit ulcéré mille pensées de vengeance, dont pas une ne laissait trace sur son front impénétrable. Il conçut d'abord l'idée de tuer M. de Lorme à la chasse: mais de Lorme n'avait pas seul infligé à Billon l'irréparable affront que le sang seul pouvait laver. Cette vengeance incomplète ne pouvait satisfaire les ressentiments du petit horloger. Parmi les membres de l'Arquebuse, quelques-uns, il le savait, MM. Leblanc, Caron et Pigeau, entre autres, s'étaient énergiquement prononcés pour son exclusion. Il fallait les punir tous, et comment faire?

L'excitation patriotique produite dans Senlis par la Révolution promit à Billon une occasion de vengeance véritable. L'organisation des milices nationales, les assemblées fréquentes, les clubs à l'instar de Paris, toutes ces nouveautés qui réunissaient dans une pensée commune des citoyens divisés jusqu'alors par la fortune et par la naissance, donnèrent à l'horloger l'espoir de prendre quelque jour tous ses ennemis dans un seul coup de filet. Le paria de l'Arquebuse fut appelé, comme tout le monde, dans les rangs de la garde nationale. Plus d'un, parmi ceux qui l'avaient injustement flétri, vint alors à résipiscence; mais le vindicatif Billon ne reçut leur poignée de main que sous bénéfice d'inventaire, se réservant de faire justice quand le moment serait venu.

Dès le mois de juillet 1789, Billon sembla s'apprêter pour quelque mystérieuse expédition. Il fit quelques voyages successifs à Paris, en revint avec des caisses pleines de marchandises qu'il serra précieusement dans sa chambre à coucher, et que lui seul déballait sans témoins. Sa femme vit apporter à la maison quantité de madriers, de solives, dont la destination lui resta inconnue. A ses demandes, Billon resta sourd comme un sphinx, et ne répondit que par un sourire de ses lèvres minces et sarcastiques. Un menuisier fut appelé, et Billon lui commanda des traverses, des treillages, dont les dessins compliqués ne laissaient pas deviner l'usage. Mme Billon, créature soumise et craintive, habituée aux bourrades et aux reproches, n'avait nul accès dans le cabinet placé derrière la chambre à coucher de son mari, et c'était là que s'entassaient les ouvrages de menuiserie, les provisions, les paquets et les malles dont la destination ne piquait pas médiocrement sa curiosité.

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Un jour seulement, voyant son mari fourbir et ajuster des canons de carabine et de fusil de chasse, Mme Billon se hasarda à l'interroger. Billon lui répondit, en la poussant jusqu'à l'escalier par les épaules: « Les ennemis vont bientôt envahir la France, et un bon citoyen doit prendre ses précautions pour le jour de la lutte. Au reste, Madame, mêlez-vous de votre ménage et n'ayez souci du reste. Il y a assez de coquins en ce monde, et il est bon que les honnêtes gens soient prêts à se défendre. >>

La pauvre créature, habituée depuis longtemps à l'obéissance passive, se le tint pour dit et ne souffla plus mot.

Les portes du cabinet de Billon donnaient, l'une sur sa chambre à coucher, l'autre sur un escalier de service conduisant au grenier. Billon démonta cette dernière porte, y pratiqua des coulisseaux mobiles, sortes de créneaux par lesquels pouvait passer un canon de fusil. Le parquet du cabinet fut démonté, pièce à pièce, et une énorme caisse oblongue fut posée entre deux solives, remplie de poudre, scellée dans le plâtre et fortement comprimée par des poids énormes. Billon démonta également ses persiennes, creusa dans les feuilles de petits créneaux qu'il recouvrit par des coulisseaux de bois blanc.

Tous ces soins occupèrent pendant près de six mois le taciturne horloger, sans que personne, si ce n'est sa femme, qui, la pauvre, n'était pas habituée à l'indiscrétion, pût soupçonner quelque chose de ces étranges préparatifs.

On arriva ainsi au 13 décembre 1789. C'est ce jour-là, on se le rappelle, que devaient être bénis

les deux drapeaux donnés à la milice nationale de Senlis par son député, le duc de Lévis, depuis pair de France.

Nous avons laissé les diverses compagnies de la milice rassemblées sur la place au Vin, et prêtes à partir au coup de midi. L'heure sonnée, l'ordre venu de faire passer le cortége par la rue de la Chancellerie et par la rue du Châtel, le tambour battit, une nuée d'enfants, poussant des cris de joie, courut en avant pour précéder les troupes, et le cortége s'ébranla.

Billon, cependant, avait regagné sa maison solitaire car il avait envoyé sa femme et sa servante voir le défilé des fenêtres d'une maison voisine. Toutes ses mesures étaient prises, toutes ses réflexions faites. Il entra chez lui par la porte de l'allée, qu'il ferma à double tour et dont il jeta la clef dans un coin obscur. Puis, il monta dans son cabinet, ouvrit les coulisseaux des persiennes, s'assura qu'ils jouaient bien, prit l'une après l'autre plusieurs armes, arquebuses, carabines, fusils de chasse, rangées sur une table, les arma et les replaça. De temps en temps, il tendait l'oreille; mais on n'entendait encore aucun bruit dans la rue, dépeuplée d'habitants. - « Ils sont encore loin, se dit Billon, mais ils arrivent, ils arrivent, et je les attends... Pourvu que Desroques n'aille pas se raviser!... >>

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Le soir du jour précédent, Billon avait, comme à l'ordinaire, fait sa partie au café Gagneux; mais, avant d'y venir, il avait été trouver l'imprimeur Desroques. Celui-ci était alors convalescent d'une assez grave maladie, pendant laquelle son esprit, surexcité par la fièvre, avait travaillé plus que de coutume. Dans sa convalescence, Desroques, pour occuper son habituelle activité, avait dévoré de nombreux journaux, des brochures chauffées à blanc par l'enthousiasme qui brûlait alors la nation tout entière. Le paisible Desroques était presque passé tribun. Des velléités ambitieuses avaient germé dans son cerveau, et, dans ses épanchements avec Billon, il se voyait déjà l'un des représentants, à Senlis, d'un régime nouveau de gloire et de liberté. Que fallait-il pour donner un corps à ces rêves patriotiques? Une occasion, et la bénédiction des drapeaux n'en était-ce pas une? Un discours ardent, à la Mirabeau, ne pouvait-il pas mettre un homme en lumière? On n'était plus, Dieu merci! dans ces temps de servitude morale, où les petits n'osaient lever les yeux ou ouvrir la bouche en présence des grands. Le tiers état ne devait-il pas, à Senlis aussi bien qu'à Paris, prouver qu'il était tout?

Billon goûta peu toutes ces belles idées de son ami Desroques et combattit ses prétentions républicaines. Qu'irait-il faire à la cérémonie, faible et pâle comme il était encore? Il s'agissait bien, ma foi, de discours par un temps pareil: par cette bise de décembre, un bon feu et une chaude houppelande feraient bien mieux l'affaire. Desroques, piqué de la tarentule républicaine, insista; mais Billon se montra si inquiet, si malheureux des projets de son ami, que Desroques, habitué à céder, promit de ne pas sortir le lendemain.

Au café Gagneux, où il avait joué son petit écu comme d'habitude, Billon avait cherché aussi à détourner d'assister à la cérémonie quelques-uns de ses plus intimes camarades. « Je n'attends rien de bon de ces fêtes de demain, leur avait-il dit;

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j'ai de mauvais pressentiments. Faites comme moi, n'y allez pas. »

A neuf heures, en sortant du café, l'horloger était retourné chez Desroques, et, peu satisfait de la promesse qu'il avait obtenue de lui, lui avait fait donner sa parole d'honneur de rester au coin de son feu. Le lendemain encore, au moment où s'ébranlait le cortége, Billon s'inquiétait à l'idée que Desroques pourrait lui manquer de parole.

Cependant, on commençait à entendre au loin les cris de joie des gamins de Senlis et les sourds roulements du tambour. Billon jeta un rapide et dernier regard sur ses préparatifs, sur une petite table où étaient éparses quelques feuilles de papier, couvertes des poésies écloses dans son cerveau fiévreux pendant la dernière nuit, une nuit d'insomnie! On y lisait, en gros caractères, des sentences, des vers, des phrases sans suite. Il y était écrit, par exemple :

Je serai grand comme l'Éternel.
Je serai comme lui terrible dans
Mes vengeances.

Sur un autre feuillet, on lisait :

Vous entrerez avec la fureur des lions
Et vous serez foudroyés comme
Des moucherons.

Et, à côté de ces paroles bibliques, cette épitaphe humoristique:

Ci git Rieul-Michel Billon,
Horloger de son état,
Fou de sa profession

Et non pas de sa femme.

Comme Billon regardait une dernière fois ces folles élucubrations, une grande clameur, mêlée des sons aigus du fifre et des graves roulements du tambour, s'éleva du côté de la rue de Paris. Billon se dit à lui-même : Les voilà! Il ferma avec soin la porte qui donnait sur l'escalier, prit une arquebuse et s'approcha de la fenêtre.

Le détachement de la cavalerie nationale déboucha dans le carrefour formé par les rues de Paris, de la Chancellerie, de la Tonnellerie et du Châtel. Les cavaliers passèrent devant la maison de l'horloger, et on vit s'avancer, dans le plus bel ordre, les compagnons de l'Arquebuse, tambours et fifres en tête. A ce moment, un coup de feu se fit entendre, et une sorte de frissonnement agita la foule, comme un vent subit courbe les épis d'un champ de blé. Un instant on crut à un accident; quelque arme partie au repos, peut-être même un pétard tiré par quelque joyeux spectateur. Mais, aux premiers rangs de l'Arquebuse, on ne put s'y tromper longtemps. Un des tambours, le nommé Cambronne, étendait les bras et s'abattait par terre comme foudroyé. On s'empresse, on le relève sur ses genoux, et on s'aperçoit avec horreur qu'il avait reçu une balle au-dessus de l'œil droit. C'était donc un assassinat et non pas un accident. Pendant qu'on s'agite autour du corps du malheureux Cambronne, un second coup de feu retentit, et, cette fois, c'est un des chevaliers de l'Arquebuse, M. Leblanc fils, avocat, fils de M. Leblanc, député à l'Assemblée nationale, qui tombe atteint d'une balle dans le bras gauche, et de plusieurs chevrotines dans la poitrine et dans différentes parties du corps.

La confusion se met alors dans les premiers rangs de l'Arquebuse; quelques-uns des chevaliers cher

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