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encore sous les décombres, d'où on les retire, pour la Commune de Paris, leurs offres de secours et de la plupart, en lambeaux.

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On peut s'étonner de voir cette pièce signée du nom du président Deslandes, signalé plus haut comme criblé de blessures; le fait est pourtant authentique, et l'auteur de la notice ci-dessus citée, M. Boucher d'Argis, signataire lui-même de la lettre à Bailly, fait remarquer ce fait dans son Précis historique. « Mon titre, dit-il, de membre du Comité, fait que je n'ose qu'à peine rendre à cette Compagnie la justice qui lui est due. Je ne puis cependant me dispenser de remarquer, à l'avantage de notre estimable président, que, tout blessé qu'il était de sept blessures à la tête, il n'a pas suspendu un seul moment l'exercice de ses fonctions et de

son zèle. >>

Bailly put comprendre par ce récit, encore bien inexact, puisqu'on ne savait pas à Senlis toute la vérité, qu'il ne s'agissait là que d'un crime individuel, perpétré par un seul homme, et la contradiction assez ridicule par laquelle on montrait le Comité à la recherche du complot, ne dut pas dénaturer à ses yeux le caractère du crime.

Une lettre à peu près semblable fut écrite par le Comité permanent à l'Assemblée nationale et au Procureur général du Parlement de Paris. Une autre lettre fut encore écrite au rédacteur du Journal de Paris.

Bailly s'empressa d'adresser au Comité permanent de Senlis la réponse suivante :

« Messieurs,

« Je n'ai pu apprendre sans la douleur la plus vive l'événement affreux qui a plongé dans le deuil la ville de Senlis, à la tête de laquelle vous êtes placés. Je me suis empressé de publier, par la voie des journaux, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser; il n'y a pas à redouter que le public prenne le change sur les causes d'un crime enfanté par la scélératesse d'un malheureux qui a voulu assouvir sur ses concitoyens une vengeance personnelle.

« Recevez, Messieurs, mes remerciments des détails que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Permettez-moi de vous demander de m'adresser les détails nouveaux qui pourraient venir à votre connaissance, et croyez qu'à l'exemple de M. Lefebvre de Gineau, la commune de Paris, dont il est un des représentants, partage en ce moment votre douleur, et qu'elle mettrait toute sa félicité à pouvoir en adoucir l'amertume.

« Je suis avec respect, etc.

Signé: BAILLY, maire.»

M. Lefebvre de Gineau, dont il est question dans la lettre du maire de Paris, était, avec un autre représentant de la Commune de Paris, en tournée pour l'approvisionnement de grains de la capitale. Ils avaient appris l'événement à leur arrivée à Creil, et ils étaient venus, sur-le-champ, faire, au nom de

services à la municipalité de Senlis.

Ces secours n'étaient que trop nécessaires. Plusieurs des citoyens blessés grièvement ou tués lais

saient des femmes et des enfants absolument dénués de ressources. Cinquante familles étaient prêtes à succomber sous le poids de la douleur et de l'indigence. Les membres du Comité, allant au plus pressé, firent entre eux une contribution volontaire. Cet exemple fut suivi par un grand nombre de citoyens. Les corps ecclésiastiques ne se contentèrent pas de payer aux morts le tribut de leurs prières : le chapitre de la cathédrale, ceux de Saint-Rieul et de Saint-Frambourg, et les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, de la maison de Saint-Vincent, non contents de fonder des services solennels pour le repos de l'âme des décédés, envoyèrent au Comité permanent ou à la Société philanthropique des sommes applicables au soulagement des blessés, des veuves et des orphelins. L'évêque de Senlis fit don de 1,000 livres aux répartiteurs des secours.

Il fallait aussi penser à réparer les dégâts matériels, qui n'étaient pas peu considérables. Les ressources de la charité individuelle n'eussent pu suffire à tout faire aussi, le Comité permanent jugea-t-il nécessaire d'adresser au Ministre des Finances la lettre suivante :

<< Monseigneur,

« Vos éminentes occupations en ce moment pour le bonheur du royaume nous font un devoir de respecter votre temps et de ne point vous fatiguer de la répétition inutile et affligeante de notre désastre, dont nous savons que l'Assemblée du département a déjà eu l'honneur de vous informer; mais nous sollicitons instamment et avec confiance votre justice et vos bontés en faveur de nos malheureux concitoyens.

<< Parmi les nombreuses victimes de l'attentat qui répand ici la consternation, la plupart étaient des artisans ou journaliers soutenant avec peine leurs familles sur le produit de leur travail habituel. Cet affreux événement, dans une saison qui fournit d'ailleurs si peu de ressources à l'industrie, réduit beaucoup de veuves et d'orphelins à la plus extrême indigence.

« Oserons-nous mettre aussi sous vos yeux, Monseigneur, le tableau de tous ces citoyens déchirés, mutilés d'une partie de leurs membres, iuttant contre la mort qu'ils invoquent à toute heure comme le seul remède à leurs souffrances, ou considérant dans la guérison incertaine et imparfaite dont ils sont susceptibles, une longue suite de misères et d'infortunes? Votre grande âme sera sans doute navrée de douleur et de compassion sur le sort de tant de malheureux.

" Si tous les sujets de notre bon roi sont aujourd'hui ses enfants, ils se regardent en même temps comme vos pupilles, et mettent à vos pieds, Monseigneur, leurs maux et leurs besoins.

«L'humanité de nos concitoyens s'est manifestée en cette occasion; mais leurs moyens sont trop au-dessous de leur zèle, trop insuffisants pour réparer un si grand désastre. Plusieurs maisons, voisines du lieu de l'explosion et appartenant à des citoyens dont elles composaient toute la fortune, ont été renversées, en tout ou en partie, par la commotion qu'elles ont éprouvée; d'autres sont tellement ébranlées, qu'on est réduit à les abattre

pour éviter de nouveaux malheurs. C'est à vous, qui secondez si bien les intentions bienfaisantes d'un souverain continuellement occupé du bonheur de ses peuples, c'est à vous, Monseigneur, qu'il appartient de lui présenter le tableau de nos calamités, et de l'engager à répandre sur notre ville, en cette circonstance, des secours capables de la régénérer. La vertu se complaît à réparer les désordres du crime. A qui pourrions-nous donc mieux nous adresser qu'à notre auguste Monarque et à son digne Ministre?

«Nous sommes, avec un profond respect,

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«J'ai reçu, Messieurs, la lettre par laquelle vous me faites connaître les effets et les suites du terrible événement qui a répandu dans votre ville le trouble et la désolation. A la première nouvelle, le genre de cet événement m'avait fait présager tous ces maux, et le tableau que vous m'en présentez aujourd'hui n'en a pas moins excité ma sensibilité. J'écris à la Commission intermédiaire de l'Isle-de-France; je lui recommande de se faire remettre par le Bureau intermédiaire de Senlis tous les détails qui pourront la mettre à portée d'accorder sur-le-champ les décharges et modérations d'impositions qu'ont à réclamer les proprićtaires et autres personnes qui ont souffert de ce cruel événement. Je lui mande, en même temps, de s'occuper de tous les moyens possibles de sesourir, sur les fonds de la province, les familles indigentes qui, privées de leurs chefs, auraient besoin des secours de l'art, de subsistances et d'indemnités pécuniaires. Elle apportera certainement à ces différents actes de bienfaisance tout le zèle et l'activité possibles, et elle sera bien sûre de seconder les intentions paternelles de Sa Majesté. «Je suis très-sincèrement, Messieurs, «Votre très-humble et très-obéissant serviteur, « Signé: NECKER. »

Au-dessous était écrit de la main du ministre :

« Vous pouvez toucher tout de suite 1,000 écus chez le receveur des tailles, que j'autorise ici à s'en faire rembourser par le Trésor royal, et j'en préviens M. Dufresne. »

Il convient de clore cette correspondance par la lettre suivante, adressée au Ministre des finances, le 20 décembre 1789, par le Comité permanent de Senlis :

<< Monseigneur,

« Quelle que fût la misère de la plupart de ceux de nos concitoyens auxquels vous avez eu la bonté d'accorder des secours, nous serions embarrassés de vous dire ce qui les a touchés davantage du qienfait ou des expressions tendres et paternelles pont vous l'avez accompagné. Les larmes que vous

avez daigné répandre sur leur infortune sont le baume le plus salutaire que l'on pût verser sur leurs blessures; qui ne serait pas idolâtre d'un Ministre qui, au milieu des affaires les plus importantes dont un homme d'État se soit jamais occupé, non content de seconder les vues bienfaisantes de notre auguste Monarque, met une attention particulière et personnelle à accélérer la distribution des grâces destinées aux malheureux? Les termes nous manquent, Monseigneur, pour exprimer la reconnaissance de nos concitoyens; mais votre souvenir restera éternellement imprimé dans nos cœurs, et l'on ne fera jamais l'odieux récit du crime qui a désolé notre ville, sans se rappeler avec un attendrissement délicieux la part que vous avez daigné prendre à notre situation.

«Nos descendants, en parcourant nos fastes, y liront en même temps nos malheurs et le nom du génie tutélaire qui les a réparés.

« Pour nous conformer à vos vues bienfaisantes, Monseigneur, notre premier soin a été de visiter les malheureux, et de donner aux plus indigents l'argent nécessaire pour subvenir aux premiers besoins; nous travaillons en même temps à nous procurer un état exact et circonstancié des pertes et des ressources de chaque famille, d'après lequel nous ferons la distribution des 3,000 livres que vous avez bien voulu nous accorder, ainsi que des secours que vous nous permettez d'espérer. Soyez persuadé, Monseigneur, que nous mettrons dans d'attendre. Nous allons également envoyer à la Comcette distribution tout le zèle que vous avez le droit mission extraordinaire l'état des blessés, ainsi que de participer à la remise des impositions. des veuves et des orphelins qui seront dans le cas « Nous sommes, avec un profond respect, « Monseigneur,

<< Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs, Les membres composant le comité permanent de la ville de Senlis,

« Signé: DESLANDES, président; BOUCHER D'ARGIS; de Guillerville, pour le secrétaire absent. >>

Il était nécessaire de rapporter ces divers documents pour faire comprendre la gravité des suites de la vengeance de Billon. Nous n'ajouterons plus qu'un détail à ce récit. Le 14 janvier 1790, fut célébré, dans l'église collégiale et patronale de SaintRieul de Senlis, le service général pour le repos de l'âme des victimes, fondé par le prieur et les religieux de l'Abbaye royale de Chaalis. Ce fut l'abbé Gentry, doyen de l'église, official du diocèse, vicaire général du diocèse d'Orléans et membre du Comité permanent de Senlis, qui prononça l'éloge funèbre des citoyens morts par suite de l'attentat du 13 décembre.

un

Ce qu'il y a pour nous d'intéressant dans cette cérémonie, ce n'est pas la rhétorique sacrée de l'abbé Gentry, avec ses exclamations cadencées, ses imprécations, ses prosopopées, ses guerriers, héros de la patrie, ses épithètes redondantes; il serait impossible d'y trouver un détail nouveau, renseignement utile; ce n'est pas le portrait du noir scélérat, caché dans son antre impur et terririble ce portrait, tracé d'après les règles de l'éloquence telle qu'on la comprenait alors, serait aussi bien celui de Cacus que de Billon. Ce qu'il faut noter, d'après les souvenirs contemporains, c'est le spectacle vraiment imposant et douloureux que présentait cette ville si cruellement frappée, rêu

nie presque tout entière dans le temple; ces femmes, ces enfants, ces pères, ces mères, ces frères, ces sœurs, apportant au pied de l'autel tous ces deuils particuliers dont se composait un deuil public; c'est ce guidon déchiré par l'explosion comme par la mitraille d'un combat; c'est, enfin, l'union parfaite de tous les citoyens des différentes classes dans une douleur commune et l'excellent esprit de cette population de Senlis qui, dans un moment où fermentaient en France tant de passions mauvaises, s'attachait aux idées nouvelles de liberté sans oublier ses vieilles traditions de respect et d'ordre social.

Et maintenant, revenons au triste héros de ce récit. Ce n'est pas sans quelque dégoût que nous avons vu ces braves gens de Senlis, sous le coup d'une colère légitime dans sa source, mais féroce dans ses effets, massacrer l'assassin expirant sous les décombres de sa maison. Après la férocité des hommes, ce fut le tour des férocités de la loi. Car la mort n'avait pas tout fini pour Billon.

Il nous reste à décrire la procédure bizarre et l'absurde autant qu'ignoble châtiment dont furent poursuivis et frappés les restes mutilés de l'assassin du 13 décembre. Ces raffinements de vengeance juridique, empruntés aux lois criminelles issues du droit romain et à l'arsenal du droit canonique, ne sont plus de nos jours qu'une curiosité de criminaliste; mais, là aussi, il y a un enseignement, et le lecteur pourra se demander, en pensant qu'un siècle ne nous sépare pas encore du temps où ces barbaries pénales semblaient naturelles et légitimes aux plus éclairés et aux meilleurs, si, avant qu'un demi-siècle ne s'écoule encore, nos pénalités d'aujourd'hui ne provoqueront pas chez nos fils l'étonnement et l'horreur.

Le cadavre de Billon, retrouvé un des premiers parmi les débris fumants de sa maison, fut porté à la geôle, et, le 14 décembre, sur l'information faite par le procureur du Roi au Bailliage de Senlis, fut condamné à être porté dans un tombereau aux fourches patibulaires. Les exécuteurs de la condamnation trainèrent par les champs ces misérables restes et les abandonnèrent au pied des fourches à la voracité des oiseaux de proie et des loups de la forêt. La malheureuse veuve de l'horloger, que la mort de son mari, la ruine de sa maison et la disparition de leur petite fortune laissaient sans ressources, exposée à la haine cruelle et à l'injuste mépris de ses concitoyens, demanda et obtint, à force d'instances, l'autorisation de faire inhumer ces déplorables lambeaux.

Quant à la maison de l'horloger, elle fut rasée, et, selon la vieille coutume, on sema du sel sur son emplacement. La ville ordonna que cet emplacement resterait désert à perpétuité, pour abolir jusqu'à la mémoire du forfait. On sait du reste ce que valent, d'ordinaire, ces anathèmes contre la matière qui n'en peut mais, et ce que dure la perpétuité des jugements humains. Aujourd'hui, la place formée par le carrefour situé entre les rues du Châtel et de la Tonnellerie, et par l'emplacement de la maison de l'horloger, porte le nom de place Billon!

Nous n'avons pas le texte même de l'arrêt précipitamment rendu dans l'affaire de Billon; mais nous pouvons suppléer à cette perte par le rapide historique des procès faits au cadavre et à la mémoire, et par le formulaire d'usage en pareil cas.

Et d'abord il est facile de comprendre que toute pénalité édictée contre l'enveloppe matérielle d'une âme disparue dénonce un état de grossièreté et de barbarie. Aussi, bien que les procès faits à la mémoire ou au cadavre, comme, au reste, presque toutes les pénalités excessives de l'époque féodale, aient leur origine immédiate dans les législations germanique et romaine, leur source première doit être cherchée dans les législations religieuses de l'antique Orient.

Plutarque raconte qu'Artaxerce-Mnémon, lorsqu'il eut battu son frère Cyrus dans les plaines de Conaxa, fit décapiter son cadavre et lui fit couper la main droite, selon la coutume des Perses, pour le crime de lèse-majesté. C'est, en effet, là ce qui, dans les sociétés théocratiques, justifie les pénalités les plus extraordinaires : le roi, le chef, gouvernent au nom de la Divinité, dont ils sont les représentants immédiats sur la terre. Qui les offense, offense la Divinité même. Lèse-majesté divine, lèse-majesté humaine, c'est tout un, et la mort ne suffit pas à satisfaire la vengeance divine. Aussi, la punition s'exerce-t-elle après la mort sur le cadavre, et, à défaut du cadavre, sur la mémoire du coupable.

Ce n'est pas assez que la matière insensible, qui fut autrefois un homme, soit soumise à des supplices capables d'épouvanter les vivants: la pénalité théocratique atteint jusqu'aux brutes irresponsables. La législation juive, empruntée en partie à celle de la Chaldée et de l'Égypte, punit les animaux de leurs méfaits. Moïse ordonne qu'un bœuf soit lapidé et jeté aux chiens pour avoir tué un homme; qu'un pourceau soit pendu pour avoir dévoré un enfant. Le Lévitique veut qu'on brûle vifs l'âne, la jument, la chèvre, qui ont servi à commettre le crime de bestialité. Âu moyen âge, le concile de Worms, s'inspirant de ces puérilités asiatiques, fait brûler une ruche dont les abeilles ont commis le crime d'homicide.

Saül, battu par les Philistins, se perce de son épée; les vainqueurs lui tranchent la tête et pendent son cadavre. Josias, roi de Juda, non content de faire tuer les faux prophètes, ordonne que leurs os soient brûlés et leurs cendres jetées au vent. La Grèce antique recueille dans sa législation confuse ces traditions orientales. Trois crimes, chez les Grecs, sont punis de ces châtiments posthumes: l'offense aux dieux, la trahison envers la patrie, le suicide, c'est-à-dire les crimes de lèsemajesté divine et humaine. Les violateurs des temples, les insulteurs des images divines, sont, après leur supplice, réduits en cendres et les cendres jetées au vent hors du territoire. On fit, dit Plutarque, le procès au cadavre de Phrynicus, traître à la patrie. A Syracuse, on instruisit le procès aux cadavres de Denys, d'Andronodorus, de Thémistius, et même aux statues des tyrans. Enfin, Eschine rapporte qu'on coupait la main au cadavre de celui qui s'était tué lui-même. Les vierges de Milet, coupables de suicide, sont traînées mortes par les rues et vouées à une sépulture ignominieuse. A Athènes, le suicide est un crime d'État.

L'accusation et la punition du cadavre ne se trouvent pas inscrites dans les lois romaines; mais ces lois présentent, dans certains cas, le procès à la mémoire. Ainsi, pour les crimes de perduellion (haute trahison), de concussion, de péculat, la mort n'éteignait point l'action publique. Le pré

l'humanité civilisée, mais alors fort nouvelles et sentant leur paradoxe, donne ailleurs, en faveur de ces pénalités barbares, cette raison que, si on ne punit pas les morts, on ne peut les restituer, c'est-à-dire les réhabiliter.

teur instruisait le procès comme si le coupable | lentes raisons, aujourd'hui adoptées par toute vivait encore. Il en fut ainsi pour Pison et pour Libo, condamnés à mort après leur mort. Le suicide entraînait un châtiment pour le cadavre. Les pauvres gens qui, sous Tarquin l'Ancien, bâtissaient les magnifiques cloaques de Rome, et qui se tuaient par centaines pour échapper au supplice de ce travail forcé, étaient, après leur mort, accrochés au gibet, et servaient de pâture aux corbeaux et aux vautours.

Et ce n'est pas seulement chez les Romains qu'on rencontre ce châtiment du suicide chez les Carthaginois, dont la religion, les lois et les mœurs sont un reflet de la civilisation phénicienne, on trouve les mêmes pratiques, évidemment répandues par tout l'Orient. Magon-Barcée, le vainqueur de Denys le Tyran, ayant été vaincu à son tour par Timoléon, se tua pour échapper au supplice qui attendait à Carthage un général malheureux : son cadavre fut mis en croix.

L'Allemagne du moyen âge fournit de nombreux exemples de sévices contre le cadavre. Conrad Celtes, poëte impérial et bibliothécaire de Maximilien Ier, écrivant vers la fin du quinzième siècle, nous montre près des portes des villes allemandes des cadavres suspendus par centaines aux gémonies, se heurtant au gré du vent avec de sinistres bruits de chaînes, et déchirés par les corbeaux et les oiseaux de proie. Il ajoute que c'était une coutume en quelque sorte sacrée de traîner sur la claie par les rues, et de clouer à des piloris ou à des gibets plantés près des portes des villes, les cadavres des suicidés et des grands criminels. On les déchirait souvent et on en exposait les quatre parts aux quatre points cardinaux.

Voilà pour les origines de ces pénalités bizarres. Voyons maintenant comment ces pénalités s'exécutaient en France. Nous avons sur ce sujet deux guides excellents: Ayrault, lieutenant criminel au siége présidial d'Angers vers le milieu du seizième siècle (1), et Jousse, auteur du traité bien connu de la Justice criminelle de France (2).

Ayrault, très-savant jurisconsulte, ancien avocat au Parlement de Paris, quelque peu esprit fort et très-animé contre les jésuites, semble d'abord, dans son livre curieux, juger avec une grande liberté d'esprit et une grande sûreté de bon sens les tortures exercées sur le cadavre. « La mort, ditil fort bien, efface et estainct le crime... Voyons s'il n'est point ridicule et inepte, voire cruel, voire barbare, de batailler contre des umbres, c'est-àdire citer et appeler en jugement ce qui ne peut à la vérité ny comparoir ny se deffendre, et où il n'y a crime, correction, ny gaing de cause. C'est Dieu auquel ils ont désormais affaire... » Montaigne n'eût pas mieux dit.

Ayrault ajoute: « Quel profit ou quel exemple peut-il y avoir à traîner des armoiries en bas, à jeter des cendres au vent, et (ce qui est plus encore barbare) à pendre ou décapiter un corps mort? » Il est vrai que celui qui vient de donner ces excel

(1) Des Procez faicts Av Cadaver, Avx Cendres, A la mémoire, Aux bestes brutes, Choses inanimées, et aux Contumax : Liure 1.

:

Ce que l'on paraît avoir cherché en France, par ces supplices étranges, c'est l'exemple (1). On avait voulu réserver aux grands crimes une pénalité monstrueuse comme ces crimes mêmes, et c'est par la même raison déraisonnable qu'on punissait les enfants pour les fautes de leurs pères. Mais ce qui apparaît le plus clairement dans ces singularités de l'ancienne législation française, c'est l'imitation malheureuse des anciennes sociétés théocratiques de l'Orient.

Quels étaient, en effet, les crimes pour lesquels on punissait l'homme même après sa mort? Uniquement ceux qui touchaient à la Divinité ou à ses représentants sur la terre, ou ceux-là encore qui paraissaient assez extraordinaires et atroces pour offenser plus particulièrement les lois divines. Les crimes de lèse-majesté divine en premier lieu : l'hérésie, le blasphème, la bestialité. Ensuite, les crimes de lèse-majesté humaine, c'est-à-dire les attentats contre le prince ou sa famille, contre son autorité, contre l'État. Enfin, l'homicide de soimême et le duel. Tous cas de punition sur le cadavre ou sur la mémoire du coupable; tous cas dits royaux, punissables du dernier supplice, imprescriptibles, admettant dans la forme du supplice l'arbitraire le plus complet, les fantaisies les plus atroces. Voyez, par exemple, les raffinements de cruauté inventés par la religion royale dans les supplices de Damiens, de Châtel, de Ravaillac, le cortége épouvantable de claies, de tenailles, de torches ardentes, de chevaux tirant les membres, les maisons rasées, le sel répandu sur la place où elles s'élevaient (2).

Et il ne faudrait pas croire qu'en France de pareils procès et de pareils supplices fussent rares. Si les crimes de lèse-majesté divine, les attentats contre le prince, les intelligences avec les ennemis étrangers, la rébellion à la justice avec force, le duel, ne fournissaient relativement qu'un petit nombre d'exemples de cette procédure, le suicide et ses conséquences judiciaires n'étaient que trop fréquents. « Aujourd'huy, dit Ayrault, pour y adjouster plus d'ignominie, ceux qui se sont défaicts eux-mêmes, nous les faisons pendre la teste en bas; et il nous est maintenant fort ordinaire de faire le procez au cadaver, et d'y sévir. >> »

Pour ne citer que quelques autorités et quelques exemples, rappelons que, sous Lothaire, le concile. de Valence décida que quiconque mourrait en duel serait privé de sépulture et de prières. Ceci est purement la loi romaine contre le suicide. Sous Philippe le Long, un certain nombre de Juifs, prisonniers à Paris, s'étant, de désespoir, tués les uns les autres, on condamna les cadavres à être pendus et brûlés. Voilà pour le duel et le suicide. Ajoutons le procès fait, en 1604, à Nicolas l'Hôte, commis du secrétaire d'État Villeroi; cet homme,

de l'Ordre, Formalité et Instruction Judiciaire par Pierre Ay-coupable du crime de lèse-majesté humaine (il rault, Lieutenant criminel au Siége Présidial d'Angers, à Angers, par Anthoine Heruault, libraire et imprimeur, demeurant en la rue Lyonnoise, deuant l'enseigne de la Harpe. M.D.XCI.

(2) Traité de la Justice criminelle de France etc., par M. Jousse, Conseiller au Présidial d'Orléans, à Paris, chez Debure père, libraire, quai des Augustins, à l'Image S. Paul. M.DCC. LXXI. Part. IV, Tit. XXI.

avait vendu à l'Espagne le secret des délibérations du Conseil royal), s'étant enfui et noyé dans la

(1) Male tractando et mortuos, terremus viventes : en maltraitant jusqu'aux morts, nous effrayons les vivants. (Optat.) (2) Voir les procès de Damiens, de Châtel, de Ravaillac.

Marne, le prévôt de Meaux instruisit le procès de son cadavre, qui fut condamné à être traîné sur la claie, la face contre terre, puis tiré à quatre che vaux, et les quartiers exposés sur quatre roues aux principales avenues de la ville (1).

Quant au crime d'hérésie, Wiclef nous fournit un mémorable exemple de procès fait au cadavre. Ce célèbre hérétique anglais du quatorzième siècle, ce redoutable ennemi de la puissance spirituelle et temporelle du pape, cet adversaire de la transsubstantiation et de la confession, étant mort frappé d'apoplexie, fut accusé comme hérésiarque par le promoteur et les syndics au concile de Constance, et, comme il ne se trouvait ni parent ni héritier qu'on pût ajourner pour le défendre, ils firent publier trois fois à son de trompe que si quelqu'un voulait se présenter pour purger sa mémoire, il eût à comparaître devant le concile. Personne ne s'étant présenté, on entendit les témoins, et Wiclef fut, par sentence, déclaré hérésiarque, ses os déterrés, brûlés et les cendres jetées au vent.

Déjà, au commencement du quatorzième siècle, le pape Boniface VIII avait fait déterrer et brûler, pour cause d'hérésie, le cadavre d'Hetmaier, tenu pour saint pendant sa vie et honoré comme tel à Ferrare.

La loi anglaise s'acharnait naguère encore sur le cadavre du voleur. Le juge pouvait ordonner au shérif de faire pendre après sa mort le corps du supplicié par des chaines. Elle accordait au créancier main mise sur le cadavre de son débiteur, témoin Shéridan saisi pendant ses obsèques à la requête de ses créanciers (1816). Mais, si ce sont là des pénalités et des usages barbares, ce n'est pas le procès au cadavre. Ce genre de procédure n'existait que pour le suicide (felo de se), dont le cadavre, percé d'un pieu, recevait pour sépulture ignominieuse un carrefour de grand chemin. La confiscation des biens accompagnait ce châtiment posthume. On sait que la fréquence des suicides en Angleterre a fait déroger à cet usage judiciaire, et que le coroner, en présence du cas le plus évident de suicide volontaire et raisonné, déclare imperturbablement que le suicide a eu pour cause la folie.

Le duel, en France, fut, au dix-septième siècle, aussi fréquent que le suicide l'est en Angleterre de nos jours. Aussi, est-il curieux de rappeler le luxe de peines édictées pour cette cause contre le coupable vivant ou mort, et de faire remarquer l'impuissance de cette procédure excessive.

De l'assimilation au crime de lèse-majesté découlait naturellement, en cas de mort de l'un des combattants ou de tous les deux, le procès fait au cadavre ou à la mémoire, ainsi que la privation de sépulture.

Il est vrai de dire que ces peines, comme il arrive toujours de celles qui passent la mesure, étaient rarement appliquées. Ainsi nous voyons que, dans certains cas, on distinguait subtilement entre le duel et la rencontre. Brillon (mot Procédure, no 139, t. V, p. 534) rapporte à ce sujet un Arrêt curieux du 31 mars 1706. Un capitaine, ayant été cassé, avait fait mettre l'épée à la main à celui qu'il jugeait être l'auteur de sa disgrace. Ce duel, si jamais il en fut, fut déclaré n'avoir été ni duel, ni assassinat, mais seulement « le dessein de se venger d'une homme de qui l'on est offensé, par les voies que l'honneur et la bravoure semblent autoriser. >>

Voyons maintenant quelle était, d'après l'Ordonnance de 1670 (tit. XXII, art. 1 et suivants), et dans les cas déterminés par elle, ainsi que d'après l'Arrêté de Règlement de 1770, la procédure d'usage en France dans les procès au cadavre ou à la mémoire.

On commençait par informer. L'information une fois faite et le corps du délit établi, tant par la visite que par l'information, et par le rapport des médecins et des chirurgiens, le juge ordonnait, sur les conclusions de la partie publique, que le cadavre fût apporté dans la basse geôle, s'il y en avait une, sinon dans un autre endroit de la prison. S'il s'agissait d'un suicide, il devait aussi ordonner que tous les instruments ou objets ayant servi à procurer la mort à l'accusé, s'il s'en trouvait, fussent remis au greffe, pour être représentés au curateur, lors de l'interrogatoire.

Puis, le juge nommait d'office un curateur au cadavre du défunt, si ce cadavre existait, et à son défaut, à la mémoire. L'Ordonnance de 1670 (tit. XXII, art. 2) disait que si quelqu'un des parents du défunt se présentait pour faire cette fonction de curateur, il devait être préféré à tout autre, les parents étant plus intéressés que toutes autres personnes à remplir cette fonction, tant pour l'honneur de la famille, que pour conserver, s'il y avait lieu, la succession du défunt, à l'exclusion du fisc. Mais c'était aux parents à se présenter d'euxmêmes; le juge n'était pas obligé de les avertir.

En France, dit Ayrault, on crée un curateur au cadavre, comme au sourd, au pupille. On instruit le procès comme on eût fait avec le défunt. On ouït, on récole les témoins, on confronte au cadavre le curateur présent. Ayrault trouve, à bon droit, cette curatelle absurde. Il fallait, dit-il, faire intervenir la veuve, les héritiers, les parents, les ayants intérêt, et non un curateur pour la forme et qui n'est pas partie légitime.

Le duel, on le sait, était puni par de nombreux Édits royaux avec une sévérité d'autant plus absurde qu'elle fut toujours inutile. La raison que Jousse, en son Traité de la Justice criminelle de France (t. III, partie IV, titre 13), donne de ces rigueurs impuissantes, est inepte. Le duel, dit-il, « est une espèce d'homicide plus criminel que l'homicide ordinaire, parce que c'est un sacrifice volontaire Et cependant, on tenait tant à cette formalité de qu'on fait à la vengeance ou à un point d'honneur la curatelle, qu'on baillait des ajournements perle plus souvent imaginaire, qui est suivi ordinaire-sonnels aux juges qui ne l'avaient pas observée. ment de la perte de la vie et des biens. » Le vrai est que l'influence religieuse avait, depuis le règne de Henri IV, fait assimiler le crime de duel à celui de lèse-majesté. C'est là le point de départ des pénalités portées et confirmées par l'Ordonnance d'avril 1602 et par de nombreux Édits.

(1) Bouchet, Traité de la Justice criminelle de Franc3, tit. IX, ch. XXI.

Le curateur devait réunir certaines qualités et se conformer à certaines prescriptions. Il devait savoir lire et écrire. Il devait prêter serment, et il en devait être fait mention. Il fallait observer à son égard les mêmes formalités que pour les curateurs donnés aux sourds et muets. Ainsi, le curateur ayant pour mission spéciale la défense de l'accusé, ne pouvait préjudicier à celui à qui il avait été donné, en avouant mal à propos le crime; il devait

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