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ne dire autre chose que ce qu'eût dit l'accusé luimême, s'il avait vécu. C'était au curateur à répondre, lors de l'interrogatoire, à reprocher les témoins, à faire tous actes de procédure que l'accusé eût pu faire lui-même. Les juges devaient interroger le curateur placé derrière le barreau, et, lors du dernier interrogatoire, on le faisait tenir tête nue et debout, quelques conclusions ou sentence qu'il y eût contre l'accusé. C'est-à-dire que, s'il y avait des conclusions à peine afflictive, le curateur ne devait pas être placé sur la sellette, comme l'eût été l'accusé lui-même. Tous les actes de la procédure devaient faire mention de l'assistance du curateur, à peine de nullité, et de dépens, dommages et intérêts des parties contre les juges, à la réserve du dispositif du jugement définitif, qui ne devait faire mention que de l'accusé.

Le curateur interrogé, on entendait et on récolait les témoins, et on les confrontait au curateur de la même manière que pour les autres confrontations. Pour que la procédure fût exacte, il fallait représenter le cadavre aux témoins et au curateur; à cet effet, le juge, après la confrontation, devait se transporter avec le curateur et ses témoins dans la basse geôle, ou dans tel autre endroit où le cadavre avait été déposé, et dresser procès-verbal de leur reconnaissance.

Si l'instruction se prolongait, on faisait embaumer le cadavre, afin de conserver le sujet sur lequel, le cas échéant, devait s'exercer la condamnation. Le juge ordonnait, à cet effet, que le cadavre resterait en la garde de personnes désignées, jusqu'à ce qu'il en fût autrement ordonné par justice. Mais si le cadavre était en tel état qu'il ne pût être conservé, on ordonnait, par provision, qu'il fût enterré en terre sainte ou profane, suivant le cas échéant, sauf à l'exhumer plus tard. C'était au tribunal entier à ordonner cette inhumation provisoire, et non au juge d'instruction, qui n'avait non plus qualité pour ordonner seul que le cadavre fût enterré, par provision, en terre profane, puisqu'alors c'était le condamner par avance.

Les condamnations qui pouvaient intervenir contre le cadavre étaient celles-ci : être traîné sur la claie, la face contre terre, par les rues et les carrefours du lieu où la sentence aurait été rendue; puis, être pendu à une potence par les pieds, ensuite traîné à la voirie; enfin, les biens confisqués. Quand le cadavre n'avait pu être conservé et avait dû être mis en terre, on faisait, selon le sexe de l'accusé défunt, une figure d'homme ou de femme, le représentant grossièrement, et c'était sur cette figure que s'exécutait le jugement.

Si le défunt était noble, et au cas seulement de crime de lèse-majesté, on déclarait quelquefois ses enfants roturiers, ainsi que toute sa descendance; on ordonnait que ses statues et armoiries fussent brisées, ses châteaux et maisons rasés, les fossés comblés, les bords abattus, ainsi qu'il fut jugé sous Charles VI, par sentence du prévôt de Paris du 26 août 1392, contre Pierre de Craon. La même sentence fut portée, le 10 octobre 1458, sous le règne de Charles VII, contre le duc d'Alençon.

Quant aux condamnations qui pouvaient être prononcées contre la mémoire d'un défunt, elles se rendaient sous la formule ad perpetuam rei memoriam; mais elles ne s'exécutaient point par effigie, et s'inscrivaient seulement sur un tableau, en place publique.

Il était permis au curateur d'interjeter appel de

la sentence rendue contre le cadavre ou la mémoire du défunt, et il y pouvait même être obligé par quelqu'un des parents du défunt; mais, en ce cas, c'était le parent appelant qui était tenu d'avancer les frais. Dans le cas où un curateur était contraint d'appeler, il devait prendre un pouvoir du parent.

L'appel de ces sortes de sentences n'avait donc pas lieu de droit, et elles n'étaient pas du nombre de celles qui ne pouvaient s'exécuter sans avoir été confirmées par arrêt. Toutefois, la maxime et les usages du Parlement de Paris étaient directement contraires à cette disposition de l'article 4 du titre XXII de l'Ordonnance de 1670.

En cas d'appel, le curateur devait être ouï en la chambre du Conseil, lors du jugement, de la même manière qu'en cause principale.

L'Arrêt de Règlement du Parlement, en date du 27 mars 1770, modifie légèrement cette procédure. Il ordonne que, dans le cas où il s'agirait de faire le procès à un défunt pour homicide de soi-même, « après avoir fait par les Juges la levée du cadavre et avoir dressé procès-verbal de l'état de ce cadavre, l'avoir fait visiter par médecin et chirurgien, le tout conformément à l'Ordonnance de 1670, aux titres IV et V, et avoir entendu, lors de la levée dudit cadavre, ceux qui étaient en état de déposer de la cause de la mort, du lieu du délit, et des vie et mœurs dudit défunt, et tout ce qui pourra contribuer à la connoissance du fait; lesdits Juges ordonneront l'inhumation dudit cadavre en terre profane, sans pouvoir la retarder ou différer par aucun embaumement et sous quelque prétexte que ce puisse être. Fait défense à toutes personnes, de quelque état ou condition qu'elles soient, d'apporter aucun trouble ou empêchement, sous quelque prétexte que ce puisse être, aux procès-verbaux de visite de l'état des cadavres et à leurs inhumations, sous les peines portées par l'Arrêt de la Cour du 1er septembre 1725; pour, après toutes lesdites formalités, le procès être instruit contre la mémoire seulement dudit défunt, en la forme prescrite par le titre XXII de l'Ordonnance de 1670, et ainsi qu'il est ordonné par l'article IX de la déclaration du 14 mai 1724, concernant la Religion. »

Pour revenir à Billon, dont le procès par-devant le Bailliage de Senlis fut le dernier exemple de ces procédures barbares, si nous n'avons ni l'arrêt ni la procédure, dont nous n'avons pu retrouver la trace, il est à croire que tout cela fut un peu bien sommaire et que le cadavre de l'horloger fut jugé comme avait été frappé l'horloger lui-même, ab irato. Sous la pression de l'indignation populaire, ce jugement n'eut sans doute lieu que pour la forme, et afin de justifier l'exposition de ses misérables restes, la confiscation de ses biens et la destruction de sa maison.

Disons, à l'honneur de noire siècle, qu'aujourd'hui sans doute, quelque épouvantable que fût le crime de Billon, la vengeance populaire n'eût pas achevé le coupable expirant, et que si, par impossible, l'horloger eût survécu au massacre dans lequel il cherchait à s'envelopper lui-même, un Jury français n'eût vu dans cet homme qu'un monomane hypocondriaque, un fou dangereux dont on avait surexcité par des procédés injustes la sensibilité maladive.

Paris. Imprimerie Ad. Lainé et J. Havard, rue des Saints-Pères, 19.

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Jeanne Darc, d'après une photographie de la statue Un mouvement remarquable d'opinion se fait de nos jours autour du nom naguère quelque peu délaissé de Jeanne Darc. En ce siècle, qu'on nous représente avec obstination comme exclusivement occupé d'intérêts matériels, la simple jeune fille dont la foi patriotique et l'énergique bon sens, il y a quatre siècles et plus, sauvèrent la France, est aujourd'hui l'objet d'enthousiasmes sincères. L'histoire, la poésie, la musique, la sculpture, la peinture étudient et reproduisent avec une passion rajeunie cette grande et douce figure. Et ce mouvement présente ce caractère singulier, qu'il n'est ni religieux, ni patriotique, au moins de ce patriotisme qui procédait, il n'y a pas longtemps encore, de la haine de l'étranger, et qui déclarait à nos voisins un peu étonnés que jamais en France l'Anglais ne régnera.

L'étude présente, dont le cadre et la matière sont nécessairement et rigoureusement définis, ne saurait CAUSES CÉLÈBRES. 124 LIV.

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équestre de la princesse Marie (musée d'Orléans). prétendre à quelque découverte nouvelle, historique ou psychologique. Des travaux excellents, trèscomplets, ont fait à peu près en cela tout ce qu'il y avait à faire. Nous ne pouvons, nous ne voulons que raconter clairement, rapidement le procès de Jeanne, nous réservant toutefois, comme c'est le droit dé tout narrateur, de faire ressortir de ce récit la physionomie qu'il nous aura montrée.

Nous serons bref sur les faits antérieurs au procès. Ils sont connus de tous, et ce n'est pas l'histoire de France que nous avons à faire.

Au commencement de l'année 1429, il n'y avait plus de royaume de France. Depuis qu'un roi d'Angleterre, Edouard III, avait, comme petit-fils de Philippe le Bel, réclamé de prétendus droits sur cette couronne, la maison de Valois n'avait cessé de décliner. Battue en 1346 à Crécy, battue en 1355 à

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Poitiers, diminuée en 1360 par le traité de Brétigny, qui donnait à l'Anglais une moitié de la France; un moment restaurée par Charles V et Duguesclin, elle s'était vue de nouveau précipitée du trône par les désordres d'une régence, par la démence de Charles VI, par les factions, par les révoltes. Jacques, Maillotins, Bourguignons, Armagnacs, désolent tour à tour ce beau pays, et Henri V d'Angleterre, profitant de ces troubles, reprend la Guienne, envahit la Normandie, bat, en 1415, la noblesse française à Azincourt.

En 1417, Charles, duc de Touraine, troisième fils de Charles VI, devient dauphin et régent de France. Faible jouet des factieux, cet enfant ne peut empêcher un duc de Bourgogne et une Isabeau de Bavière de mettre la main sur les villes principales de la Picardie, de la Champagne, de l'Ile de France, et bientôt sur Paris même. Chassé jusque dans le Poitou, le dauphin ne trouve d'énergie que pour commettre cet assassinat de Jean Sans-Peur, qui soulève contre lui ses derniers partisans et amène, en 1420, la signature de ce traité de Troyes qui confère à Henri V d'Angleterre le titre de régent et héritier de France.

Par là, l'Anglais devient maître de tout le nord de la France. En vain, en 1422, le dauphin, après la mort de Charles VI, prend-il le nom de Charles VII : pour la France et pour Paris il n'est que le roi de Bourges. Les mercenaires à sa solde, car c'est à peine s'il lui reste quelques débris d'une armée française, sont battus, en 1423 à Crevant, en 1424 à Verneuil; Orléans, la clef du Midi, est assiégée en 1428, et la journée des Harengs semble faire présager la chute de ce dernier rempart de la vieille France. Tout manquait à Charles VII: Pargent, les hommes, l'intelligence, aussi la foi en sa propre cause. Le malheureux ne se sentait même pas assuré de son droit l'infamic d'Isabeau, sa mère, le faisait douter de sa filiation légitime, et il pensait à quitter la partie et à se réfugier en Ecosse.

C'est là qu'en était la royauté française, et la France elle-même, tiraillée, décimée, ruinée, s'en allait en lambeaux, quand, en 1428, une jeune fille de dixsept ans et demi se présenta pour les restaurer toutes deux.

Jeanne Darc (1), née le 6 janvier 1411, à Domremy, village du Barrois, avait pour parents un paysan champenois, Jacques Darc, et une fille d'une ancienne famille du Barrois, Isabelle Romée. Ces

bonnes gens, chargés de famille (ils avaient cinq enfants), étaient sujets Lorrains; leur maison se trouvait située dans la partie du village qui dépendait du Barrois. L'autre partie, séparée par un ruisseau, appartenait à la Champagne, c'est-à-dire à la

France.

Ainsi, celle qui devait restaurer la nationalité française n'était pas née en France.

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s'ouvrir à personne d'un dessein que sa sainte ignorance peut seule lui montrer réalisable, elle garde son secret jusqu'au jour où, robuste fille, elle pourra l'exécuter. A ce moment, elle brave simplement les dédains, les doutes, les soupçons de tous ceux à qui elle s'adresse, parents, amis, prêtres, hommes d'armes; elle finit, comme tous ceux qui ont la vraie foi, par persuader les autres; elle traverse, saine et sauve, ce territoire infecté de brigands, semé d'embùches; elle triomphe aussi de la faiblesse et des irrésolutions de ce dauphin qui allait s'abandonner lui-même; el, enfin, elle délivre Orléans, fait sacrer Charles VII à Reims, et, ces deux grandes choses accomplies, tombe au pouvoir des Bourguignons sous les murs de Compiègne.

C'est ici que la Pucelle appartient vraiment à notre récit. Nous ne la quitterons plus jusqu'au bùcher de Rouen,

Que Jeanne Darc ait été ou non trahie et vendue dans ce dernier combat de Compiègne, c'est là une question peu intéressante. Flavy, le rude soldat qui défendait, et qui, après la prise de Jeanne, continua à défendre Compiègne, n'était sans doute, pas plus que les La Trémoille, ou les Giac, ou les Gille de Laval (1), un type de loyauté chevaleresque et de grandeur morale; mais rien ne prouve cette trahison dont on l'a hautement accusé (2). Ne voyons donc dans la prise de la Pucelle qu'un accident de guerre, résultat de son héroïque imprudence.

Abattue par un archer picard attaché à la lance du bâtard de Wandonne, le 23 mai 1430, Jeanne Darc était, en réalité, dans la puissance de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, ce Valois rusé qui, déjà possesseur de la grasse et industrieuse Flandre, de la Hollande, du Luxembourg, s'arrondissait sans cesse et comptait bien, en louvoyant entre l'Anglais et le Français, s'emparer un jour de la France tout entière.

Le bâtard de Wandonne était homme d'armes de Jean de Ligny, de la maison de Luxembourg, et Jean de Luxembourg était vassal du duc de Bourgogne. Aussi, Jean de Ligny acheta-t-il à Wandonne sa prisonnière, qu'il fit conduire à Margny, d'abord, puis à Clairoy.

Il faut noter tout d'abord l'effet causé par l'anprendra mieux le sens véritable du procès qui va nonce de cette prise de la Pucelle; on en com

suivre.

Dans le camp des coalisés anglais et bourguignons, il y eut plus de curiosité; du côté des Anglais, plus la joie fut immense. Mais, du côté des Bourguignons,

de son quartier général pour voir cette jeune fille de haine satisfaite. Le duc de Bourgogne accourut qui avait si souvent traversé ses desseins; mais il la visita comme un ennemi loyal visite un capitaine malheureux qu'il respecte et qu'il admire.

Les Anglais, eux, se réjouirent avec une sorte de férocité. Ils avaient eu peur de la Pucelle, ils avaient été humiliés par elle, battus par elle : c'est ce qui expliquait l'intensité de leurs rancunes, la sauvagerie de leur haine. C'est un des traits persistants du caractère de cette nation, que l'atrocité de ses ven

Ce n'est pas ici le lieu de redire cette histoire aujourd'hui si bien connue d'une jeune paysanne lorraine qui, dès l'âge de douze ans, avertie par une voix secrète qui lui semble venir du ciel, conçoit le singulier projet de sauver ce pays dévoré par l'étranger, par les factions intérieures, affamé, pillé. La pitiégeances. Grands par tant d'autres côtés, les Anglais qu'il y avait au royaume l'a saisie au cœur, et, sans

(1) L'usage a prévalu longtemps d'écrire d'Arc; mais les expéditions authentiques du procès montrent que c'est bien Darc qu'il faut dire. M. Vallet de Virivi,le est un des premiers qui aient restitué l'orthographe véritable de ce nom (Nouvelles Recherches sur la famille et le nom de Jeanne Darc......., Paris, Dumoulin, 1854, in-8).

sont misérablement petits par celui-là. L'orgueil chez eux exclut la pitié : qui a fait peur à un Anglais

(1) Maréchal de Retz, original du Barbe-Bleue populaire. Voyez son procès.

(2) C'est M. N. Villiaumé qui l'accuse sans preuves, Histoire de Jeanne Darc, p. 184; M. J. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 86, le défend, mais également sur de simples probabilités.

est digne de toutes les tortures. Ils l'ont montré, il y a quatre cents ans, dans cette affaire de Jeanne; ils le montraient naguère encore pendant les guerres de l'Empire, quand ils refusaient à leurs prisonniers français l'air et les aliments nécessaires à la vie; ils le montraient hier quand ils organisaient en grand le massacre des révoltés dans l'Inde ou à la Jamaïque ; ils le montreront demain, si quelque autre occasion se présente.

Et ils avaient eu vraiment peur de cette héroïque jeune fille; elle les avait incurablement blessés dans leur orgueil et dans leurs intérêts. Cette fille que, dans les premiers jours, les Anglais appelaient en dérision la vachère, la ribaude, la putain des Armagnacs, depuis qu'elle les avait battus, était devenue pour eux une redoutable sorcière. A la prise d'Orléans, ils avaient cru voir combattre à ses côtés l'archange Michel et saint Aignan, patron de la ville. Leurs meilleurs généraux, les Suffolk, les Talbot, les Scalles, les Falstoff, les Gladsdale avaient été déconfits par cette ignorante bergerette qui venait de transformer l'art de la guerre. Jeanne, en effet, est un grand capitaine. Elle a eu, la première de ce siècle, l'intelligence et comme la divination de ce qu'on peut faire du soldat français par la mobilité audacieuse, par la foi dans le succès, par la discipline. Elle a eu le coup d'œil militaire, cette faculté innée, que ne donnent ni les livres ni l'expérience; elle a su se servir de l'artillerie, cette force naissante, encore mal assouplie; elle a su juger les hommes et les tourner à l'exécution de ses desseins. Jeanne est encore un grand homme d'Etat; elle a eu l'instinct des résolutions prises à temps, des actes faits pour frapper les esprits.

C'est par toutes ces qualités, à cette époque fort peu communes, que Jeanne a remporté ces succès rapides, inexplicables pour un ennemi jusqu'alors habitué aux faciles victoires. Aussi, l'Anglais n'a dû voir dans Jeanne qu'un envoyé du démon. Cela seul pouvait expliquer d'une façon satisfaisante pour l'orgueil national qu'une fillette eût battu derrière des remparts ou en bataille rangée ceux qui se considéraient comme les meilleurs soldats du monde.

La mort de Jeanne était, depuis les premiers jours, le but avoué de l'Anglais. Lorsque, sous Orléans, ils se virent forcés de rendre à Jeanne son héraut Guienne, les assiégeants firent dire à la Pucelle qu'ils la brûleraient comme ribaude, à moins qu'elle ne s'en retournât garder ses vaches.

Après la délivrance d'Orléans, le grand Conseil d'Angleterre avait, à Paris, donné aux rancunes anglaises un corps et un but officiel, en déclarant que la Pucelle n'avait vaincu qu'à l'aide d'enchantements, de magie et de sortiléges. Docteurs et prédicateurs avaient été encouragés à prouver les maléfices de Jeanne. A cette accusation s'en ajoutait une autre, que nous retrouverons sans cesse au procès: Jeanne portait des vêtements d'homme, violant par là les règles de la décence féminine.

Dès le 14 mai 1429, un homme de bien, docteur illustre, à qui on a, mais à tort, attribué le livre de l'Imitation de Jésus-Christ, Jean Gerson prit, dans un petit écrit, la défense de la Pucelle contre les accusations anglaises. Il montra qu'elle soutenait une cause juste, et qu'elle n'emplovait que des moyens justes et honnêtes; qu'elle obéissait, dans tous les actes de sa vie, aux prescriptions de l'Église. « On ne peut lui faire, ajoutait-il, un reproche légitime pour le fait de porter des vêtements d'homme. Si l'ancienne loi le défendait aux femmes sans au

cune distinction, la loi nouvelle, moins absolue, cède devant la nécessité. Or Jeanne ne revêt l'habit des guerriers que pour combattre les ennemis de la justice, et prouver que Dieu confond, quand il le veut, les puissants par la main d'une femme. »>

Aussitôt que fut connue à Paris la prise de la Pucelle, docteurs et prédicateurs reprirent la parole, et réclamèrent dans leurs sermons ou dans leurs écrits les vengeances ecclésiastiques et séculières contre la sorcière. Il y eut à Paris des réjouissances publiques.

On vit même se joindre à ces voix ennemies la voix du chancelier de Charles VII, de l'archevêque de Reims, Regnault de Chartres, politique rusé qui n'avait que mal dissimulé jusqu'alors son mauvais vouloir pour l'enthousiaste jeune fille.

Voici comment le cauteleux prélat annonça aux Rémois la prise de Jeanne : « ..... Elle ne voulait croire conseil, mais faisait tout à son plaisir. Dieu a manifesté que la perte d'une telle orgueilleuse n'est pas très-regrettable. Un pâtre du Gévaudan, qui dit ni plus ni moins que ce qu'avait fait Jeanne, s'étant présenté au Roi, a reçu commandement d'aller avec ses gens déconfire sans faute les Anglais et les Bourguignons. Comme on a dit à ce pâtre que les Anglais avaient fait mourir la Pucelle, il a affirmé qu'il ne leur en arriverait que plus de mal. Enfin, c'est Dieu qui lui-même a voulu qu'on prît la Pucelle, pour la châtier de l'orgueil qu'elle a eu de prendre de riches habits, et d'avoir fait sa propre volonté au lieu de la volonté de Dieu. »

Ainsi, dans cette même ville où Jeanne avait fait donner au roi de France cette consécration divine sans laquelle il n'eût pas été roi, celui-là même qui avait accompli, au nom de Dieu, le ministère de Jeanne, insultait à la jeune héroïne, niait sa divine et patriotique mission, et lui opposait on ne sait quel fanatique stupide, un berger du nom de Pastourel, inventé par l'intrigant la Trémoille. Ce pâtre, quelque temps après, fut mené contre les Anglais, pris par eux dans un combat et jeté dans un sac à la rivière.

Condamnée à l'avance par l'Anglais, abandonnée, calomniée par les politiques, Jeanne allait devenir l'enjeu des ambitions bourguignonnes. Philippe le Bon avait, en ce moment, un grand intérêt à ménager l'Angleterre. La succession de Brabant venait de s'ouvrir par la mort du duc de Brabant, qui ne laissait point d'héritiers. Philippe le Bon s'empara du Brabant, au mépris des droits de Marguerite de Bourgogne, sa tante, comtesse de Hainaut, fille de Philippe le Hardi et de Marguerite de Flandre, par qui l'héritage du Brabant était venu dans les mains de Bourgogne. Pour accomplir cette spoliation, il fallait s'appuyer sur l'Angleterre.

Jean de Luxembourg était dans la même situation que son suzerain. Pauvre et avide, il convoitait l'héritage opulent de sa tante, la dame de Ligny et de Saint-Pol. Un frère aîné lui disputait cette immense fortune; à défaut de droit, le cadet de Ligny devait se ménager des protections puissantes. Aussi, son premier soin fut-il de mettre en lieu de sûreté sa prisonnière, pour en négocier avantageusement la vente.

Jeanne fut envoyée par Jean de Ligny, sous bonne escorte, à son château de Beaulieu, en Vermandois. La Pucelle resta là quelques mois. Elle faillit s'en échapper. Elle avait pratiqué entre deux ais une issue, par laquelle elle gagna la porte du donjon. Elle allait refermer du dehors cette porte sur ses gardiens, quand le portier l'aperçut, se jeta sur elle

avec des cris qui attirèrent des gardes. Jeanne fut | reprise et, dès lors, encore plus resserrée.

Jean de Ligny, superstitieux comme on l'était alors, craignait que Jeanne ne s'échappât par art magique ou par quelque autre manière subtile; mais, plus politique encore que superstitieux, il craignait surtout que l'Anglais ne s'en emparât sans conditions. Aussi, résolut-il d'éloigner encore plus sa prisonnière. Il la fit conduire à son château de Beaurevoir, près des bouches de l'Escaut : c'était terre d'Empire. Là, il crut Jeanne plus en sûreté qu'elle ne le crut elle-même. Les bruits de guerre arrivaient encore jusqu'à elle; on parlait des cruautés que les Anglais se promettaient d'exercer dans Compiègne; on disait que des partis anglais s'avançaient vers Beaurevoir. Elle s'effraya à la pensée de tomber entre leurs mains, et, se confiant peut-être dans un secours surhumain, elle se précipita du haut de la tour. Dans cette chute de plus de trente pieds, elle se blessa, mais non grièvement. On la ramassa évanouie au pied du rempart et on la rapporta dans le donjon.

Elle demanda, dit-on, pardon à Dieu de son imprudente confiance, et crut entendre la voix de sainte Catherine qui lui disait de prendre courage, qu'elle guérirait et que ceux de Compiègne auraient

secours.

Elle ne tarda pas, en effet, à guérir, et Compiègne, victorieusement secourue par Vendôme, Saintrailles et Boussac, fut enfin dégagée. Il sembla que ce fùt encore la Pucelle qui eût fait lever ce siége et qui eûf taillé en pièces les assiégeants. Vendôme, Boussac, Saintrailles et Flavy avaient, dans cette jour née, déployé les qualités ordinaires de résolution et d'habileté qui distinguaient Jeanne; aussi la haine de l'Anglais pour la Pucelle s'en accrut, et c'est à la prisonnière de Beaurevoir qu'ils s'en prirent des terreurs paniques de leurs soldats. Il fut ordonné qu'on traduirait en justice militaire tous les soldats anglais que frapperait la terreur de la Pucelle (terriculamenta puella; décret du 12 décembre 1430).

Les Anglais cependant ne s'endormaient pas. Il leur fallait leur proie, et, dès le mois de mai, ils l'avaient réclamée. Trois jours après la malheureuse journée de Compiègne, le 26 mai, le vicairegénéral de l'Inquisition au royaume de France, frère Martin, envoyait à Philippe le Bon une sommation d'avoir à lui livrer Jeanne, comme suspecte d'hérésie. «Enjoignons, disait le message, en faveur de la foi catholique, et sur les peines de droit, d'envoyer et d'amener prisonnière par devers nous ladite Jeanne, soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant hérésie, pour ester à droit par-devant nous contre le procureur de la sainte Inquisition. »>

Jeanne, ce serait réduire en fumée ses succès, désormais reconnus œuvre du diable.

C'est pour cela que le comte de Warwick, gouver neur de Rouen pour Winchester, fit lancer par le frère Martin cette requête au nom de la sainte In. quisition.

Mais, en même temps, on préparait des armes plus sérieuses. Un savant docteur de l'Université, Pierre Cauchon, homme de parti, ambitieux et violent, cabochien autrefois et chassé de Paris pour ses intrigues, s'était attaché à la fortune du duc de Bourgogne, était rentré à Paris avec lui, avait obtenu par lui l'évêché de Beauvais. Les victoires de Charles VII l'avaient chassé de son siége, et il s'était réfugié dans le parti anglais. Créature de Winchester, il espérait obtenir par le cardinal l'enviable archevêché de Rouen. Cauchon imagina de prétendre que Jeanne avait été prise dans son diocèse, et qu'elle relevait de sa justice. Compiègne était seulement à la limite du diocèse de Beauvais.

A l'instigation de Cauchon, qui réclama Jeanne comme sa justiciable, l'Université de Paris adressa au duc de Bourgogne une première lettre pour lui demander qu'il exigeât de son vassal « de livrer à la justice de l'Église une femme dite la Pucelle, pour lui faire son procès dûment, sur les idolâtries et au

tres matières touchant notre sainte foi »>.

Le duc de Bourgogne ne fit aucune réponse à cette lettre. Les Anglais s'en alarmèrent d'autant. Philippe le Bon allait-il donc remettre Jeanne aux Français moyennant rançon ? On ne saurait dire si vraiment les Bourguignons attendirent quelques offres de Charles VII; mais il est certain qu'il n'en vint aucune. L'ingrat monarque ne pensait plus à celle qui l'avait fait roi. Au lendemain même de la délivrance d'Orléans, Charles VII, dans ses félicitations à la ville, oubliait déjà le nom de la libératrice (1).

L'indifférence meurtrière du roi de France laissait toute leur force aux intérêts cachés de Jean de Ligny et de Philippe le Bon. En vain Jeanne de Luxembourg et Jeanne de Béthune, tante et sœur de de Ligny, le suppliaient à genoux de ne pas se déshonorer en livrant sa captive: l'intrigue anglaise s'adressait à plus puissant que de Ligny.

Une nouvelle lettre fut écrite par l'Université de Paris, et, cette fois, Cauchon se chargea lui-même de porter le message. Le 14 juillet, il arriva au camp du duc de Bourgogne. Il fallut plusieurs jours pour mettre d'accord ces diverses convoitises. La signification faite par notaire apostolique aux trois ayants droit, le bâtard de Wandonne, Jean de Ligny et leur suzerain, les mit en demeure d'avoir à livrer la Pucelle. « Quoiqu'elle ne pút, disait l'acte, étre considérée comme prisonnière de guerre, » Cauchon ofCeci était évidemment une manoeuvre anglaise. frait 6,000 francs, et, pour Wandonne, 200 livres de L'Inquisition, assez décriée en France et pour ainsi rentes. Après plusieurs jours de pourparlers, l'évêdire impuissante, n'eût pas imaginé cette revendi- que de Beauvais, pour dernier mot, proposa « dix cation. La main du cardinal de Winchester était der- mille francs pour toutes choses, attendu que, suivant rière celles des pauvres frères dominicains. Win- le droit, usages et coutumes de France, tout prisonchester avait pris en main le gouvernement des in-nier, fût-il roi ou dauphin, peut être pour cette somme térêts anglais en France, et tout, pour l'Angleterre, obtenu par le roi. » y allait de mal en pis. Orléans et Compiègne dégagés, le roi de France devenu vraiment roi par son sacre, la Picardie et la Normandie barrées ou occupées par les Français, le roi anglais de France confiné dans Calais, tout cela montrait la cause de l'Angleterre à peu près désespérée. Pour la relever. Winchester n'imaginait qu'un moyen : faire condamner par l'Église les victoires de la Pucelle, les attribuer à la main du démon. Il lui semblait que brûler

La somme était ronde, en effet: 10,000 francs d'alors représentent plus de 550,000 francs d'aujour d'hui. Dans un temps où l'Anglais était à bout de

victoire

"

(1) Les lettres-royaux accordant à la ville d'Orléans divers priviléges immédiatement après la levée du siége, attribuent la à la divine grâce, au secours des habitants et à l'aide des gens de guerre. » Le nom de Jeanne Darc n'y est pas même prononcé, et aucune allusion n'y est faite à la Pucelle. (Ordonnances, XIII, préface, p. 15.)

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