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préjudice des preuves du procès.» Cet arrêt étant contradictoire, M. Rolland ne put en appeler.

Le Soldat se retrouvait de nouveau sur le terrain de l'enquête, c'est-à-dire qu'il lui était permis enfin d'exploiter la crédulité et la passion populaires. Il fut conduit à Manosque, à Caille, à Rougon. Son voyage fut un long triomphe. Il fit, dans chacun de ces endroits, son entrée au milieu d'une haie de curieux fanatisés, décidés à le reconnaître pour le jeune Caille d'autrefois. Il reconnut lui-même plusieurs des assistants, les nomma par leurs noms, leur rappela des particularités de son enfance. Il regarda les maisons avec intérêt, demandant la raison

de quelques changements faits depuis son absence. Evidemment, l'imposteur avait préparé son terrain. On se rappelle l'aveu fait par lui d'un voyage secret à Manosque, sa connaissance parfaite de l'extérieur des monuments, sa complète ignorance des dispositions intérieures.

Mais il est temps de dire, ce que le procès ne nous apprendrait qu'un peu tard pour la clarté de ce récit, comment était venue à Pierre Mège, dit Sans-Regret, l'idée étrange de jouer le personnage du fils de Caille. Ce récit nous fera comprendre sur quels auxiliaires l'imposteur pouvait compter en commençant son attaque.

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Un jour, assis dans un coin obscur d'un cabaret de Toulon, Pierre Mége buvait chopine, quand entrèrent trois hommes, dont le patois trahit bientôt à ses oreilles exercées des natifs de la haute Provence. Leur conversation lui montra bientôt, en effet, que ces buveurs étaient de Forcalquier et de Manosque. L'un d'eux, récemment arrivé du pays pour vendre à Toulon des figurines d'albâtre, donnait aux deux autres des nouvelles de leurs parents et connaissances. Les de Caille, avant la révocation de l'édit, étaient seigneurs de ce pays: les buveurs ne tarirent pas sur les mésaventures de cette famille, naguère si puissante et si riche. Ils parlèrent du vieux château des Caille, autrefois manoir orgueilleux, aujourd'hui triste débris, emblème de leur fortune écroulée; ils parlèrent de la mort récente du dernier fils, Isaac; de la donation faite à la Charité de Manosque par la dame Rolland; de la fortune considérable qui, sans doute, ne tarderait pas à revenir aux le Gouche et aux Rol

land par la mort des derniers exilés de Genève. Les buveurs sur leur départ, Pierre Mège s'approcha d'eux et leur dit : « Vous parliez tout-àl'heure d'Isaac de Caille, qu'on dit mort en Suisse : l'un de vous l'aurait-il connu? le reconnaîtrait-il?

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Point, répondit un Manoscain, mais nous avons à Toulon, un pays, le menuisier la Violette, qui a fort connu toute la famille et qui reconnaîtrait bien M. de Caille le fils, si, de fortune, il n'était point mort. Eh bien, messieurs, si vous voyez la Violette, envoyez-le donc chez moi. Je suis Sans-Regret, soldat de marine, bien connu sur le port. Je pourrai dire à votre pays telle chose qui lui causera plaisir et profit. >>

A quelques jours de là, le menuisier la Violette alla trouver Sans-Regret, qui, s'il fallait en croire ce que dit plus tard l'imposteur, l'accueillit par ces mots :

« Comment vous va, la Violette? ne me reconnaissez-vous point. » A quoi la Violette aurait répondu : - « Vous êtes le fils de mon ancien maître. >>

Ce qui dut se passer entre ces deux hommes, nous ne saurions le raconter avec précision, aucun des deux n'ayant eu intérêt à l'avouer plus tard; mais ce qui est certain, c'est que, quelque temps après, le soldat de marine Pierre Mège, dit SansRegret, le menuisier la Violette et de Muges, le parent au fidéicommis, faisaient cause commune; c'est que la Violette appuyait le Soldat de marine dans sa première démarche auprès de M. de Vauvray; c'est, enfin, que le témoignage de de Muges était un des premiers invoqués, avec celui de la Violette, pour établir l'identité du Soldat de marine avec Isaac de Caille.

Maintenant, concentrons et abrégeons toute cette énorme procédure.

Assignation fut donnée à de Caille père, en la personne du Procureur Général du Roi, et le Soldat de marine joignit à cette assignation une respectueuse prière à M. de Caille d'avoir à le venir reconnaître. Peut-être, était-il dit dans cette prière, la vue d'un fils détruirait-elle l'effet malheureux des dissentiments sur la religion, et le père, touché dans ses entrailles, se sentirait-il forcé d'écouter la voix de la nature?

:

Assignation et prière n'eussent eu valeur que si un bon sauf-conduit les eût accompagnées M. de Caille connaissait trop bien la rigueur des lois pour se hasarder en Provence.

La dame Rolland répondit à ces manœuvres hypocrites par une requête tendante à ce qu'au cas que les preuves du séjour du fils du sieur Caille en Suisse, jusqu'à sa mort, et les preuves de son décès ne fussent pas jugées suffisantes, attendu qu'elles n'avaient pas été ordonnées par un juge de France, il plût au Parlement de commettre un ou plusieurs magistrats in partibus pour faire la preuve de ces faits qui ne pouvaient être établis que dans le lieu du séjour et de la mort du sieur de Caille fils.

Le Soldat s'opposa vivement à la nomination de commissions rogatoires. Nonobstant cette opposition, le Procureur Général donna des conclusions conformes à la requête de la dame Rolland. Mais le Rapporteur mit la requête en poche et ne la rapporta point, alléguant l'urgence du jugement d'un procès qui ne fut, en réalité, jugé que quinze mois après. Pour détourner l'attention de ce déni de justice qu'on comprendra bientôt, le Soldat accusa M. Rolland de crimes capitaux, commis en vue d'égarer la Justice. A l'entendre, le magistrat avait fabriqué lui-même les attestations des témoins qui signalaient le Soldat comme Pierre Mège, et il avait tenté de détruire, au moyen d'une eau corrosive, certaines pièces déposées au Greffe, qui lui avaient paru trop favorables aux prétentions du fils de Caille. Bien plus, il avait tenté d'empoisonner dans sa prison son adversaire, ou plutôt sa victime.

Pendant ces escarmouches, chacune des deux parties poursuivait son enquête, et ces enquêtes contradictoires durèrent pendant près de trois ans, de

1699 à 1702.

Celle du Soldat recueillit à Manosque, à Caille, à Rougon, à Marseille, à Toulon et à Aix, 394 témoignages. De ces témoins, 110 affirmèrent que le Soldat de marine était bien le fils de Caille, ou au moins nous le croyons, dirent la plupart de ces 110 témoins; 5 témoins déclarèrent que le Soldat à eux représenté n'était pas Pierre Mège, mais ne reconnurent pas en lui le fils de Caille; 4 dirent avoir connu un Mège, qui n'était pas cet homme-là; 2 assurèrent que ce n'était pas là le fils de Caille.

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Le plus important, parmi les cent dix témoins qui reconnaissaient de Caille, était M. Amédée Imbert, ce vicaire annoncé par de Muges. Celui-là dit qu'il n'y avait pas à s'y tromper, que l'air, les traits, la démarche, tout était conforme à ce qu'il se rappelait du fils de Caille. Le Soldat, ajouta-t-il, présentait au derrière de la tête un os en saillie, et c'était là un signe caractéristique qui existait chez M. de Caille le père, et qu'on pouvait constater chez M. de Muges.

Quatre autres témoins importants, parmi les cent dix, étaient quatre femmes qui disaient avoir nourri le fils de Caille.

Vingt autres, parmi les cent dix, reconnaissaient dans le Soldat le fils de Caille, parce que, disaientils, ce Soldat ressemblait d'une façon surprenante à la dame Rolland.

Au reste, à l'exception du vicaire Imbert et de deux ou trois personnes de condition, les cent dix témoins affrmatifs étaient des ouvriers et des paysans; et c'était un ami du vicaire Imbert qui avait lancé et conduit le monitoire à Manosque. Sous cette direction intelligente, les révélations du monitoire avaient eu tous les caractères de l'inspiration et de l'enthousiasme. Dans sa marche triomphale par les rues de Manosque, le Soldat avait encore accru ces dispositions populaires par sa vive piété. En passant devant les fenêtres de la maison de Manosque donnée à la Charité de cette ville par la dame Rolland, le Soldat s'écria, en apercevant les pauvres et les Sœurs qui contemplaient le cortège : « Vous êtes dedans, et moi, qui suis le fils de la maison, je suis dehors; mais je ne vous en chasserai pas ! »>

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Toute la Communauté éclata en sanglots d'admiration et de reconnaissance. Vingt de ces pauvres firent partie des cent dix témoins affirmatifs de l'enquête du Soldat.

M. Rolland, de son côté, ne demeurait pas inactif. Il faisait rechercher à Aix, à Marseille, à Manosque, à Apt, surtout à Joucas, lieu de naissance de Pierre Mège, tous ceux qui pouvaient avoir connu Mège et Isaac de Caille. Son enquête recueillit cent quatre-vingt-deux témoignages, en tout cent quatre-vingt-neuf avec les sept de l'information préparatoire de Toulon. Sur ce nombre, trente-huit affirmaient que le Soldat de marine n'était pas le fils de Caille, affirmation identique à celle des sept témoins de Toulon. Treize témoins, qui avaient participé à des actes sous seing privé passés par Pierre Mège, reconnaissaient ce Mège dans le Soldat. Treize autres témoins, proches parents de Pierre Mège, n'hésitaient pas à dire, en voyant le Soldat : «C'est là l'homme que nous avons toujours connu comme Pierre Mège, fils de François Mège, cabaretier, faux monnoyeur, voleur et forçat de galères, et de Marie Gardiole. » Un grand nombre de voisins, de connaissances, se trouvaient pour raconter toute l'histoire du Soldat, ses métiers divers, ses aventures, ses traits de friponnerie, non pas seulement depuis 1690, époque prétendue de l'évasion du fils de Caille, mais depuis plus de quinze ans.

L'un dit : «Il m'a servi de valet; il puisait de l'eau pour mon jardin, je l'employais à peler des oranges. C'est moi qui l'ai porté à faire abjuration aux Jésuites de Marseille. » Et, en effet, la signature de ce dernier se trouvait sur l'acte d'abjuration. Et ceci mit sur la trace de deux abjurations antérieures à celle de 1699, aux dates de 1679 et

1681. Quand les temps étaient trop durs, Mège se convertissait pour vivre.

Un autre avait engagé Pierre à abjurer, mais cette fois à Apt; il lui avait servi de parrain. Celui-ci déposa que le prétendu Caille qu'on lui montrait, n'était autre que Pierre Mège, à qui il avait, en 1691, donné deux pistoles pour s'enrôler à sa place.

Celui-là dit : - « Voilà bien Pierre Mège, qui m'a volé tel jour; » cet autre : - « Cet homme est Pierre Mège, qui vendait des chasubles à Marseille, et qui, depuis, s'est fait recors pour la capitation et cardeur de filoselle. Nous avons travaillé ensemble. » Plusieurs le signalèrent comme étant ce mauvais sujet de Pierre Mège, qui faisait fabriquer par des galériens de fausses commissions d'enrôlement, destinées à escroquer les pauvres qu'il enrôlait. Un le reconnut pour ce Mège qui, à Roussillon, avait poursuivi, le pistolet en main, dans la sacristie, un prêtre revêtu de ses habits sacerdotaux.

C'est lui qui feignait de tomber du mal caduc pour ne pas faire campagne. C'est lui à qui j'ai fait l'aumône à son retour du Ponant. C'est lui à qui j'ai vu vendre des drogues, et qui se promenait sur le port, un havresac au dos, une croix rouge sur la poitrine, qui s'arrêtait devant notre porte pour nous dire combien il avait gagné en chantant une chanson provençale.

On retrouvait des officiers, des soldats, des employés d'administration de la galère la Fidèle, sur laquelle Pierre Mège avait servi en 1676 et en 1695; et ces officiers, ces soldats et ces employés affirmaient que l'homme de 1676 et celui de 1695 étaient un seul et même personnage.

On retrouvait le notaire Coulet, de Martigues, qui reconnaissait dans le Soldat ce Pierre Mège dont il avait dressé en 1685, le contrat de mariage avec Honorade Venelle.

Au total, le prétendu Caille était reconnu pour Mège par cent trente témoins.

A ces témoignages oraux, dont la qualité l'emportait singulièrement sur celle des témoignages du Soldat, puisque beaucoup des témoins étaient des magistrats, des officiers, des boutiquiers riches et instruits, s'ajoutaient des preuves littérales d'une grande importance. Par exemple, les signalements de Pierre Mège sur ses commissions d'enrôlement de 1676, 1683 et 1687, antérieures par conséquent à la fuite prétendue du fils Caille, étaient absolument identiques aux signalements de quatre autres commissions d'enrôlement aux dates de 1691, 1694, 1695 et 1697. Et aussi, le Journal domestique de l'aïeul maternel du fils Caille, M. Bourdin, fixant au 19 novembre 1664 la naissance d'Isaac de Caille, et dénommant les cinq nourrices qu'avait eues l'enfant, aucun des noms de ces nourrices ne concordait avec les noms des quatre prétendues nourrices témoins dans l'enquête du Soldat, et dont l'une, la femme Martine Esprite, n'aurait eu que sept ans à l'époque de la

naissance du fils Caille.

En même temps, M. Rolland poursuivait en Suisse cette enquête qu'on lui avait refusée. Déjà, pendant la procédure de Toulon, voyant que les officiers à ce siége ne tenaient aucun compte des certificats venus de Lausanne et de Vevay, M. Rolland avait fait écrire à l'ambassadeur français en Suisse, le priant d'informer sur la mort d'Isaac.

Sur cette initiative de M. le marquis de Puysieux, ambassadeur pour le Roi, avait été faite à Vevay, on

se le rappelle, la procédure en usage pour établir la mort d'Isaac de Caille. Le ministre qui avait assisté le jeune homme à ses derniers moments, le propriétaire de la maison mortuaire, le médecin, l'apothicaire, le chirurgien, le menuisier qui avait fabriqué le cercueil, la garde qui avait enseveli le corps, les témoins qui l'avaient conduit à sa dernière demeure, avaient été successivement entendus.

Pareille procédure fut faite à Lausanne, où vingtneuf témoins rendirent compte des études du jeune Isaac, de sa maladie de langueur, attribuée à une trop grande application aux mathématiques. Le registre du professeur de mathématiques de Lausanne, dont extrait fut dressé, faisait partie de ces témoignages, ainsi qu'un extrait d'acte public contenant la signature d'Isaac, et deux lettres écrites de sa main.

Autre procédure à Genève, où furent entendus les professeurs de philosophie et de rhétorique de cette ville, attestant que, en 1681, 1682 et 1683, Isaac de Caille avait suivi leurs cours; que, en 1683, il avait seize ans. Extrait fut fait du Registre de l'École de Genève, portant qu'Isaac de Caille s'était inscrit lui-même pour les cours de Théologie et de Belles-Lettres.

Tous ces témoignages, tous ces certificats, tous ces extraits furent dûment légalisés par les Bourgmestres, les Syndics, les Résidents des différentes villes, et enfin par les Souverains de Berne et par le marquis de Puysieux lui-même.

Trois tantes d'Isaac de Caille se joignirent au père pour protester, dans cette enquête, contre l'imposture du Soldat de marine.

Enfin, chacune des parties fournissait de nombreux témoignages établissant la ressemblance ou la dissemblance du Soldat avec le fils Caille. Mais la plus grande confusion, les contradictions les plus flagrantes régnaient dans les souvenirs apportés des deux côtés.

'Tel était l'état de l'affaire, sauf quelques actes de procédure rapportés par anticipation pour la plus grande clarté du récit, quand, le 18 mai 1700, elle arriva en audience publique de la Grand'Chambre et Tournelle du Parlement de Provence (1).

La Cour était présidée par M. de Coriolis. Le Rapporteur était M. de Boyer d'Aguille. L'Avocat Général du Roi était M. de Piolène. La dame Rolland avait pour avocat M. Bec; les Tardivi et consorts, M. Géboin. Le défenseur du Soldat de marine était M. Sylvain (2). Ce dernier, que le procès

(1) Nos sources d'information sur cette affaire sont : 1o Les Arrêts notables de la Cour du Parlement de Provence, recueillis

par feu messire Balthazar Debézieux..., t. VI, 1750, in-fol.; 2o Le Journal des Audiences du Parlement de Paris, Paris, Brunet, 1751, T. VI, in-fol.; 3o Les Causes Célèbres et intéressantes, avec les jugements qui les ont décidées, Paris 1739, T. II. Ce dernier ouvrage, qui est le recueil de Gayot de Pitaval, est, malgré ses longueurs et la confusion du récit, la meilleure source de renseignements, l'auteur ayant vu et entendu. Quant aux Arrêts notables,

bien que Debézieux fût Conseiller du Roi et Président en la Chambre des Enquêtes du Parlement de Provence, sa collection fourmille d'erreurs. Les noms des parties, ceux des avocats mêmes, sont défigurés. Le Journal des Audiences rédigé par Michel du Chemin, avocat au Parlement de Paris, est également criblé de fautes gros.

sieres, et d'Aguesseau en disait avec juste raison: « Les plaidoyers

qu'il y met dans la bouche de l'Avocat Général sont ordinairement mal faits. C'est un livre qui a plus d'autorité de loin que de près. Enfin, nous avons découvert à la Bibliothèque Impériale deux documents contemporains, que nous rapporterous textuellement.

(2) Silvy, disent les Arrêts notables, mais c'est une erreur.

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Caille devait mettre en lumière et faire admirer, même à Paris, était un avocat plein de feu, de vive éloquence, quelquefois subtil à force de finesse, ardent, convaincu, digne, comme il le prouva, de se mesurer avec les maîtres les plus estimés du barreau de Paris.

Fixons d'abord le terrain du procès, et, comme on disait alors, les qualités de l'audience. Elles étaient au nombre de six :

1° L'Appel du Soldat des deux ordonnances du Lieutenant Criminel des 21 et 27 novembre 1699, appel qui avait, pour la première fois, saisi la Cour; 2o La Requête du Soldat, à la suite de la sentence du 2 décembre 1699, contenant appel incident de la procédure faite contre lui;

3° Une Requête du même en une provision de 6,000 livres;

4° Sa Requête pour faire informer sur la subornation des témoins;

5° et 6° Les appels incidents des parties adverses des ordonnances et sentences des 16 septembre et

2 décembre.

En outre, il fallait également juger au préalable la requête présentée à la Cour par le Soldat de marine, lors de sa première traduction à Aix, requête par laquelle il avait demandé, comme tiers non ouï, et à la faveur de son opposition, la révocation d'un Arrêt de la Cour à la date du 30 juin 1690, qui avait adjugé à la dame Rolland et aux autres parties adverses la succession du sieur de Caille père.

M. Sylvain s'attacha à circonscrire le procès dans ces quelques qualités, dont il fit dépendre la solution des propositions suivantes :

« D'abord l'état d'une personne se doit justifier par des enquêtes et par des preuves à fins civiles, et non par des procédures criminelles; et cela fait voir la justice des ordonnances du Lieutenant qui ont reçu le sieur de Caille à cette preuve;

« Deuxièmement, après un acquiescement des parties adverses à ces ordonnances, et l'exécution qu'elles en ont faite, elles sont non recevables à en appeler. Car, après avoir pris des fins civiles, elles ne peuvent plus être reçues à procéder criminellement; ce qui justifie l'appel du sieur de Caille, aussi bien que la requête en Cassation de la procédure des parties adverses;

«< Troisièmement, on ne saurait refuser une provision à un homme qui réclame son état et sa filiation, et qui en a déjà des preuves authentiques;

« Enfin, y ayant eu une subornation de témoins, il doit être reçu à en faire informer.

« Il est constant, à l'égard de la première proposition, que la preuve de l'état de ma partie, qui est malicieusement contesté, ne peut être justifiée que par la multitude des témoins qui l'ont reconnu et le reconnaîtront. Car la question d'état est purement civile; et celui d'un homme doit être prouvé par les marques extérieures, comme celles de sa partie, étant certain par là que les sentences du Lieutenant qui ordonnent cette preuve sont justes, et que, par conséquent, les parties adverses sont mal fondées en l'appel qu'elles en ont relevé. «Or, si ces premières sentences sont justes, et si les adversaires sont non recevables en l'appel qu'ils en ont relevé, celui que le sieur de Caille a relevé des deux autres ordonnances contraires à ces premières est conséquemment fondé.

«La seconde qualité, qui est l'appel de la procédure, ne peut pas être décidée contre le sieur

de Caille, soit parce qu'ainsi qu'il a été dit, la question d'état est purement civile, soit parce qu'après que les parties adverses ont pris la voie civile, elles n'ont pu venir par la criminelle.

<< Enfin, cette procédure est inusitée; car, quand il y aurait mille témoins qui déposeraient négativement que ma partie n'est pas le sieur de Caille, on devrait ajouter plus de foi à un seul témoin qui déposera qu'elle l'est. Plus creditur uno asserenti, quam mille negantibus.

« Cette procédure est encore nulle par la partialité du Lieutenant, qui, lors de la confrontation du sieur de Caille au sieur Rolland, n'a chargé son Verbal que de ce qu'il a plu au sieur Rolland d'y faire insérer. Que n'aura-t-il pas fait lors de l'audition des témoins, où le sieur de Caille n'a point été présent? Il n'a entendu d'ailleurs en témoins que des soldats et de nouveaux convertis.

« La requête en provision et celle en information sur la subornation de témoins sont également justes. L'adjudication des aliments ne préjuge rien, et, d'ailleurs, les preuves du sieur de Caille sont certaines, puisqu'il est reconnu par plusieurs témoins, et qu'il a des marques infaillibles sur sa personne. Quant à la subornation, il est bien juste que, en présence de la ligue formée par le sieur Rolland et ses adhérents pour perdre le sieur de Caille, celui-ci puisse être admis à éclaircir la vérité. »

Outre cette discussion préliminaire, nous n'avons des plaidoyers de M. Sylvain qu'une péroraison, dont la date probable est celle de 1705. Elle mérite d'être rapportée. Quant à la discussion du fond, nous la retrouverons plus tard au Parlement de Paris.

« Si les Juges, dit en terminant M. Sylvain, considèrent que M. Rolland est magistrat, ne considéreront-ils pas davantage que le prisonnier est innocent? Ne réfléchiront-ils pas plus sur ses crimes que sur sa charge, persuadés que ce n'est pas respecter les dignités que de laisser impunis ceux qui les déshonorent.....

<«< Jamais une affaire ne mérita plus d'attention et plus d'intégrité de la part des juges. Il s'agit de la vie d'un innocent et de l'état d'un homme de condition. Tous les droits du sang, de l'alliance, des successions des familles, de la nature, de la religion sont remis entre les mains des juges dans cette cause. L'accusé est un dépôt que Dieu leur a confié, et dont ils doivent répondre à Dieu même. « Qu'ils considèrent donc les suites de l'arrêt qu'ils vont rendre : ils y sont presque autant intéressés que le prisonnier. Les jugements que les magistrats rendent pour les autres sont souvent des arrêts pour eux-mêmes et pour leur postérité : ils ne peuvent rétablir un innocent dans son état et dans son bien, sans assurer la possession des leurs à leurs descendants; et c'est mettre son innocence à couvert que de venger celle des autres.

« Cette cause est d'ailleurs trop grande et trop illustre pour faillir impunément, ou pour bien juger sans gloire. Les Enquêtes et les Mémoires des parties sont publics. Toute la France examinera la justice de l'Arrêt par les pièces mêmes sur lesquelles il aura été rendu. Ainsi, la Cour jugera de la cause, et tous les hommes jugeront de la Cour. « Il n'y a point ici de matière de distinction ou d'équivoque. Tout est clair et décisif, tout présente la vérité aux yeux mêmes qui voudraient la fuir; tout dépose, tout crie que l'accusé est le fiis du sieur de Caille sa présence, ses témoins, des peuples entiers, les témoins et les pièces de ses

parties. Ses parties mêmes le justifient; et, puisqu'il faut enfin parler avec cette hardiesse permise à l'innocence et agréable à de si bons juges, son Arrêt ne saurait être douteux.

« Et cependant M. Rolland, dans ses entretiens, dans ses écrits, le condamne à une mort infâme, comme s'il en avait déjà l'Arrêt à la main. Est-ce donc de tels juges qu'il doit attendre une telle inhumanité? Et n'est-ce pas une audace punissable qu'il ose même s'en vanter en public? C'est peu pour l'accusé que ses plus proches veuillent lui arracher la vie : ils annoncent eux-mêmes d'avance son supplice, et se le promettent hardiment aux yeux de tout le monde. Si leurs discours avaient quelque fondement, il aurait bien mieux valu qu'il eût péri par le poison de son oncle, ou

par les mains de Cléron, de Carbonel et de Sylvi. « Hélas! lorsque les siens lui ravissaient le bien, l'honneur, la naissance, sa patrie et son père, il espérait de retrouver tout dans ses juges. Par combien de malheurs est-il arrivé au point où il est réduit! Il y a six ans entiers qu'il souffre sans soulagement et sans relâche, jeté d'abord dans un horrible cachot, vivant dans la nécessité, dans la douleur, tourmenté, assassiné, empoisonné, moqué, trahi par ses amis, par des prêtres, par des premiers juges, par tous ceux dont il devait attendre du secours. Son père le persécute cruellement, et son oncle, non moins cruel, ose dire à ses yeux, avec une fausse douceur, qu'il souhaiterait qu'il fût son neveu pour le combler de biens. Ainsi, il a tout à craindre de la nature,

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soit qu'elle s'irrite dans son père, ou qu'elle le flatte dans son oncle. Les plus criminels adoucissent souvent leurs juges, et leur père même, par la considération et la pitié qu'on a de leurs parents; et il a besoin de la pitié de ses juges, pour dérober son innocence à la cruauté des siens. Il vit dans la misère, tandis que ses persécuteurs vivent à ses dépens et à ses yeux dans l'abondance; et, ce qui est de plus pitoyable, on le veut exterminer par le pouvoir d'une charge achetée de son propre bien.

Accablé par la haine des hérétiques et par la prévention des catholiques, et devenu le rebut des uns et des autres, il ne trouve point d'asile. Quel si grand crime a-t-il commis en rentrant dans l'Église pour s'attirer tant de malheurs? Car c'est là jusqu'ici la seule cause de ses périls et de ses disgrâces. Mais, s'il doit succomber, laquelle des deux religions fera-t-on servir à sa perte? Sera-ce celle qu'il a abandonnée, ou celle qu'il a embrassée? CAUSES CÉLÈBRES. 127e LIVR.

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<< Encore, s'il avait des dehors prévenants; mais, pour comble de malheur, il n'a rien pour toucher que sa misère et son innocence; d'autant plus digne de pitié néanmoins qu'il semble moins la mériter. Et il y a même un grand avantage pour la Cour d'avoir, dans une telle cause, un accusé sans fortune et sans mérite. C'est le bonheur et la gloire des juges de ne trouver dans un homme d'autre raison de lui faire justice que la Justice même. >>

M. Bec répondit, nous apprennent sèchement les Arrêts notables, que la Novelle 36, dont excipait M. Sylvain, n'avait pas d'application dans la cause, régie par la loi Cornélia, de Falsis, qui permet l'action criminelle contre l'imposteur. Dans l'espèce, en présence d'une supposition de personne, prouvée par un certificat de décès, la loi Cornélia seule était applicable.

Mais, objectait M. Sylvain, les parties ont pris la voie civile, et ne peuvent être, après ce choix, recevables en l'action criminelle. M. Bec répondit

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