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Après vous avoir parlé du Bouddha et de ses disciples, il me reste à vous dire quelques mots de ses livres, de son enseignement. Le Bouddha n'a rien écrit ; à sa mort, ses disciples se rassemblèrent et pendant plusieurs mois ils se remémorèrent, récitèrent et apprirent tous par cœur ce que chacun d'eux avait retenu des discours de leur maître. Telle fut la première compilation de l'enseignement du Bouddha; plus tard cet enseignement s'accrut: les livres furent écrits, et la collection des livres bouddhiques devint considérable.

Cette collection se divise en trois parties principales: la discipline, la doctrine, et la métaphysique; il en existe deux rédactions bien distinctes, l'une dans la langue sanscrite, qui est la langue savante de l'Inde, et l'autre en langue de Magadha (portion du Bihar actuel), langue du pays où Çâkya-Mouni devint Bouddha. Cette langue, ordinairement appelée Pali (ou Bali, selon la prononciation indo-chinoise), est un idiome populaire, probablement le sanscrit tel qu'on le parlait à l'époque où vivait le Bouddha. Les livres sanscrits ont été traduits dans les langues d'une portion des pays où le bouddhisme a pénétré, en tibétain, en mongol, en chinois, en japonais. Les livres palis ont été traduits dans la langue des autres pays qui ont reçu le bouddhisme : dans la langue de l'île de Ceylan, et dans celles de l'Indo-Chine, en birman, en siamois, en cambodgien. Ces livres sont aussi représentés à l'Exposition par quelques spécimens: dans une vitrine faisant partie de la collection de M. Guimet, il y a des livres chinois et japonais avec des images du Bouddha; il y a aussi un spécimen d'écriture siamoise, et un livre tibétain remarquable par sa forme oblongue et son écriture rouge où sont représentées, gravées, certaines figures bouddhiques, et dont le texte, dans la partie mise sous les yeux du visiteur, se compose de sentences sanscrites en caractères tibétains. Enfin on y remarque deux livres qui méritent plus particulièrement l'attention, et qui sont en caractères birmans et en langue palie. L'un est composé de feuilles de palmier sur lesquelles on écrit avec un poinçon; après avoir écrit on passe sur les feuilles une couche d'huile de pétrole ou d'une composition ad hoc; quand on essuie la feuille, le liquide a pénétré dans les traces formées par le stylet et l'écriture devenue noire peut se lire très aisément. Ce manuscrit birman en langue palie est enfermé entre deux planchettes, et l'on aperçoit les cordes qui, passées à travers les trous pratiqués dans chaque feuille à une place réservée, servent à lier le livre, lequel est, comme vous le voyez, bien loin d'être fait comme les nôtres. Si vous allez visiter l'exposition de la Bibliothèque Nationale, vous remarquerez plusieurs manuscrits analogues, tout ouverts, et dont la vue permet de se rendre plus facilement compte de la manière dont ces livres sont formés.

Un autre manuscrit, dont un spécimen figure aussi à l'exposition de la Bibliothèque Nationale, mérite notre attention; il est remarquable par les

lettres noires et épaisses qui le couvrent. Voici comment ce manuscrit se fait on prend une feuille de palmier ou de métal, ou une planchette bien mince sur laquelle on étend un vernis; sur ce vernis on met une couche de couleur et sur la couche de couleur, avec le même vernis, on écrit de larges lettres et dans l'intervalle des lettres on passe de l'or, on fait différents dessins, et l'on a ainsi un livre qui paraît doré et ornementé. L'ouvrage dont ce manuscrit est une copie est intitulé Kammavâtcha: c'est le rituel de la réception des moines. Pour être reçu moine bouddhiste, il est indispensable de remplir certaines conditions; on adresse au postulant diverses questions; on lui demande s'il n'a pas telle et telle maladie, s'il a la permission de ses parents, etc. Le livre qui contient ce rituel est le seul pour la copie duquel on prenne ces arrangements; encore ne le fait-on qu'en Birmanie ce n'est qu'en Birmanie qu'on fait des manuscrits comme celui de Kammavâtcha, et je ne sache pas qu'aucun autre livre soit l'objet des mêmes soins. Les caractères dont on se sert pour les copies ornées du Kammavâtcha ne sont pas les caractères actuels ordinaires; ce sont les anciens caractères connus sous le nom d'écriture carrée. Le Kammavâtcha a été traduit pour la première fois par un officier anglais, le major Symes, envoyé comme ambassadeur à Ava en 1796. Il a joint cette version à la relation de son ambassade dont il existe une traduction française.

Après avoir cherché à vous faire connaître la composition générale des écritures bouddhiques, et la forme extérieure des livres d'après le spécimen offert à notre curiosité, je voudrais maintenant vous donner une idée sommaire de la doctrine bouddhique. Le Bouddha n'est pas un dieu, comme on l'a cru pendant longtemps, et comme peut-être certaines personnes le croient encore. Dirai-je que c'est un homme? Oui, car on ne peut être un bouddha que sous la forme humaine. Mais le bouddha Çâkya-Mouni, d'après son propre enseignement, n'a pas toujours été un homme; il a vécu bien des fois avant de vivre en bouddha, et souvent sous la forme d'un animal ou sous celle d'un dieu. Car les bouddhistes admettent bien des dieux, mais des dieux sujets aux mêmes vicissitudes que tous les autres êtres, et qui, par conséquent, n'ont rien de véritablement divin. Je dirai donc que le bouddha est un être qui a passé par une série infinie d'existences et qui, dans toutes ces existences, par la force de sa volonté, par ses efforts personnels, a réussi à détruire peu à peu l'effet des mauvaises actions qu'il avait commises, comme il arrive à tous les autres hommes d'en commettre. Le bouddhisme établit un vaste système de compensation entre les mauvaises actions et les bonnes, les bonnes effaçant les mauvaises. Quand on a fait de mauvaises actions, on est puni, et entre autres punitions on est condamné à vivre et revivre indéfiniment: plus on fait de bonnes actions, plus on expie les mauvaises, et plus la série des existences par lesquelles on doit passer diminue. Enfin, quand les mauvaises actions sont complète

ment effacées par les bonnes, le cercle des existences cesse, et l'être arrivé à ce résultat entre dans le repos complet, qu'on appelle Nirvâna et sur lequel je ne m'étendrai pas, parce que c'est un sujet de discussions longues et difficiles. Or, tout être peut faire les mêmes choses que le Bouddha, ce qui ne veut pas dire que chaque être soit appelé à devenir Bouddha; on ne le devient qu'à la condition d'avoir fait plus qu'il n'était nécessaire pour expier ses mauvaises actions. Le Bouddha a donc acquis de grands mérites, et s'est trouvé par sa propre nature investi du droit de conseiller les autres, de les instruire, de les enseigner. Tous ne peuvent arriver à ce terme élevé, mais tous peuvent compenser leurs mauvaises actions par leurs bonnes actions; tous peuvent détruire l'effet de leurs méfaits et arriver ainsi à ce repos absolu qui est le nirvâna et qui n'est pas le privilège exclusif des bouddhas, car il est continuellement question, dans les livres bouddhiques, d'hommes qui arrivent au nirvâna et qui ne sont pas des bouddhas.

Il y a dans le bouddhisme une grande lacune, tellement grave qu'on ne comprend pas qu'une religion puisse exister dans ces conditions, c'est qu'il ne reconnaît pas de Dieu; le bouddhisme est une religion véritablement athée. Il y a, il est vrai, quelque chose qui, jusqu'à un certain point, corrige ce défaut, c'est la croyance, la conviction, la déclaration répétée constamment que toute mauvaise action est infailliblement punie, et toute bonne action infailliblement récompensée, et que, quoi qu'on fasse, du moment qu'une mauvaise action a été commise, il y aura un jour où elle sera punie, et que, quand une bonne action a été accomplie, il viendra un temps où elle sera récompensée. Cette sorte de fatalité implacable que les bouddhistes attachent aux conséquences des actions est comme une reconnaissance indirecte de l'action divine, et il est certain qu'elle a exercé une grande influence sur les esprits; car elle n'a pas été enseignée seulement d'une façon doctrinale et métaphysique, elle a été éclairée et expliquée par une foule de légendes, de récits qui ont frappé les imaginations et c'est là ce qui a favorisé la propagation du bouddhisme en même temps que cette largeur compréhensive qui ne tient pas compte des distinctions de naissance, de caste et d'origine, et que cette figure calme et placide du Bouddha répétée un nombre infini de fois la peinture et la sculpture.

par

J'ai essayé de vous expliquer de mon mieux les trois parties du bouddhisme; le Bouddha, sa doctrine et sa confrérie, c'est ce qu'on appelle, en langage bouddhique, les trois joyaux ou les trois refuges. Avant de terminer, je voudrais ajouter quelques mots sur un des pays où le bouddhisme domine, et je choisirai l'Indo-Chine, non seulement parce que cette Conférence a été faite sur l'initiative du président d'une société qui s'occupe d'études indo-chinoises, mais aussi parce que nous avons des éta

blissements dans ce pays bouddhique et qu'il est nécessaire de connaître, mieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici, le bouddhisme et les bouddhistes indo

chinois.

L'Indo-Chine a reçu la civilisation par deux courants, l'un venant du nord-est, qui est le courant chinois, et l'autre venant du nord-ouest, qui est le courant indien. Tout l'empire d'Annam est chinois, par son esprit, par sa langue et par toute sa culture intellectuelle et morale; la langue officielle, la langue savante est le chinois, la religion est le bouddhisme chinois : l'Annam en un mot est entièrement soumis à l'influence chinoise. Le Cambodge, Siam et la Birmanie sont au contraire sous l'influence indienne. Nos établissements de Cochinchine appartiennent à l'influence chinoise; mais le Cambodge, qui touche à nos possessions cochinchinoises, avec lequel les habitants de nos provinces ont des rapports constants et sur lequel la France exerce un protectorat, est soumis à l'influence indienne. Par conséquent, pour que nous puissions veiller à nos intérêts nationaux en Cochinchine, il est important que nous sachions nous rendre compte de l'influence indienne dans l'Indo-Chine.

Il serait trop long d'entrer dans les détails; il faut se borner à quelques exemples: ainsi la plupart des noms géographiques importants de l'Indo-Chine sont indiens; le nom de Cambodge est indien, les indigènes s'appellent Khmer, dans leur langue; la ville d'Ankor, si célèbre par ses monuments merveilleux, porte un nom qui est tout simplement le mot sanscrit retourné Nagara, qui veut dire «ville ». Les Siamois s'appellent Thay dans leur propre langue, mais le nom sous lequel nous les connaissons est sanscrit.

En Birmanie, des noms géographiques tels que ceux d'Iravady, d'Amarapoura et même celui de la capitale actuelle Mandalay, témoignent encore de cette influence indienne.

Et ce n'est pas seulement en géographie; dans tous les domaines, dans les sciences, la littérature, les langues, nous trouvons la trace de l'influence indienne, exercée non pas peut-être exclusivement, mais principalement par le bouddhisme, qui est la religion de toute l'Indo-Chine, de l'empire d'Annam, comme des autres contrées, mais qui dans ces dernières s'est manifesté sous sa forme purement indienne. La langue sacrée, la langue savante y est le pali, c'est-à-dire la langue que parlait probablement le Bouddha, et cette langue a pénétré dans le langage artificiel qu'on emploie en parlant aux grands et même dans le langage populaire.

Un des résultats les plus curieux et les plus intéressants auxquels on puisse arriver en étudiant les effets de l'influence indienne et bouddhique sur un pays si éloigné, et qui diffère tellement du nôtre, c'est de rencontrer des faits qui semblent le rapprocher de nous. Ainsi nous retrouvons dans l'Indo-Chine des fables, ces fables qui nous sont familières, et qui

ont servi à notre instruction première. Les enfants de l'Indo-Chine peuvent apprendre par cœur ou entendre raconter les fables que les nôtres apprennent dans La Fontaine; elles sont tirées des livres bouddhiques. Je vais vous en donner un exemple; mais préalablement il est nécessaire que je rappelle en peu de mots l'histoire de ces fables.

Au vi° siècle, un roi de Perse, de la dynastie Sassanide, Chosroès Nouchirvân, fit chercher dans l'Inde le recueil des fables de ce pays; il les fit traduire dans la langue qu'on parlait alors en Perse et qui n'était pas celle d'aujourd'hui. Cette traduction a péri, mais avant qu'elle eût disparu, une traduction au moins venait d'être faite en arabe; on en fit d'autres en persan, en turc, en grec, en latin, et dans différentes langues modernes. Du temps de La Fontaine, une de ces traductions avait été faite en français, et c'est de là que notre poète a tiré les différentes fables indiennes qu'il a mises en vers. Ces mêmes fables, qui se sont propagées de l'Inde jusque dans l'Occident, ont aussi pénétré dans l'Orient, elles ont été portées en Chine et sont venues dans l'Indo-Chine; peut-être le même recueil qui est arrivé dans l'Occident par suite de l'entreprise de Chosroès Nouchirvân a-t-il été porté dans l'Indo-Chine, mais il est certain que les fables y ont pénétré aussi par un autre canal. Le bouddhisme les y a introduites en leur donnant une forme spéciale, en leur faisant, pour ainsi dire, porter sa livrée; c'est là une chose intéressante et qui mérite d'être notée. Voici une de ces fables. Le roi Brahmadatta, dont il est question, est un personnage imaginaire, régnant dans un temps qui est, pour nous, celui où les bêtes parlaient. Le Bouddha, qui accomplissait alors une de ses existences antérieures, y est qualifié de Bodhisattva (futur Bouddha):

Autrefois, quand Brahmadatta exerçait la royauté à Bénarès, le Bodhisattva naquit dans une famille de ministre. Arrivé à l'âge d'homme, il eut la direction des affaires religieuses et politiques du roi. Or, ce roi était bayard; quand il parlait, personne ne trouvait à placer un mot. Le Bodhisattva avait le désir de réprimer ce bavardage et se creusait la tête pour trouver un moyen d'y parvenir.

Précisément à cette époque, dans un canton des pays neigeux (Himavat), il y avail une tortue qui résidait dans un étang. Deux jeunes oies, en quête de nourriture, obtinrent sa confiance. Quand cette confiance fut solidement établie, elles dirent à la tortue: Chère tortue, notre résidence habituelle est sur le flanc du mont Tchitra-Kouta, dans une grotte d'or, c'est un lieu plein de charmes. Veux-tu venir avec nous? Je le veux bien. Nous te transporterons, reprirent les oies, pourvu que tu saches tenir ta langue, es-tu capable de ne dire un mot à qui que ce soit? - Chères amies, je saurai la tenir, transportez-moi. — Bon! répliquèrent les oies, et faisant saisir aux dents par la tortue un bâton dont elles prirent elles-mêmes les deux bouts, elles s'élevèrent dans les airs. En voyant la tortue emportée par les oies, les villageois s'écriaient : Tiens! une tortue que deux oies transportent avec un bâton! La tortue voulait leur répondre : S'il plaît à mes compagnes de me transporter dans la cour du palais (du roi), que vous importe, méchants? A ce moment elle se trouvait au-dessus de la demeure royale; elle lâcha prise, tomba du haut des airs et se brisa en deux.

Un grand tumulte s'éleva; le roi prit le Bodhisattva avec lui et arriva accompagné de

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