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Toutes les montagnes de cette région renferment une immense quantité de mines de toute espèce. Les bords du Song-Coï, jusque dans l'intérieur du Yun-Nan, province montagneuse de la Chine occidentale qu'on pourrait comparer à l'Auvergne, mais avec des dimensions bien plus grandes, contiennent des mines d'or, d'argent, de charbon de terre et de fer, des mines de zinc, d'étain et d'antimoine. L'or se trouve dans une grande partie de ces montagnes, le cuivre y est commun et vient même affleurer les roches de la vallée moyenne du Song-Coï. Ainsi, lorsque le voyageur, naviguant sur le fleuve, pénètre dans ces longs défilés, dans ces labyrinthes boisés au milieu desquels il serpente et descend de gradin en gradin, de rapide en rapide, de cataracte en cataracte, entre des murailles de 150 à 1,700 mètres de hauteur, il voit apparaître sur ces rochers abruptes de nombreux affleurements de cuivre natif.

Ce pays est donc très riche; par conséquent l'industrie a dans le TongKing des ressources incroyables pour l'avenir. Tout s'y trouve le combus: tible sous la forme du charbon de terre pour faire marcher les bateaux à vapeur et les locomobiles utiles, et les métaux comme le fer tout prêts à être transformés en instruments avec lesquels on attaquera les gangues des métaux précieux. Ces richesses sont réunies sur le même terrain et au bord d'un fleuve navigable. Dans la saison des pluies, le Song-Coï porte des bateaux tirant près de 3 mètres d'eau; en toute saison il offre assez d'eau pour des embarcations qui en calent environ 2 mètres, jusqu'à la ville chinoise de Manh-Hao, dans le Yun-Nan.

Ce fleuve nous présente la seule, l'unique voie navigable qui mène de la mer au Thibet, dans la Chine occidentale et dans le nord de l'IndoChine.

Vous vous rappelez les efforts nombreux, répétés, multipliés, que les Anglais ont faits pour s'ouvrir une route depuis l'Inde jusque dans ces pays. Ils savaient qu'il y a là des mines précieuses, un marché de soie inépuisable, une population dense, considérable, qui n'attend que le commerçant pour échanger les produits de sa province contre ceux de l'Europe. Ils ont deviné cela depuis longtemps, et alors ils ont fait de nombreuses tentatives pour pénétrer dans ces régions. Ils n'ont pas réussi. Ils ont d'abord tenté la voie du Brahmapoutra. Vous savez que ce fleuve décrit une vaste circonvolution en enfermant l'Himalaya oriental dans une longue presqu'île, puis descend mêler ses eaux avec celles du Gange à travers l'immense delta de ce fleuve. Eh bien! ils ont remonté la vallée du Brahmapoutra, mais sont venus se briser, s'aplatir, permettez-moi l'expression, contre la muraille verticale qui ferme toute la rive orientale du fleuve, et ils se sont arrêtés stupéfaits devant ces montagnes grandioses aux crêtes neigeuses, aux pics de glace, aux parois infranchissables. Il leur a donc fallu battre en retraite et abandonner cette route. Ils se sont

alors rejetés plus bas, au Sud-Est, sur la vallée de l'Iraouaddy. En prévision des événements futurs, et en gens pratiques, les Anglais se sont emparés de tout le littoral riche, fécond et peuplé de la Birmanie. C'est pour eux une condition importante; car il ne s'agit pas seulement d'aller occuper un marché de matières premières, mais de trouver des populations auxquelles on puisse les rapporter manufacturées pour les leur vendre.

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Ne blâmons donc pas l'Angleterre de ces acquisitions, puisque avec ses marchandises elle importe la civilisation. Donc les Anglais se sont emparés des bouches de l'Iraouaddy, et ils ont remonté le cours de ce fleuve. Dans sa partie moyenne se trouve une ville importante, elle l'était davantage autrefois, c'est Bamo, située dans un magnifique bassin à l'ouest et au pied de la chaîne qui le sépare de la vallée du Me-cong. Il existe là une route fréquentée depuis des siècles par les Chinois qui apportaient dans cette ville, à dos d'éléphant ou de mulet, les denrées de l'intérieur de la Chine et du Thibet pour les échanger contre celles de la Birmanie. Mais l'insurrection des Taïpings, qui a transformé en déserts des pays naguère couverts de populations considérables, a apporté la misère à la place de la richesse, la stérilité dans les lieux les plus fertiles. Cette révolution ou plutôt cette guerre, qui a duré environ seize ans, a intercepté les communications et les routes se sont détériorées. Cependant celle qui nous occupe est chaussée et parfaitement tracée. Le premier qui l'ait explorée est un missionnaire français, Mr Bigandet, vicaire apostolique de Birmanie. C'est lui qui le premier se rendit en 1864 à Bamo pour tenter de pénétrer dans le Yun-Nan. Il s'est avancé jusqu'à une quarantaine de kilomètres à l'Est, et a reconnu qu'elle traverse trois cols ou vallées profondes coupant trois chaînes parallèles, et qu'elle était praticable pour les chevaux, les mulets et les bœufs. Mais les sauvages et les instructions secrètes de la cour de Mendaleh l'arrêtèrent à trois journées de la frontière chinoise. Il fut obligé de revenir sur ses pas, toutefois après avoir constaté que cette route est peuplée, bordée de nombreux villages que les vallées de ces différentes chaînes sont fertiles, remplies d'une population semi-sauvage assez dense.

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Après M Bigandet, des voyageurs anglais ont tenté d'explorer cette route; mais leurs tentatives n'ont abouti qu'à des insuccès. La dernière s'est terminée par une catastrophe: M. Margary a été assassiné à Momein par les Chinois. Il est du reste facile de comprendre que ces peuples se soucient fort peu de laisser pénétrer les Européens dans l'intérieur de leur pays. Ils savent que les Hindous, pour avoir accepté l'établissement des premiers comptoirs européens, sont devenus les sujets de S. M. l'Impératrice des Indes; ils savent ce qu'il est advenu de la région maritime de la Birmanie, qui forme la Birmanie anglaise, c'est-à-dire une dépen

dance de l'empire britannique des Indes; ils savent que, partout où l'Européen prend pied pour établir ses factoreries et ses comptoirs, il finit par s'emparer du Par conséquent il ne faut pas s'étonner de ce que les populations résistent à cet envahissement, et suscitent toute sorte d'obstacles aux voyageurs européens.

pays.

La route de la Chine occidentale a donc été cherchée par les Anglais du côté de l'Occident, par l'Iraouaddy et le Brahmapoutra; et au Sud dans la vallée de Me-kong par les Français. Mais dans ces derniers temps, un de nos compatriotes qui résidait en Chine, après avoir étudié la question dans ce pays dont il connait parfaitement la langue, les usages et les coutumes, conçut le projet d'ouvrir cette route par un autre côté: je veux parler de l'expédition de M. Dupuis.

Les Chinois, depuis des siècles, remontent le Song-Coï. Ceux de Canton particulièrement sont de hardis commerçants. Or, rien de plus industrieux, de plus actif que le peuple chinois; il envahit pacifiquement tous les pays voisins par sa seule force d'expansion; par sa puissance colonisatrice, il pullule épouvantablement. Le Chinois va s'établir sur un petit coin de terre, sur une bande de sable qui vient d'être formée dans la dernière inondation, il y jette quelques poignées de riz, il y plante quelques racines, y construit une case avec quelques tiges de bambou et des feuilles; il est heureux, c'est le commencement de sa fortune. Il cultive son banc de sable et, chaque année, l'alluvion s'exhausse et se couvre d'habitations. Ainsi la basse Cochinchine, le Cambodge et beaucoup d'autres pays sont envahis chaque jour. En ce moment il est en train de s'emparer de la Californie. Lorsque le Chinois a un peu d'argent, il lui faut une femme, une compagne, un coadjuteur pour l'aider à travailler; et puis au bout de quelques années, vous êtes très étonné de le voir devenu millionnaire. C'est ainsi qu'à Saïgon nous voyons des Chinois arrivés avec leurs deux bras pour toute fortune et aujourd'hui devenus grands potentats du commerce; ils ont des millions. Ce sont eux seuls qui ont forcé les maisons françaises à fermer. Seuls ils peuvent lutter avec les maisons allemandes qui ont pu survivre aux nôtres; chose curieuse! les Chinois et les Allemands, voilà les seuls maîtres du commerce de notre possession indo-chinoise.

Pardonnez-moi, Messieurs, cette digression sur les Chinois; mais il y a tant de choses à dire à l'occasion du Tong-King qu'une échappée est permise et même nécessaire sur tel ou tel point. (Applaudissements.)

Ce Français dont je vous parlais, nous avons l'honneur de le posséder au milieu de nous; c'est M. Dupuis, qui siège au bureau. (Nouveaux applaudissements.)

M. Dupuis conçut le projet d'ouvrir au commerce français les grands marchés de la Chine occidentale, qui, je le répète, sont des marchés de

soieries, de thé et d'industrie métallurgique. Je passe sous silence d'autres produits qu'il serait trop long d'énumérer.

L'insurrection des Taïpings étant vaincue par les Chinois, les généraux du Céleste-Empire en avaient refoulé les derniers débris sur le Tong-King. Ces bandes descendirent sur le Song-Coï et, sous le nom de Pavillons noirs et de Pavillons jaunes, vinrent camper en vue de Ha-Noi, la capitale; ce qui donna de vives appréhensions aux gouverneurs annamites. Or, en ce moment, M. Dupuis traitait avec les généraux ou avec les représentants du gouvernement chinois qui avait besoin d'armes perfectionnées pour vaincre les mahométans révoltés de la province de Yun-Nan. Le maréchal Ma et quelques généraux chinois assiégeaient ceux-ci dans la ville de Tali où ils s'étaient retranchés. Il fallait donc donner aux troupes chinoises des armes perfectionnées pour réduire ces musulmans désespérés. M. Dupuis prit l'engagement d'apporter aux mandarins avec lesquels il traitait un certain nombre de fusils, de canons perfectionnés, et autres engins modernes nécessaires pour venir à bout de l'insurrection.

Ne pouvant pas descendre du Yun-Nan à Hong-Kong par la voie du Song-Coi, M. Dupuis examina la situation et dut en faire la première reconnaissance par terre. Parti de la ville de Han-Keou sur le Yang-tseKiang, il eut à traverser à pied toutes les provinces montagneuses de la Chine occidentale, alors en pleine révolution, en rencontrant à chaque instant des obstacles de toute nature. Il eut à franchir des montagnes remplies de bêtes féroces, coupées de précipices et pleines de brigands qui l'attendaient au passage. Il était bien accompagné par une escorte que lui avait donnée le général chinois, mais cette escorte devait lui attirer l'inimitié des révoltés. Il fit 8,500 kilomètres de cette manière et atteignit la ville chinoise de Man-Hao, située sur le Song-Coï. De là il descendit le fleuve et constata qu'il était facilement navigable jusqu'à la mer. Il n'avait plus qu'à aller à Hong-Kong ou Macao afin d'y traiter avec des maisons industrielles de sa fourniture d'armes et à les apporter dans le YunNan; c'est ce qu'il fit. Il fréta trois bateaux à vapeur et deux navires à voiles et remonta le Song-Coï, en brisant toutes les difficultés, jusqu'à Man-Hao. Mais des événements tout à fait imprévus furent cause de retards qui lui firent manquer complètement sa fourniture. La révolte de l'intérieur du Tong-King, la campagne entreprise par notre infortuné compatriote et ami Garnier, venu pour soutenir l'honneur du pavillon français dans ces contrées, mais qui fut désavoué après avoir payé de son sang la gloire et les conquêtes qu'il nous a léguées; tous ces événements arrêtèrent M. Dupuis dans le delta, et pendant ce temps l'armée chinoise prenait les villes de Taly et de Yun-Nan, le pays était pacifié; ses fournitures, ses cinq navires et la solde des deux cents hommes qui composaient leurs équipages lui restèrent pour compte.

Alors M. Dupuis explora le fleuve du Tong-King et prouva ses assertions par des faits. Il remonta le Song-Coï avec un bateau à vapeur jusqu'à Man-Hao. Il reconnut qu'au dessus de cette localité le fleuve n'est plus navigable que pour des pirogues d'une certaine dimension jusque dans l'intérieur du Yun-Nan. Ce fleuve est donc une porte ouverte pour le commerce étranger et pour l'industrie de la Chine occidentale.

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Cependant les Chinois étaient depuis longtemps établis à Man-Hao: ils faisaient un commerce considérable. Avant l'arrivée des Pavillons noirs et des Pavillons jaunes, la douane de cette ville rapportait environ 5,400,000 francs par an.

Les Hekis ou Pavillons noirs, poussés par les troupes chinoises, s'étaient établis sur les bords du Tay-Binh et du Song-Coï. Ils remontèrent insensiblement ces fleuves et vinrent s'échelonner sur leurs bords. De là ils s'avancèrent jusqu'à Man-Hao et exterminèrent la population chinoise. C'était tuer la poule aux œufs d'or. Pendant ce temps là les Pavillons jaunes s'établissaient plus bas, à Tuyen-Kouang, sur les bords de la rivière Claire ou Tsim-Ho, affluent nord-est du Song-Coï; par conséquent ils restaient maîtres du cours moyen du fleuve. Il fallait pourtant que les deux larrons finissent par s'entendre; les Pavillons noirs tenaient la douane, mais ils ne possédaient pas le cours inférieur du fleuve; ils avaient la bourse, mais elle devenait inutile; il n'y avait rien dedans. Ils s'entendirent pour partager le produit de la douane de Man-Hao. Mais cette douane ne rapportait presque plus rien; les Chinois ayant été massacrés, elle resta vide ou à peu près. Son rapport était descendu à 145,000 francs, ce qui fait une différence assez notable!

Les Pavillons noirs dirent: Après tout, c'est nous qui tenons la douane, c'est à nous qu'appartient l'argent. En conséquence, ils ne voulurent plus partager avec leurs camarades, de telle sorte qu'il y eut entre eux une sorte de scission, de division, de guerre. Alors les Pavillons noirs vinrent prendre du service chez les Annamites, qui furent très heureux de les avoir pour les lancer sur les chrétiens et sur les Français, afin de s'excuser en disant Ce sont les brigands, les rebelles de la Chine qui ont commis ces atrocités, mais ce n'est pas nous. Or, les agents annamites leur avaient donné l'ordre d'exterminer tous ceux qui leur tomberaient sous la main.

Les Annamites les prirent donc à leur solde. Alors avait lieu l'expédition de M. Garnier, lieutenant de vaisseau, qui avait été le second du regretté commandant de Lagrée, chef de l'expédition du Me-Kong.

M. Garnier ayant constaté l'impossibilité de remonter ce fleuve à cause de ses nombreuses cataractes, avait conçu également le projet de reconnaître la voie du Song-Coï pour arriver dans le Yun-Nan. En effet, favorisé par le gouvernement de la Cochinchine française, il fut envoyé au

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