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Tong-King avec environ 150 hommes. Il y fit de véritables prouesses; accompagné de quelques hommes, il prit d'assaut des places fortes, et aidé par M. Dupuis, dont il avait requis les navires et le personnel, et qui payait lui-même de sa personne à la tête d'une centaine de Chinois, il fit la conquête de tout le delta en quelques semaines. Devant cette poignée d'hommes, les villes ouvrirent leurs portes; des garnisons considérables se rendirent. Ainsi, je ne citerai qu'un fait entre cent; il a été accompli par un enseigne de vaisseau, M. Hautefeuille, je crois c'est la prise de la ville de Hong-Hien, située dans le delta, sur la branche du fleuve appelée Ba-lat, où jadis se trouvaient les factoreries européennes fondées il y a deux cent soixante ans.

Ainsi que toutes les villes fortes de l'Annam, cette place avait été fortifiée à la Vauban par les officiers français amenés à l'empereur Gialong en 1787, par le vicaire apostolique de la Cochinchine, MS Pigneau, évêque d'Adran. M. Hautefeuille arriva sur l'Espingole, petite canonnière montée par sept hommes. En touchant au rivage, la chaudière éclate. Quelle position critique! Il faut payer de sang-froid et d'audace, sous peine de mort. Il débarque avec ses sept hommes, se met à leur tête et arrive à la citadelle. Il y pénètre et somme les mandarins de se rendre. ။ y avait là une garnison considérable. Pendant ce temps un matelot muni de clous et d'un marteau faisait le tour des fortifications et enclouait tous les canons. Une fois cette opération achevée, il revient vers son chef. Alors le lieutenant Hautefeuille ordonne à ses hommes de mettre en joue les mandarins effrayés, et il leur crie : «Rendez-vous, ou je commande le feu. Les mandarins ne trouvèrent rien de mieux que d'obéir, et ainsi fut prise une citadelle armée de 60 canons.

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Voilà comment se rendirent toutes les places fortes du Tong-King; il suffit de quatre ou cinq hommes pour s'emparer de citadelles et de villes de 30 ou 40,000 âmes, et de la ville de Ha-Noï, qui a 120,000 habitants. Au rapport de M. Dupuis, les fortifications de cette capitale appartiennent à différents systèmes de défense.

Chacune des cinq portes de cette ville est fortifiée par une demi-lune; M. Garnier, à la tête de 150 hommes, a attaqué l'une d'elles, l'a enfoncée et a pris la capitale en quelques heures.

Voilà, Messieurs, des faits qui indiquent ce qu'on peut faire dans ce pays, avec le prestige européen; ces faits témoignent qu'avec de la force, de la persévérance, de l'énergie, du courage, et quelques hommes déterminés et intelligents, un bon officier peut arriver à introduire la civilisation dans ces contrées.

M. Garnier, ayant pris Ha-Noi, se vit un jour attaqué par les Pavillons noirs, qui étaient secrètement à la solde du gouvernement annamite. Entraîné par son ardeur et par l'habitude du succès, il partit d'un côté avec

3 ou 4 matelots, tandis que l'enseigne de vaisseau Balny allait de l'autre pour les cerner. C'était une embuscade dans laquelle on cherchait à attirer le chef de l'expédition. Garnier tomba dans un fossé, et les Pavillons noirs, embusqués sous les broussailles voisines de ce fossé, le percèrent à coups de lance avant que ses hommes fussent arrivés pour se faire tuer; Balny eut le même sort. Ainsi donc ces deux vaillants Français, ces hommes intelligents qui avaient conçu le projet de donner à la France une colonie destinée à devenir l'entrepôt du commerce de la Chine occidentale, tombèrent victimes de leur courage et de leur patriotisme.

Dès ce jour leur expédition fut désavouée. Les mandarins de Hué, excessivement habiles comme le sont tous les Orientaux, sachant parfaitement qu'il fallait dissimuler pour arriver à leurs fins, connaissant bien en outre le fond de droiture du caractère français qui, malgré toutes les duplicités de la diplomatie, reste toujours assez loyal, les mandarins, dis-je, saisirent cette occasion pour traiter avec nos agents; ce fut alors une vraie déroute, une véritable ruine, une fuite sur toute la ligne jusqu'à Haï-Phuong.

Haï-Phuong est un port de mer situé à l'embouchure du Taï-Bing. Là M. Dupuis fut obligé de reprendre ses navires, de rembarquer ses hommes; il lui fut défendu de remonter le fleuve et de continuer ses opérations vers l'Ouest. Ce fut pour lui la ruine complète; il resta là immobilisé par l'ordre des agents français, avec un personnel de 200 hommes qu'il fallait payer, 5 navires qui se détérioraient et toute une cargaison d'armes et de munitions restée pour compte. Pendant ce temps-là sa maison d'Ha-Noï était pillée, et les notes précieuses qu'il avait recueillies sur les pays des Muongs disparaissaient. Ce fut, je le rèpète, une ruine totale.

A cette époque, le Tong-King était désolé par la révolte des lettrés et par celle des partisans de la dynastie Lé, qui a régné sur le Tong-King pendant plusieurs siècles, jusqu'au milieu du siècle dernier, époque à laquelle elle fut chassée par les Tayson. D'un autre côté, les Annamites voulant expulser les Européens de leur territoire, le pays était mis à feu et à sang. L'hésitation de nos agents donna le temps à des désastres irréparables de se produire. Tout cela se traduisit par le massacre de 20,000 chrétiens, l'incendie de trois cents villages, la dispersion violente de 70,000 autres chrétiens, l'anéantissement de tout ce que nous avions fait, la perte de toutes nos espérances. Tel fut le résultat positif de toutes ces belles choses accomplies par nos compatriotes, de tous les efforts gigantesques de nos missionnaires qui, depuis trois cents ans, font aimer et respecter le nom français dans ce pays. Ils virent la persécution et la mort venir balayer, ravager toute la population qu'ils avaient réunie autour d'eux au prix de tant de sacrifices, et qui s'était laissé séduire par l'espérance d'une protection plus efficace.

Cela est triste, mais enfin devons-nous espérer que l'avenir réparera tous ces malheurs?

Je vous ai parlé tout à l'heure d'une ville appelée Cua-Cuam; elle est située à l'embouchure de l'artère principale du Tay-Binh.

D'après le traité de 1874, cette ville possède aujourd'hui un consul français, et par conséquent nous y avons déjà un pied. On l'a choisie pour y installer un consulat, parce qu'elle est située sur la seule branche du fleuve accessible aux navires de guerre. C'est par elle que M. Dupuis put remonter le Song-Coï malgré les Annamites. Il avait été mis en quarantaine et maintenu en suspicion par nos agents; mais malgré cela il entreprit de remonter ce fleuve, et, pour ainsi dire, au nez et à la barbe des mandarins désappointés.

Doué de ce caractère énergique des hommes qui veulent arriver à leur but et animé par ce patriotisme ardent qui l'a toujours inspiré, il parvint à remonter le fleuve. Par le Tay-Binh, il croyait trouver un canal qu'on lui avait indiqué comme reliant ce fleuve avec le Song-Coï, à quelque distance au-dessus d'Ha-Noï; mais il ne rencontra qu'une tranchée qui n'était pas terminée, sans issue, et dans laquelle il n'y avait pas assez d'eau. Alors il redescendit le Tay-Binh pour traverser le canal Song-Chi. qui unit les deux fleuves, et passa par derrière la capitale sans que les autorités annamites s'en fussent aperçues à temps.

Ainsi, malgré toute la malveillance qu'il ne devait pas trouver en certains hommes, M. Dupuis prouva qu'avec un navire à vapeur on pouvait remonter le Song-Coï et que ce fleuve était navigable jusqu'à ManHao, dans l'intérieur du Yun-Nan.

Non loin des bords du Song-Coï se trouve la ville chinoise très importante de Lin-Ngan-Fou, ville industrielle, dont le territoire est riche en mines de toute sorte. Une grande route la met en communication avec les centres principaux et la capitale de cette immense province.

Je dois vous dire ici que les provinces chinoises ne sont pas ce qu'on pourrait penser. Chacune d'elles représente, comme étendue, plusieurs de nos départements; elle est gouvernée par un intendant général et renferme un certain nombre de préfectures. Certaines de ces provinces sont aussi grandes que la France.

Dernièrement, un autre Français, M. de Kerkaradeć, consul de France à Ha-Noï, qui devait aujourd'hui nous honorer de sa présence, a fait le même voyage. Il a remonté également le Song-Coï jusqu'à Man-Hao et a confirmé la véracité de tous les faits allégués par M. Dupuis, faits qui avaient été mis en doute par quelques-uns de ceux qui n'y étaient pas allés. Il en est toujours ainsi; les voyageurs sont contredits par des gens qui n'ont pas quitté leur pays. Ce sont ceux-là qui ont contesté les allégations de M. Dupuis; c'est d'eux que sont venues les controverses sur

les faits les plus simples et les plus évidents; on ne s'est

pas contenté de le contredire, d'accumuler autour de lui des difficultés de toute sorte; on a été jusqu'à qualifier M. Dupuis de pirate, de brigand, d'écumeur de mer! Voilà, Messieurs, la récompense qui a été accordée à Dupuis et à Garnier.

On sait donc aujourd'hui à quoi s'en tenir sur ce point. Il n'y a plus à discuter avec M. Dupuis; ses contradicteurs sont confondus et refutés, mais ils persistent toujours à croire qu'il ne trouvera pas de juges pour lui rendre justice.

Disons un mot maintenant du massif montagneux de l'ouest du Tongking. C'est le pays des Me-Congs ou des Muongs, ou bien des Xas, noms qui désignent un seul et même peuple. Ces populations, quoique jouissant d'un certain degré de civilisation, sont généralement regardées comme sauvages.

Au-dessus de la ville de Song-Tay débouche une rivière que l'on appelle Tsin-Ho, rivière Claire; elle vient du Nord-Ouest et sépare le Tong-King du Yun-Nan. La région montagneuse dont elle descend est habitée par des tribus formant un royaume. Voici en effet ce qui est arrivé. Tout ce massif sauvage a été conquis par la dynastie des Lés, qui gouvernait encore le Tong-King au milieu du xvII siècle. Or, à cette époque, surgit dans l'Annam le parti des Tay-Son, qui représentait les les anciens Chams ou Ciampois. Les Tay-Son chassèrent les Annamites de l'empire et s'emparèrent de tout le pays, depuis les bouches du Mekong jusqu'aux frontières de la Chine. Gialong, le dernier rejeton des Nguyen, fut obligé d'aller se réfugier au Cambodge et à Siam.

Ce prince, poursuivi de tous côtés, contraint de chercher un asile, le trouva auprès d'un évêque français, Ms Pigneau, évêque d'Adran, qui, persécuté lui-même, s'était réfugié dans une petite île du golfe de Siam nommée Poulo-Panjam. Il partagea la misère du vicaire apostolique de la Cochinchine, auquel il confia son fils aîné, âgé de six ans, et qui sauva de la mort le fils des bourreaux de ses missionnaires et de ses chrétiens. Ce prélat vint à Paris conclure, au nom de Gialong, un traité avec le gouvernement de Louis XVI, et ramena des officiers à l'aide desquels ce prince put reconquérir son royaume et le Tong-King. En 1802, Gialong avait achevé son œuvre; comme ses prédécesseurs, il reconnut la suzeraineté de l'empereur de Chine, mais il ne reprit pas le territoire des tribus montagnardes du Tong-King. Celles-ci restèrent indépendantes, absolument en dehors de l'influence annamite; cependant elles n'avaient jamais été que nominalement sous la dépendance des rois Lés. Alors ces

tribus continuèrent à s'administrer elles-mêmes, et ne conclurent de traité de vassalité avec le gouvernement annamite que lorsque leurs intérêts les engagèrent à réclamer sa protection afin de se défendre contre d'autres oppresseurs plus forts.

Ces tribus sont très nombreuses, et, chose singulière, possèdent un chef qu'elles considèrent comme leur empereur. Or, d'après une tradition que nous retrouvons chez tous les peuples de l'Indo-Chine, chez les Cariens de la Birmanie, chez tous les Laotiens, toutes les populations actuellement sauvages ou qui passent pour telles, du massif montagneux de l'Indo-Chine et même de tout le massif du Thibet oriental et des provinces chinoises du Yun-Nan, du Kouei-Tcheou et du Su-Tchuen formaient, paraît-il, à une époque assez reculée, un immense empire comprenant tout le pays qui s'étend depuis la chaîne des Kouen-Lin au Nord, jusqu'à l'extrémité de la presqu'île de Malacca.

Eh bien! ces peuples, que nous connaissons peu, et seulement d'après les récits de certains de nos missionnaires, forment encore aujourd'hui une masse évaluée à 38 millions d'âmes, ce qui est un chiffre assez respectable, puisqu'il est l'équivalent de la population de la France. Or, dans la contrée située au nord du Song-Coï, se trouve l'héritier de la dynastie qui régna sur les tribus Muongs, et, pour ne pas rompre avec les traditions de ses ancêtres, il réside dans la localité de Shui-Tien, sous le nom de Teou-Cé. C'est là qu'il tient sa cour et où les grands, les seigneurs, les chefs l'environnent aux jours de réception et de gala, revêtus de costumes somptueux d'une très-grande richesse. C'est dans cette locaque se rendent les députés de tous ces peuples pour peuples pour lui apporter le tribut de leurs hommages en lui offrant des présents. Il y a donc, au milieu de ces populations des massifs montagneux, une série de faits très curieux à observer.

lité

Dans le massif qui sépare le Song-Coï de la province chinoise du YunNan et du bassin du Me-Kong, coule, de l'autre côté du fleuve, la rivière Noire, He-Ho, qui descend parallèlement à lui et vient confluer sur sa rive méridionale, à quelques kilomètres à l'ouest de la préfecture de Son-Thay.

Cette rivière Noire, ainsi que le Song-Coï, coule dans un étranglement montagneux. On rencontre dans son bassin une longue série de belles vallées boisées, fort riches, habitées et parcourues par des troupes d'éléphants dont le nombre s'élève quelquefois jusqu'à cent. Ces vallées sont peuplées par d'autres tribus Muongs qui possèdent un certain degré de civilisation, et font partie des populations du massif montagneux qui vient tomber sur le Me-Kong. Or, en ligne directe, ce fleuve n'est qu'à 45 lieues du Song-Coï.

M. Harmand, venant du Cambodge, avait envoyé un messager porter une lettre à la première paroisse chrétienne qu'il rencontrerait de ce côté. Ce messager mit douze jours pour faire le voyage; mais il faut songer que dans les montagnes on marche rarement droit devant soi, et que, pour faire dix lieues, il est parfois nécessaire d'en faire quarante ou cinquante, à cause des circuits indispensables d'un terrain accidenté. C'est

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