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PALAIS DU TROCADÉRO. 17 AOÛT 1878.

CONFÉRENCE

SUR

LA DÉCORATION THÉÂTRALE,

PAR M. FRANCISQUE SARCEY.

Au grand regret de la Direction de la publication des Congrès et Conférences de l'Exposition universelle de 1878, l'auteur de cette excellente conférence n'a pas remis au Secrétariat le manuscrit de la sténographie qui lui avait été soumis pour revision.

(Note de la Direction.)

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M. BOUILHET, vice-président de l'Union centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie.

MM. FALIZE, bijoutier;

FANNIÈRE, orfèvre;

Assesseurs :

SENSIER, secrétaire de l'Union centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie.

La séance est ouverte à 2 heures un quart.

M. BOUILHET, président. Messieurs, une société s'est formée en France dans le but d'organiser un grand musée analogue à celui de Kensington, en Angleterre; c'est une entreprise qui intéresse au plus haut point l'industrie de notre pays. Nous avons prié M. Ménard, dont la compétence dans les questions d'art est bien connue, de vouloir bien nous prêter son concours. M. René Ménard a la parole.

M. René MENARD:

Mesdames, Messieurs,

Une société vient de se constituer pour former en France un musée qui prendra le titre de Musée des arts décoratifs. Quel but se propose cette Société? Comment s'est-elle constituée? Et comment pense-t-elle orga

niser cet établissement qu'elle va fonder? Telles sont les questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre.

L'industrie participe à la fois de la science et de l'art; la science lui enseigne les procédés de fabrication; l'art lui inspire le goût qui doit présider à la forme et au décor des objets. Sans le concours de la science, une pendule ne nous dirait pas l'heure; sans le concours de l'art, elle serait laide à regarder et ne meublerait pas notre appartement. L'industrie touche donc à la fois à la science et à l'art, mais sans se confondre absolument ni avec l'une ni avec l'autre, parce qu'elle répond à des besoins différents.

La science cherche à découvrir les lois de la nature; l'art cherche à en exprimer les beautés; l'industrie, qui n'a que des applications, demeure à peu près forcément dans le domaine de l'utile, et même se préoccupe avant tout de nos besoins journaliers. Un meuble, si beau qu'il puisse être d'ailleurs, s'il n'est pas conforme à sa destination, déroge donc, par cela seul, à la première loi de l'industrie; nous pouvons l'apprécier comme objet de curiosité, mais il cesse d'être à nos yeux un meuble, parce qu'il ne rend pas le service que nous lui demandons.

Pour que l'industrie puisse bénéficier de la science, on a fondé le Conservatoire des Arts et Métiers; la science pure avait déjà ses collections, mais on n'a pas jugé que cela fût suffisant et l'on a pensé avec raison qu'un ouvrier, qu'un fabricant pouvait utiliser dans son travail les recherches faites par des savants à un tout autre point de vue. Sous le rapport de l'art, l'industrie a été moins bien partagée; nous avons, il est vrai, d'admirables musées, mais ils sont tous constitués au point de vue de l'art pur ou de l'archéologie, et sans aucun souci des besoins pratiques des ouvriers ou des fabricants. Cette préférence exclusive accordée à l'élément scientifique a déjà porté ses fruits et montré ses résultats; nous pouvons, sans aucune réserve, admirer les produits de notre industrie, quand nous les considérons sous le rapport de la fabrication, des procédés techniques ou de l'habileté pratique; mais si nous voulons les examiner au point de vue de l'art, nous sommes obligés de mettre à notre admiration certaines restrictions.

A toutes les époques de notre histoire, je trouve un style qui est comme la marque et le caractère d'un temps; le siècle où nous vivons semble, au contraire, sauf bien entendu quelques brillantes exceptions, avoir perdu un peu cet esprit créateur et vouloir s'en tenir à des imitations d'ouvrages du passé. Si je consulte le catalogue de l'Exposition, à l'article du mobilier, par exemple, je suis frappé de voir ces perpétuelles répétitions des mêmes termes : une armoire Henri II, un lit Louis XV, un fauteuil Louis XIV, un bureau Louis XVI; et quand j'examine les produits exposés, je trouve qu'ils répondent rigoureusement à l'étiquette qui leur a été donnée.

Cette imitation systématique est particulière à l'industrie, et vous ne trouverez rien de pareil dans la section des Beaux-Arts. On peut ne pas aimer, ne pas approuver les tendances où s'engagent quelquefois nos artistes, mais on ne peut pas nier que nos peintres et nos sculpteurs donnent une note qui appartient vraiment à notre temps, car il ne serait pas possible d'étiqueter les tableaux et les statues avec la date d'un siècle ou le nom d'un roi.

Pourquoi cette différence entre deux ordres de produits qui devraient toujours, à ce qu'il semble, marcher parallèlement? C'est que les Beaux-Arts ont un musée qui sert de guide aux jeunes artistes, dans lequel ils développent en eux l'esprit de comparaison. Ils ne se laissent plus entrainer ensuite à l'imitation servile. L'industrie autrefois avait aussi ses collections; les chefs-d'œuvre de la maîtrise, précieusement conservés par les corporations, étaient des modèles qu'elles consultaient continuellement et qui ne les trompaient jamais.

Ces modèles ont été dispersés. Depuis ce temps, l'industrie est comme un navire sans boussole. N'ayant plus de guide pour la diriger, et étant encore trop artiste pour vouloir affronter la bizarrerie ou la laideur, elle évoque dans sa mémoire des souvenirs mal classés; elle passe, sans raison apparente, d'un style à un autre, et elle déploie un admirable talent au service d'une inspiration qui souvent semble piétiner sur place et ne plus connaître d'horizons nouveaux. C'est que l'originalité n'est pas, comme on l'a souvent dit à tort, un fruit qui croît spontanément et sans culture; l'originalité naît de la comparaison, et un artiste qui n'a pas la tête suffisamment meublée se heurte nécessairement à deux écueils qui se dressent devant lui comme Charybde et Scylla: l'imitation servile ou la laideur.

L'imitation servile est presque toujours le résultat d'une éducation artistique insuffisante; le producteur qui a vu un chef-d'œuvre, qui s'en est imprégné, et dont l'esprit n'est pas continuellement sollicité par des souvenirs qui lui présentent d'autres directions, est comme rivé à une imitation forcée. Il imite d'une manière inconsciente, et quand il croit créer, il ne fait en réalité que démarquer le linge d'autrui. Quant à celui qui croirait pouvoir s'abstenir entièrement de regarder ce qui se fait au dehors et se renfermer toujours dans sa propre pensée, il courrait grand risque de n'y rien trouver du tout, attendu que l'inspiration s'appuie sur le savoir, mais ne le remplace jamais. (Applaudissements.)

Si donc l'industrie nous semble inférieure aux beaux-arts sous le rapport de l'invention, ce n'est pas parce qu'elle fait moins d'efforts, mais parce qu'elle ne trouve pas autour d'elle d'institution qui vienne seconder ses efforts. Quand un artisan veut se rendre compte de l'art contemporain, il va au musée du Luxembourg; il y voit des tableaux, des statues, mais il n'y voit rien qui se rattache directement à sa profession. Il est vrai que

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