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tous les dix ans on lui montre, sous le titre d'Exposition universelle, une énorme quantité de produits, mais c'est à la fois trop et trop peu pour son instruction; c'est trop parce que le bon coudoie le mauvais, parce que l'ivraie y croît à côté du bon grain et qu'un goût vicieux y trouve son aliment tout autant qu'un goût épuré; c'est trop peu parce que, en dix ans, un apprenti a le temps de devenir un ouvrier et que, pendant ce long espace de temps, il n'a aucun guide. Le Musée des arts décoratifs aura pour premier effet de combler cette lacune.

C'est surtout à l'enseignement de la jeunesse qu'il peut rendre de très grands et très importants services, non seulement en prêtant à nos écoles de dessin des modèles choisis, qui trop souvent leur font défaut, mais encore en imprimant à toutes les études une direction à la fois plus rationnelle et plus artistique.

Le Musée des arts décoratifs se composera naturellement d'objets d'art que pourront continuellement étudier ces jeunes gens. Remarquez que, dans notre société moderne, la jeunesse qui se consacre à l'industrie est la moins bien partagée sous le rapport des facilités offertes à l'étude; elle n'a rien gagné, elle, aux innovations qui se sont produites dans nos mœurs depuis un siècle; bien au contraire, elle y a perdu. Autrefois l'enseignement se faisait uniquement par l'apprentissage pratique; le maître était à la fois un praticien et un artiste qui possédait à fond toutes les parties de son état; il le transmettait à ses élèves en échange d'un nombre déterminé d'années pendant lesquelles l'élève consacrait son travail à son maître. Ce système, qui a produit tant de chefs-d'œuvre dans l'antiquité, pendant le moyen âge, à l'époque de la renaissance, au xvir et au xvII° siècle, n'est plus possible aujourd'hui; il n'est plus possible depuis que la division du travail a été introduite dans nos manufactures.

La division du travail, qui, au point de vue de l'économie du prix de revient, offre de si grands avantages, a étě, au point de vue de l'art, une plaie pire que les plaies d'Égypte. Aujourd'hui un objet fabriqué ressort de vingt professions différentes, et, quand on croit faire apprendre un état à un enfant, il n'apprend en réalité que la vingtième partie de cet état; il n'en connaît pas du tout les autres côtés. Comment alors pourraitil calculer les rapports qui constituent un ensemble et établir une harmonie sans laquelle il n'y a pas d'art possible? Pour obvier à cet inconvénient, qui est extrêmement grave, on a multiplié les écoles de dessin; l'enfant va tous les matins à l'atelier recevoir un enseignement pratique, puis le soir il va à l'école de dessin recevoir les premières notions de l'art; mais ces deux études, qui devraient être absolument soudées ensemble et n'en faire qu'une, sont séparées; il ne comprend pas du tout le lien qui les rattache. Quand il a dessiné le soir une tête ou une plante, et que le lendemain il se retrouve en face de ses véritables ou

tils, des outils de sa profession, il est tout dépaysé; il lui semble qu'il y a en lui deux êtres différents: un ouvrier dans le jour, un artiste le soir. (Applaudissements.) Il ne peut pas en être autrement. Quand il cherche comment les maîtres ont reproduit ce que lui-même cherche à faire d'après nature, il va dans nos musées. Qu'y voit-il? Des galeries de tableaux. Mais le but d'un peintre de tableaux est de reproduire la réalité avec la plus grande exactitude, de manière à faire illusion; il n'y a dans cette reproduction aucune interprétation décorative, en sorte que plus l'enfant. regarde les tableaux dans nos musées, plus il éloigne son esprit des véritables applications industrielles. Il en sera tout autrement quand, dans notre musée, l'enfant pourra voir les chefs-d'œuvre des vrais maîtres de l'art décoratif; alors il comprendra pourquoi on lui fait dessiner le soir une plante d'après nature. Quelle que soit sa profession, il verra cette plante reproduite dans les objets qui se rattachent à ses travaux, il la verra sous toutes ses formes; il la retrouvera sur faïence ou sur émail, en pierre ou en métal, en bois ou en poterie, et il comprendra alors que le point de départ est toujours l'observation de la nature, mais que dans l'art décoratif le but n'est plus cela; que, dans un objet décoré, la plante garde son caractère typique, mais cesse d'appartenir à l'histoire naturelle, qu'elle se fait ornement, qu'elle s'enroule en rinceaux, s'épanouit en bouquets imaginaires, s'allonge démesurément ou se contourne, dans d'autres occasions, suivant les nécessités décoratives. Quand, dans notre Musée, l'enfant viendra comparer un objet grec et un objet japonais, il verra que ces deux objets, qui semblent si différents par le style et le mode d'exécution, sont pourtant partis d'un point commun, l'observation de la nature, pour arriver à un point commun, la beauté décorative, et il comprendra alors cette phrase si souvent répétée et si rarement expliquée : « L'art est un. » (Vifs applaudissements.)

Notre Musée des arts décoratifs est appelé à rendre d'immenses services sous beaucoup de rapports; mais un des plus importants, à mon avis, sera de ramener à l'industrie une foule de jeunes gens qui s'en écartent aujourd'hui parce qu'ils ne comprennent pas, ce que le Musée leur prouvera, que l'industrie offre un champ sans limites à toutes les plus nobles ambitions, et que l'art qu'ils rêvent d'exercer n'est pas parqué dans la seule profession d'artiste, puisqu'il peut s'appliquer à tous les objets qui nous sont d'un usage journalier.

Avant de vous parler de l'organisation qu'on doit donner au Musée des arts décoratifs, il faut que je vous dise quelques mots sur la manière dont l'idée de ce musée a pris naissance. La France avait, avant toutes les autres nations de l'Europe, de riches musées d'art et des écoles de dessin. Lorsque l'Angleterre a organisé la première Exposition universelle, les Anglais ont reconnu la très grande supériorité de nos produits sous le

rapport de l'art et du goût; ils ont cherché à connaître la cause de cette supériorité, et ils l'ont trouvée tout d'abord dans les institutions dont nous étions pourvus et qu'ils n'avaient pas. Cependant, en étudiant la question plus profondément, ils ont reconnu que nos musées, malgré les richesses qu'ils renferment, ne rendent pas à l'industrie tous les services qu'on est en droit d'en attendre. Et alors, profitant d'une expérience que nous n'avions pas, nous, lorsque nous avons créé nos musées, ils ont soudé ensemble l'idée d'une collection et l'idée d'un enseignement, et fondé cette admirable institution de Kensington qui est aujourd'hui populaire dans toute l'Europe.

Tout était à faire; mais les Anglais n'ont reculé devant aucun sacrifice; en hommes pratiques, ils ont compris que l'or qu'on donne à l'industrie n'est pas une dépense, mais un placement à gros intérêts. L'événement leur a donné raison, et le chiffre toujours croissant des exportations anglaises pour les articles qui relèvent de l'art a démontré que le pays recevait, en bénéfice net, bien au delà des sommes dépensées pour améliorer les produits fabriqués. La France, qui jusque-là avait eu le monopole de l'exportation des articles relevant de l'art et du goût, a vu peu à peu l'Angleterre se poser en rivale dans certains pays, et elle a été obligée de partager ce qu'elle possédait autrefois exclusivement. Chez nous, quelques hommes d'élite ont signalé le fait, montré le danger sérieux qui menaçait notre commerce; mais l'opinion publique s'en est, en somme, peu émue, et, confiante dans nos succès passés, elle n'a vu à l'origine dans le Kensington rien autre chose qu'un joli musée nouvellement ouvert à Londres et fort agréable à visiter pour les touristes qui vont en Angleterre.

Cependant l'Exposition de 1867 est arrivée, et nous avons pu alors constater de visu l'immense progrès accompli par nos voisins. La France tenait toujours le premier rang, mais l'Angleterre, qui, à l'origine, était très loin derrière nous, s'en était tellement rapprochée que notre industrie a commencé à s'inquiéter. Le Gouvernement a compris toute la gravité de la situation et a voulu faire une enquête absolument sérieuse; il ne s'est pas contenté des rapports que lui adressent, à chaque Exposition, les jurys officiels; il a autorisé les ouvriers à nommer eux-mêmes des délégués; ces délégués ont reçu la mission d'examiner chacun les produits de l'industrie qui le concernait, et d'exprimer ensuite, sans aucune contrainte, sous forme de vœux, les améliorations qu'il croirait de nature à faire grandir l'industrie à laquelle il appartenait. On ne s'attendait pas à trouver dans ces rapports une œuvre littéraire habilement rédigée, mais on espérait y trouver des vues nouvelles et absolument pratiques, telles qu'on doit les attendre d'hommes spéciaux et qui connaissent à fond la matière dont ils parlent. Malheureusement les délégués ont cru pouvoir, sous prétexte de vœux, faire de véritables programmes politiques, et pen

sant ainsi élargir leur sujet, ils l'ont déplacé. C'est peut-être à cela qu'il faut attribuer le peu d'importance, en somme, que le public a attaché à ces rapports. Il n'en est pas moins vrai que quelques-uns d'entre eux contiennent d'excellentes choses, et c'est là que j'ai vu pour la première fois exprimer le désir d'une collection appropriée à nos industries d'art. Les ouvriers, parlant du Kensington, demandent qu'on les dote d'institutions analogues, afin, disent-ils, que désormais nous n'allions plus au combat avec des armes inégales. » (Applaudissements.)

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Cette idée est d'ailleurs exprimée dans les rapports d'une manière assez vague, et diffère par deux points essentiels du Musée des arts décoratifs qui est en voie de se constituer: d'abord, les délégués appartenant à une industrie spéciale demandent tous une collection pour cette industrie, sans s'occuper des industries voisines. Notre Musée, au contraire, a la prétention de grouper ensemble toutes les industries qui relèvent de l'art. Ensuite, les délégués, qui s'adressent au Gouvernement, paraissent attendre de lui la réalisation de leurs vœux; tandis que la Société du Musée des arts décoratifs part d'un principe tout à fait différent. Le Gouvernement lui prête évidemment son appui, puisqu'il lui a concédé un local dans le pavillon de Flore, au château des Tuileries; mais comme la Société est fondée sur l'initiative privée, elle garde son entière liberté d'organisation et ne relève en aucune façon des administrations officielles.

Cependant la guerre est arrivée; la France a dû concentrer ses efforts dans d'autres directions, et pendant ce temps-là les autres pays, qui avaient vu, comme nous, les progrès accomplis par les Anglais, ont fondé des établissements sinon analogues, du moins équivalents au Kensington; il y en a aujourd'hui dans toutes les grandes villes de l'Europe, et si Paris n'en est pas encore doté, nous ne devons l'attribuer qu'à la situation exceptionnelle qui nous a été faite par la guerre.

Cependant quand une idée est juste, quand elle est mûre surtout, elle finit toujours par se réaliser.

C'est à un recueil périodique, au journal l'Art, que revient l'honneur d'avoir proposé le premier l'établissement d'un Musée des arts décoratifs et d'être entré résolument dans la pratique en ouvrant sur-le-champ une souscription dans ses bureaux. Toute la rédaction, tous les collaborateurs se sont naturellement inscrits sur les premières listes, et ces listes ont immédiatement produit une somme d'environ 6,000 francs. C'était insuffisant pour entreprendre l'affaire complètement, mais l'idée était lancée. Alors de grands personnages, parmi lesquels il faut citer tout d'abord le duc d'Audiffret-Pasquier et le duc de Chaulnes, ont voulu prêter leur appui à une œuvre qu'ils considéraient comme avantageuse pour le pays; et comme cette œuvre partait de l'initiative privée et excluait rigoureusement toute ingérence politique, un certain nombre d'hommes appartenant

à des opinions très différentes sont venus se grouper autour du premier noyau dans un but commun de patriotisme. Cependant beaucoup de bonnes volontés et quelques grands noms ne suffisent pas pour mener à bonne fin une entreprise durable, et les choses auraient pu encore traîner bien longtemps si nous n'avions eu en France une Société déjà florissante, l'Union centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie, qui a apporté à la Société naissante le concours de son expérience et de son immense popularité. Dès lors tout a changé de face: ce qui était vague est devenu précis, et le projet s'est transformé en réalité. Le président de l'Union centrale des beaux-arts appliqués à l'industrie, M. E. André, a souscrit personnellement pour une somme de 25,000 francs, et ce généreux exemple a trouvé des imitateurs, en peu de jours, dans toutes les classes de la société. Je n'ai pas ici à vous donner une liste de noms propres; cependant il m'est impossible de ne pas rappeler celui d'un généreux Anglais que la France trouve toujours devant elle quand il s'agit d'une bonne œuvre : sir Richard Wallace a souscrit pour 10,000 francs. (Applaudissements.)

La souscription ouverte au pavillon de Flore, à l'Union centrale, à l'École des arts décoratifs, au bureau du journal l'Art, à la Gazette des beaux-arts et au Moniteur universel, a produit en quelques jours elle est toute récente - une somme qui atteint près de 150,000 francs.

D'après les statuts de la Société qui s'est constituée, tous les objets d'art faisant partie du Musée sont inaliénables, et, dans le cas où, par suite d'un concours d'événements qu'il est impossible de prévoir, la Société viendrait à se dissoudre, ils retourneraient à l'État. Et un point très important à noter, c'est que le Musée, quoique son centre soit établi à Paris, est national, et non pas seulement local; il est destiné, au moins pour tous les objets susceptibles d'être emballés, à circuler dans toute la France, et la Société se propose d'organiser des expositions dans toutes nos villes manufacturières.

Pour la partie administrative, on a constitué une Commission consultative divisée en plusieurs sections dont chacune étudie une industrie particulière, élucide les besoins de cette industrie et fait des propositions d'achats ou autres; un Comité directeur, qui garde, lui, la responsabilité financière, prononce en dernier ressort sur toutes les propositions qui lui sont faites. Toutes ces fonctions sont absolument gratuites et les employés seuls qu'il faudra nécessairement s'adjoindre seront rétribués.

Les objets qui font partie du Musée se rattachent à trois catégories distinctes: la première de ces catégories comprend les objets originaux qui seront acquis par voie d'achat ou de dons. Cette série sera évidemment la plus lente à former pour devenir importante, à cause des très grandes dépenses que nécessite toujours l'installation d'un musée et des ressources assez restreintes d'une Société à son début. Néanmoins le Musée est en train

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