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sont venus de tous les pays du monde pour admirer la grande et belle Exposition de Paris et être témoins du progrès scientifique et industriel dont la France leur offre le spectacle.

Les nombreux Congrès et Conférences qui ont eu lieu dans ce palais du Trocadéro, où ont été et où sont traitées tous les jours tant de questions vitales pour l'humanité, on peut le dire, en sont la preuve palpable. Il y a quatre jours à peine, à la Sorbonne, j'ai frémi d'aise en entendant le discours de M. le président Frémy... (sourires) et je frémis encore en ce moment, mais d'une émotion différente, en me demandant si j'obtiendrai le gracieux suffrage du public d'élite devant lequel j'ai l'honneur de parler. (Vifs applaudissements.)

Je vous demande pardon d'avoir retardé de quelques instants le plaisir que vous allez avoir d'entendre M. Émile Trélat. Je lui donne la parole.

M. Émile TRÉLAT:

Mesdames, Messieurs,

M. le Président vient de vous dire qu'il est mon vieil ami de huit jours, et il a profité de son amitié pour me bien châtier. C'était son droit. J'étais déjà très troublé devant le gros sujet dont j'ai à vous entretenir; et maintenant je suis accablé! Je ne l'en remercie pas moins de tout mon cœur, etje ferai appel à tout mon courage pour traiter de mon mieux ici la vaste question qui, d'après la consigne que j'ai reçue de la deuxième Commission des Congrès et Conférences, a pour titre : le Mobilier.

I.

Le Mobilier! Qu'est-ce que le Mobilier? Et qu'en dire ici? Vous attendez-vous à ce que je vous promène au milieu de ces innombrables séries d'objets que l'on appelle des meubles? Est-ce que vous croyez qu'il m'est possible, dans cette heure qui m'est accordée, de vous définir, de vous décrire, de vous peindre même chacun de ces objets qui sont les véritables compagnons immobiles au milieu desquels nous vivons? Je dis compagnons immobiles. N'est-il pas, en effet, singulier, Mesdames, que notre langage oublieux et quelque peu barbare en ce cas ait nommé mobilier toutes ces choses qui contrastent avec le mouvement journalier de notre vie leur immobilité? par

Nous nous levons le matin, nous quittons notre lit c'est déjà un meuble; nous préparons notre corps au travail de la journée par ces précautions de toilette qui sont le caractère de notre existence civilisée, nous avons des meubles à notre service; nous nous mettons au travail :

nous rencontrons d'autres objets qui sont encore des meubles. Pour nous nourrir, nous nous asseyons à table: c'est un autre meuble. Nous retournons au milieu de nos collections: ce sont des meubles; nous recevons nos amis au milieu de nos meubles... Quel que soit le trait distinctif de notre activité, nous avons toujours à nos côtés et à notre service des meubles. S'il fallait les nommer tous, je n'en finirais pas, tant ils sont variés et nombreux, et je n'apprendrais certainement rien à mes auditrices, qui en savent bien plus long que moi à cet égard. Vous me permettrez, Mesdames et Messieurs, de procéder autrement que par nomenclature; vous me permettrez de réduire à deux ou trois excursions la reconnaissance immédiate que nous ferons parmi les meubles. Vous me permettrez ensuite de rechercher dans la récolte des observations que nous aurons ainsi pu faire, les traits généraux, les caractères précis, les conditions indispensables sous lesquels on reconnaît un vrai mobilier. Ce plan, j'en ai l'espoir, nous fournira, malgré la hâte, l'occasion de dégager de ce sujet encombré quelques idées utiles.

Je vous conduirai d'abord dans la section anglaise de l'Exposition, devant une de ces armoires comme il y en a un certain nombre et qui sont en même temps une commode et un lieu de collection pour nos vêtements. Nous avons là devant nous un objet de quelque importance. Les vigoureux montants qui l'encadrent marquent fièrement sa place dans l'espace. En son milieu, le couronnement plus copieux ressaute en hauteur et se projette en avant sur la saillie d'un abondant motif central. On sent là comme un noeud qui ramasse la vue tout d'abord. Mais bientôt le regard, dégagé sur la droite et la gauche, suit deux longs panneaux qui descendent de plein jet du sommet à la base. Sur ces surfaces grassement modelées, il progresse lentement d'une allure monotone, tandis que, derrière, l'esprit va chercher les longs vêtements suspendus aux porte-manteaux. Une armoire à deux vantaux trapus relie dans une gamme commune les deux armoires latérales et s'engage en soubassement dans la saillie centrale de l'œuvre. C'est bien certainement là que la lingerie d'usage courant va se trouver classée. Mais montons nos regards au-dessus de ce soubassement. Qu'est ce riche encorbellement, où les lignes se multiplient, où les compartiments s'avoisinent et se superposent? Qu'est cette miniature d'armoire centrale? Quels sont ces fins tiroirs qui la bordent de chaque côté? N'hésitons pas à caser là le petit linge de main, les broderies, les dentelles et les mille riens complétant la toilette un peu précieuse de la personne qui se servira du meuble. Enfin, au haut et joignant le couronnement qui nous a tant frappés au départ, une vaste cavité coupée par deux piliers nerveux recèle et laisse voir dans ses sombres profondeurs trois potiches éclatantes.

Voilà un meuble! Que n'ai-je eu le temps de vous décrire la texture du

bois, la douce gravité du ton, la sincérité des assemblages, la saisissante discrétion du travail, la mesure et la pondération des reliefs, les touches lumineuses sur les bronzes des poignées et des attaches; toutes ces choses enfin qui consacrent l'harmonie dans l'attitude d'un objet? Voilà un meuble! je l'ai pris un peu au hasard; pas tout à fait cependant.

N'êtes-vous pas surpris de la quantité des services, de la variété des agencements, du nombre de parties qui entrent dans la composition de cet objet? Mais aussi n'êtes-vous pas émerveillés qu'en face d'une pareille complexité, votre attention ne se soit éparpillée nulle part; qu'au contraire elle se soit incessamment réconfortée dans une seule et même impression? Rappelez-vous pourtant que les impressions secondaires ne vous ont pas échappé, qu'elles vous ont successivement atteint. Mais en se succédant, elles s'ajoutaient les unes aux autres, et loin de se contredire, elles se prêtaient un mutuel appui pour dégager en vous l'impression générale que vous subissiez involontairement. N'est-ce point ainsi que des longues armoires latérales au soubassement central, du soubassement central à l'étage qui s'y pose et à la niche supérieure, votre observation a progressé sans cesse? Et pourquoi? Parce que votre regard a été dès l'abord enfermé dans un cadre bien limité; parce qu'entre ces frontières mêmes une scène plastique dominante, la cavité noire des potiches, a monté son jeu au maximum de l'action qui devait lui être imposée; et parce que, dans toutes les pérégrinations subséquentes auxquelles il a été entraîné, aucune des rencontres qu'il a faites ne l'a excité au delà de son diapason initial. C'est là, Messieurs, la marque distinctive d'une œuvre d'art. On la nomme unité. Un beau meuble ne saurait être dépourvu d'unité. J'avais hâte de vous le signaler.

Si vous le voulez bien, nous allons faire quelques centaines de pas à travers la partie de l'Exposition qui tient la droite, quand on vient du Trocadéro au Champ de Mars, et nous arriverons à cette section brillante et instructive qu'on appelle la section japonaise. Ici je vous arrête devant un objet très simple. Je serais, à vrai dire, bien embarrassé pour vous placer en face d'un objet compliqué, dans l'Exposition de ce peuple qui n'a pour ainsi dire pas de meubles. Voici un écran qui mesure environ 1 mètre en hauteur sur 3/4 de mètre en largeur. Si nous le regardons ensemble, voici ce que nous découvrons, laissons momentanément de côté l'attrait, la séduction et cet intérêt palpitant qui s'exalte en nous à cette vue; faisons une simple description, un procès-verbal de ce que nous avons là devant nous, - il y a un fond; c'est une surface plane, un peu onduleuse cependant, et toute faite d'écaille blonde mouchetée. Vous savez combien est riche l'écaille mouchetée, quelle variété d'accidents pressés elle met en scène sous les rayons qui l'éclairent. Les moyens employés ici ne sont pas très nombreux, mais ils sont très savants.

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Partout où le fond disparaît, il est caché par les objets suivants : il

y

a au bas un plan d'eau qu'expliquent deux larges feuilles de lotus flottant avec leurs longues queues au milieu de quelques enroulements méandriques. Cette végétation aquatique est faite d'un léger relief de laque d'or. Vous connaissez ce ton magnifique, superbe et doux du laque d'or.

Entre les feuilles se détachent deux boutons de lotus en porcelaine jaunasse. Un peu plus loin on voit, toujours sur les feuilles, une petite grenouille en porcelaine verdasse. Tout cela s'encombre un peu sur la gauche, tandis qu'à droite, trois ou quatre belles tiges, saillantes à différents plans, vont gaillardement porter au sommet du tableau, qu'elles envahissent, quatre nouvelles feuilles grassement nourries. Celle du haut à gauche est immense et toute ruisselante d'or. Oh! n'ayez peur. Redescendons un peu vers la droite : voici le maître de la place. C'est un lotus en pleine floraison. Il est tout fait de porcelaine incrustée. La lumière éclate sur son relief blanc. Cependant, pour réintégrer cette note excessive dans le calme général, de petites touches roses sont posées à l'extrémité des pétales, tandis qu'une autre fleur jaune neutre commence à s'ouvrir entre les feuilles voisines, dont on a pris soin de verdir un peu l'or. Enfin, à la partie centrale du tableau, une patte relevée, l'autre solidement plantée dans l'eau, rêve un philosophe impassible au milieu de cette grande nature; car c'est une grande nature que ce petit tableau. Ce philosophe au long bec, à la tête engoncée dans ses plumes, est un oiseau dont j'ignore le nom; mais c'est un dessin magistral, un relief superbe, deux ou trois fois monté comme ceux que nous avons déjà vus, et c'est de l'argent massif! Voilà la description; elle est comme je vous l'ai dit, toute simple et ne comporte aucun artifice oratoire.

Et cependant, quoique nous n'ayons pas l'objet sous les yeux, ne m'estil pas déjà permis de vous signaler dans cet écran, d'utilité et de construction si élémentaires, l'étonnante variété des moyens mis en jeu pour séduire nos yeux. L'ensemble de ces moyens prend le nom de couleur.

Il serait difficile d'en rencontrer un plus habile maniement que celui qui vient de vous être présenté. Aussi n'ai-je pas omis de vous le faire connaître. Mais que nous apprend-il? Exactement ce que nous a appris l'armoire anglaise. L'objet nous captive et nous charme, parce que tout en distrayant notre regard, dans une suite d'exercices très divers, en l'entraînant sans cesse sur des tons et des valeurs nouvelles, il le conduit sans cesse aussi à la note précise qui domine le centre du tableau. Ôtez l'oiseau d'argent massif, la composition se désagrège. Ôtez le lotus de porcelaine blanche, l'œuvre s'interrompt. Ôtez le moindre rien de cet ensemble, l'œil s'inquiète et se trouble, comme la marche au voisinage du trou qui barre la route. Mais, puisque rien de tout cela ne manque à notre écran, reconnaissons en lui cette précieuse unité, que je voulais vous faire découvrir et comprendre une seconde fois.

Il faut pourtant insister un peu sur les ressources mises en jeu pour faire de ce petit meuble un admirable tableau. A part les quatre lignes du cadre et quelques menus reliefs jetés çà et là, ce ne sont, à vrai dire, que quelques couleurs. Mais le cortège des tons et des nuances est si riche que l'objet éblouirait la vue au lieu de la reposer, comme il convient à un écran, si l'on avait pris une précaution.

Notre écran est un meuble de grand luxe. Les tapisseries, les tentures, les meubles qui l'avoisineront dans l'appartement où il sera placé seront très somptueux. Ils parsèmeront son entourage de localités brillantes qui feront concurrence à son éclat dans la partie haute, et qui en amortiront la violence. Il n'y a donc rien à craindre de ce côté. Mais il n'en est pas de même au bas. Le sol, qui doit toujours rester la partie calme d'un intérieur, laissera l'œil en suspens entre sa nudité relative et l'opulence des laques. C'est ce qu'on n'a pas manqué de prévenir. Au bas de l'écran et séparée par une traverse, se trouve un second panneau formant frise. Il est en laque comme le panneau principal, mais beaucoup plus petit. Vous y retrouvez l'eau, les tiges aquatiques, les feuilles aquatiques. Mais plus de lotus, plus de grenouille, plus d'oiseau philosophe, plus de couleurs éclatantes, plus de reliefs. Tous les effets sont réduits. L'objet est pourtant encore coloré. On y découvre même encore des images effacées de la vie. Entre les méandres des ondes, on distingue à gauche un petit poisson rouge plongeant, à droite deux poissons gris qui se croisent, l'un descendant l'autre montant. Mais tout cela s'est éteint dans des tons fanés et sous le glacis uni d'une surface tout à fait plane. Rien ne pourrait vous rendre mieux compte des moyens employés pour produire les effets charmants de cette frise que l'aquarium de notre Exposition. Si vous n'y êtes pas allés, allez-y, je vous en prie. Sous les voûtes sombres de ces galeries souterraines, vous rencontrerez des scènes singulièrement délicates. Le jour ne pénètre là que par les glaces des piscines qui s'ouvrent à droite et à gauche. La lumière n'arrive à vous qu'après avoir voyagé dans la profondeur des eaux. Elle est toute rompue et comme amortie quand elle vous atteint. Les poissons s'assemblent ou se séparent silencieusement derrière les glaces qui enferment leur eau louche. Les attitudes et les gestes se dessinent avec une précision inouïe; les tons et les nuances se rencontrent et s'ajustent avec une douceur incomparable. Il semble que la forme montre là les ressources apaisées de ses brillants concerts. Les Japonais, Mesdames, sont inimitables dans leur habileté à parer leurs ouvrages d'effets analogues à celui-ci. La petite frise de notre écran en est un bel exemple; et c'est ainsi que dans l'occupation discrète qu'elle fournit au regard, elle le console ou le prépare, selon qu'il redescend du beau panneau vers le sol ou qu'il remonte pour en gagner les splendeurs harmonieuses. Voilà le trait concluant de cette fine composition, celui qui en achève le merveil

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