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prime un sentiment général en disant qu'à première vue ce tableau étonne et excite l'esprit de l'observateur. C'est là un succès incontestablement mérité et recueilli par les auteurs distingués de cette page colossale. L'ampleur de l'objet, l'étendue des lignes, l'échelle des parties constitutives, tout cela se montre clairement dans la franchise de la mise en scène, et c'est par là qu'on est touché et singulièrement impressionné. Faut-il m'en tenir là, Messieurs, et reconnaître qu'une œuvre provisoire, qui a pour condition de porter l'attention publique pendant quelques mois seulement, a vraiment gain de cause quand elle conquiert l'assentiment que je viens de signaler? Je m'y sentirais porté. Mais je ne puis oublier l'énorme effort qu'a coûté notre Exposition et particulièrement notre palais de fer; et je me sentirais coupable si je ne prisais assez haut devant vous cette œuvre pour y découvrir plus qu'une satisfaction passagère, pour en dégager une leçon, si le mérite des conceptions l'y a mise. Observons donc plus attentivement l'objet auquel nous n'avons encore demandé qu'une impression première. Analysons-le.

Il est certain qu'une vue prolongée motive chez nous des impressions nouvelles. A l'étonnement et à l'attrait succède un certain trouble. L'esprit asseoit incomplètement ses pensées autour des formes indécises et compliquées des dômes. Il se perd absolument sur celles du centre. Pourquoi tant de labeurs dans leur agencement? Pourquoi tant insister ici sur la note architecturale? Pourquoi cette coupure en deux des lignes du vestibule; et par là, la ruine de sa pleine unité?

On se rend compte, Messieurs, de la préoccupation qui a guidé l'artiste. L'arête centrale du palais du Champ de Mars est consacrée aux BeauxArts. Or, en tous temps et en tous lieux, et quelque considérables que soient les autres applications de l'esprit humain, les Beaux-Arts prennent la première place. Ils forment la première classe de notre Exposition, et ils y occupent un lieu choisi, le centre de l'édifice. Il n'est donc pas étonnant que l'architecte se soit cru obligé ou se soit trouvé entraîné à faire transparaître à l'extérieur du grand vestibule la place des objets de prédilection qui doivent avant tous autres attirer le public. Cette idée est juste et tout à fait conforme aux véritables principes d'une bonne composition architecturale. Il est évident qu'étant donné le plan de l'Exposition et la place des Beaux-Arts, il fallait marquer le centre de la façade par un accusatif formel qui comptât et s'imposât à la vue au milieu de cette répétition de travées qui caractérisent si bien le vestibule. Cela n'est pas discutable. Mais il fallait que cela fût fait avec mesure et peut-être la main a-t-elle été un peu lourde dans ce délicat arrangement? La critique est aisée, on le sait; et maintenant, d'ailleurs, que tous les travaux sont achevés et que les lignes sont dégagées, nous n'avons plus de gêne pour bien voir. Aussi ne nous est-il pas difficile d'ajouter qu'il eût sûrement été sage de

ne pas rappeler au centre la valeur et l'intensité de la note des dômes, marque violente et motivée aux limites angulaires de l'édifice. Cette observation ne diminue pas la valeur totale de l'œuvre, qui, je le répète, a été conduite avec une grande précision. Mais elle appuie sur une question de mesure, question qui éclaire précieusement la grande expérience de plastique fournie par la composition du vestibule du palais de fer.

II y a, Messieurs, au bas de la grande façade, que nous étudions, et entre les deux dômes extérieurs, une immense vérandah vitrée sous laquelle on distingue une suite de grandes figures monumentales représentant les différents États qui sont venus prendre part à l'Exposition. Une seconde réserve me semble indiquée dans l'appréciation de cet arrangement. Il est bien probable que, si cette vérandah n'était claire-voie couverte de verre, que si elle était pleine, le jour de reflet, qui éclairerait alors les figures, leur fournirait des valeurs plus appropriées. En même temps, d'ailleurs, que la façade s'enrichirait d'une localité grisonnante et calme à la partie basse, les objets exposés dans le vestibule gagneraient à ne plus recevoir des lumières frisant le sol.

pas une

Enfin, pour en finir avec les petites critiques, voici une autre considération que je voudrais vous soumettre. Les dômes extrêmes ont pour but de décrire la fin de l'édifice dans l'espace, de mesurer et de limiter son champ d'action sur l'œil de l'observateur. Ils se terminent dans l'air par une masse composée en parties égales de construction opaque et de construction transparente. Eh bien! généralement, dans le grand art de la forme, nous fuyons ces équivalences qui se pondèrent et qui jettent le trouble dans l'esprit, parce qu'ils lui imposent un travail sans issue. Il s'efforce en vain de se fixer soit sur l'un, soit sur l'autre des moyens d'expression qui rivalisent. Ne pouvant aboutir dans son choix, il ne prend point d'assiette et souffre. Dans une œuvre d'art, nous aimons à voir l'un des éléments constitutifs de l'effet l'emporter sur l'autre, et trouver dans celui-ci un renfort par voie d'opposition. Cette ressource est toujours abolie par l'équivalence des valeurs contraires. Il faut croire qu'on eût obtenu une expression plastique plus efficace en augmentant la valeur opaque aux dépens de la valeur claire. On eût ainsi accru la fermeté de la silhouette de l'édifice en la simplifiant. Et la surabondance de lumière qu'on observe sous les dômes eût été calmée, en même temps que les surfaces d'accès des rayons solaires, si fatigants pour les visiteurs, eussent été réduites.

Mais il y a dans cette façade quelque chose de bien intéressant, et qui suffirait seul à m'inspirer pour son auteur une grande reconnaissance. Si je me suis permis de le traiter assez amicalement pour critiquer son œuvre avec franchise, vous me permettrez bien, Messieurs, de dire ici sans me gêner ce qui, dans cette même œuvre, me paraît devoir être encouragé.

L'ossature du palais du Champ de Mars est un ouvrage important qui montre en maints endroits la science considérable qui y a été dépensée. Mais la façade du vestibule d'honneur posait à l'architecte un problème spécial. On ne pouvait espérer de dégager une expression formelle de quelque valeur, si l'on n'y employait que le fer nécessaire au soutènement et des remplissages en verre. L'expérience du Palais de cristal était faite depuis longtemps. Il fallait introduire un élément de prise pour l'œil si l'on voulait qu'il appréciât des formes. Cette idée se justifie d'ailleurs quand on se place au-dessus des engouements et quand on interroge sérieusement les capacités du fer. Le fer, qui a des qualités si nouvelles, que que nous ne savons pas encore les utiliser toutes; le fer, qui garde en lui des ressources économiques et mécaniques sans rivales, ne possède pour ainsi dire pas de capacités plastiques. Comme il est capable de fournir dans les constructions une énorme quantité de résistance sous un très petit volume, et comme il est nécessaire d'en ménager l'emploi parce qu'il est coûteux, il s'ensuit qu'il supprime dans l'œuvre un des deux facteurs indispensables pour constituer la forme. Ces deux facteurs sont la matière et la lumière mises en lutte l'une avec l'autre. Or, quand on n'introduit que peu de matière dans une œuvre formelle, on obtient nécessairement peu d'effet formel. L'architecte du palais de fer a évidemment été hanté de cette préoccupation, de cette anxiété; cela est clairement écrit dans son œuvre. Il s'est dit: Il faut que j'étoffe l'ossature de mon édifice; et, pour atteindre ce but, il a eu l'idée de dédoubler les supports nécessaires au soutènement de chaque travée. Il les a coupés en deux dans leur épaisseur, en a espacé les deux moitiés et a placé entre elles une matière développée et capable d'un puissant effet plastique. Les intervalles sont remplis par des terres cuites émaillées. La question ainsi posée, et la solution projetée sur la vaste échelle de l'édifice, a fait faire un véritable progrès dans la céramique. Pendant qu'on s'efforçait de répondre aux besoins de l'architecte du Champ de Mars, on trouvait une couleur que l'on ne possédait pas. On ne savait pas faire le rouge qui se voit dans toutes les plaques émaillées de la façade du vestibule. Il faut donc louer et applaudir cette tentative de l'auteur. La conquête d'une couleur céramique est certainement un bien appréciable. Mais le point sur lequel j'insiste, c'est l'idée de fournir spécialement l'étoffe nécessaire à la constitution de la forme, en faisant appel à des matériaux capables de résultats formels et en les introduisant exprès dans les édifices dont l'ossature est en fer. L'idée n'est certainement pas neuve; mais l'échelle de l'application est imprévue, et l'artiste s'y est engagé hardiment. Il a fait tout ce qui pouvait être fait avec les ressources industrielles disponibles. Est-ce à dire que le résultat obtenu soit suffisant? Ce n'est pas mon avis. Je pense que des trumeaux céramiques plus larges, si on avait pu les obtenir, auraient accru

la valeur plastique de l'œuvre. Néanmoins, vous voyez, Messieurs, que nous pouvons maintenant quitter cette façade principale de l'édifice et garder le sentiment qu'il a été fait là des efforts qui promettent à l'avenir des applications et des développements avantageux.

II.

que

Pénétrons maintenant dans le vestibule. Ici je vais avoir à vous parler de choses moins brillantes, d'une exécution moins délicate et qui exigent beaucoup moins de finesse et d'élévation dans le talent. Je vous demande tout simplement, en entrant dans le vestibule, de regarder à vos pieds et de voir ce sur quoi vous marchez. Dans ce palais de fer, qui a été construit avec tant de rapidité et d'éclat, si vous introduisez un de ces Parisiens qui ont été les témoins anxieux de la construction et des progrès de l'Exposition, si vous l'interrogez sur ce qu'était et ce qu'est devenu ce sol vous foulez, il vous dira que presque partout ce sol aujourd'hui régulier, résistant, agréable au pas du promeneur, a été fait au milieu des décombres et sur des remblais à peine répandus; qu'il a été coupé en tous sens les nécessités des installations; qu'il a été rétabli plusieurs fois, mais toujours victorieusement et avec une promptitude surprenante. Si bien qu'on a pu voir partout la terre dépouillée le soir, et répulsive à la marche, présenter le lendemain matin la surface lisse et avenante que vous voyez. Voilà, Messieurs, l'ouvrage commun, sinon encore vulgaire, sur lequel je veux un moment arrêter votre attention. C'est une conquête toute récente. Il y a dix ans et beaucoup moins, pareille entreprise eût été irréalisable. Oh! j'entends mes amis les ingénieurs me dire qu'ils connaissent les ciments de longue date et que ce sol est tout simplement revêtu de ciment. Mais je leur répondrai que ni eux ni personne n'a jamais résolu avec des ciments le problème des dallages expéditifs dont je vous entretiens, et je crois que nous pourrons nous entendre, s'ils veulent bien

par

m'écouter.

Je dis donc que c'est là une conquête toute récente. L'art des constructions serait singulièrement amoindri dans ses ressources s'il ne possédait pas certains matériaux, qui peuvent être à volonté réduits en pâte, conservés en cet état assez longtemps pour être façonnés et solidifiés ensuite plus ou moins promptement. Ces matériaux reliants, ainsi nommés parce qu'ils ont servi de tous temps à relier les matériaux durs, ne sont pas connus d'hier, je le sais. On remonte en effet bien loin dans le passé avant de trouver la date de leur origine. Les anciens les utilisaient. Les Romains surtout en ont fait un gigantesque emploi dans leurs massives constructions. Mais ils procédaient autrement que nous. Une des roches les moins rares dans les affleurements géologiques, c'est le calcaire, le

carbonate de chaux. Le constructeur de l'antiquité qui employait le calcaire sous forme de pierres était déjà assez habile, assez expérimenté pour transformer au besoin cette pierre à bâtir en matériaux reliants. Il avait trouvé le moyen de la faire fondre dans l'eau, d'en faire de la pâte, qui durcissait ensuite. Ce problème a été résolu aux temps les plus reculés. On prenait du calcaire, c'est-à-dire du carbonate de chaux, on le chauffait, l'acide carbonique s'échappait; il restait de la chaux. En la mélangeant d'une certaine façon avec l'eau, elle constituait la pâte désirée. Mais ce procédé s'est complété notablement, il y a une centaine d'années. C'est un Anglais, Smeaton, qui a dit le premier que le calcaire est rarement pur, qu'il contient souvent de l'argile, et que, dans ce cas, la pâte qu'on obtient ne durcit pas seulement à l'air; qu'elle durcit encore quand on la place et la maintient sous l'eau. Et c'est à notre époque qu'un ingénieur qui honore non seulement le corps des ponts et chaussées, mais son pays tout entier, c'est dans notre siècle que Vicat, à qui une récompense nationale a été décernée, a fait et formulé la théorie des chaux. Cette théorie se laisse bien mordre aujourd'hui quelque peu par la discussion, -on discute tout, et l'on a raison, mais elle est admirable et reste philosophiquement la vraie théorie des matériaux reliants à base de chaux. Les faits expliqués par elle se résument en quelques mots, et je manquerais à la mémoire de Vicat si je les taisais devant un public comme le vôtre.

Quand le calcaire ne contient que du carbonate de chaux, on obtient de la pâte de chaux qui peut durcir dans l'air, en lui empruntant l'acide carbonique nécessaire pour reconstituer la pierre, le carbonate de chaux, d'où elle est sortie. Cette pâte de chaux, qu'on nomme aérienne, ne peut durcir que dans l'air. Mais quand elle a trouvé dans le calcaire une certaine proportion d'argile, ou de silice gélatineuse, ou même de silice en poudre impalpable, l'hydraulicité ou la capacité de durcir sous l'eau se manifeste dans la pâte issue du calcaire cuit; et l'hydraulicité va en croissant à mesure que croît la proportion d'argile ou de silice appropriable. Jusqu'à 33 ou 34 p. o/o l'hydraulicité croît; mais, pour certain qu'il soit, le durcissement est long et paresseux. Il faut compter par mois le temps de son efficacité, et c'est ce qui caractérise les chaug hydrauliques. Mais si la proportion d'argile dépasse de 34 ou 35 p. o/o, le durcissement des pâtes prend une allure toute nouvelle : les réactions moléculaires qui l'amènent sont promptes et précipitées. On a des pâtes qui durcissent en quelques semaines, en quelques jours, en quelques heures et même en quelques minutes. Ces matériaux prennent le nom de ciments.

La théorie de Vicat constate encore d'autres faits bien intéressants. Mais ce n'est vraiment pas l'occasion d'en parler en ce moment. A la suite des travaux de Vicat, les chaux hydrauliques et les ciments ont apporté dans

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