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tables compositeurs, c'est-à-dire s'ils étaient directement mêlés à la connaissance profonde de leurs programmes, nous n'aurions pas à regretter tant d'enchevêtrements de style, tant de défauts de couleur ou de mesure et tant d'abus dans l'emploi des ferrures. Ces ferrures discrètement maniées sont de mise parfaite dans le mobilier. Mais on abîme un meuble quand on l'encombre de plaques de garde, de gâches, d'équerres, de charnières, de pentures, etc., et surtout quand on couvre tous ces ferrements d'argent ou de nickel jusqu'à nous briser la vue.

Il ne faut pas voir dans les défauts que je viens de signaler la marque d'une décadence de notre mobilier. Tant s'en faut. J'ai commencé par en constater les progrès. Mais c'est justement parce que ces progrès sont réels et très accusés qu'il importe de découvrir ceux qui restent à réaliser, au moins dans le courant journalier de la fabrication.

III.

Mais, Messieurs, ce n'est pas par cette critique, quelque amicale et sincère qu'elle ait voulu se montrer, que je puis clore cette étude. Je ne vous ai encore parlé ni des conditions au milieu desquelles se développe le mobilier, ni des circonstances qui influent sur son développement, lorsqu'on le considère dans un grand espace de temps. La question est importante et je ne puis l'omettre. Le mobilier évolue sans cesse dans ses formes, dans ses allures, dans ses prétentions ou dans sa modestie; il évolue sans cesse sous des causes diverses, qu'on peut ramener à trois. La première est ce que j'appellerai la personnalité; la seconde est la mode; la troisième, l'industrie. Les deux premières sont générales et permanentes, elles existent dans tous les temps, chez tous les peuples. Elles ont toujours existé et elles existeront toujours. La troisième est essentiellement moderne; elle gardera probablement toujours une certaine influence sur le mobilier. Celle qu'elle a prise en notre temps est énorme.

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Pour comprendre comment le mobilier subit l'influence de la personnalité des individus, il faut se rappeler que nos meubles sont des serviteurs de nos besoins. Mais prenons garde! Nos besoins sont de deux ordres. Les plus pressés de beaucoup nous sont imposés par les conditions sociales, par la nécessité où nous sommes de participer aux habitudes communes, par l'éducation générale. C'est ainsi que, dans un même pays, nous avons besoin de nous faire des maisons, des vêtements, des mobiliers à peu près semblables. Je n'entends pas en ce moment m'occuper de ces grandes nécessités sociales. Mais au milieu des besoins communs, chacun de nous intercale comme il peut la satisfaction des exigences de son tempérament. Il tourne à son profit, et selon la liberté dont il dispose, la coutume et les choses qui en dépendent. Son logement, ses habits, ses meubles s'éta

blissent à sa convenance et à sa mesure, tout en respectant l'ordre général, et l'on voit ainsi l'originalité des individus percer et mettre sa marque dans tous les objets de la vie. Le mobilier est donc soumis, comme toutes choses, à une espèce de tiraillement incessant et qui s'opère en tous sens, tout le monde l'exerçant.

Dans les sociétés qui n'ont ni étendue, ni richesse, ni libertés, ces modificateurs agissent mollement, parce que la vie rude et invariable pour tous ne laisse à presque personne le temps de sortir de l'uniformité commune. Mais dans les grandes agglomérations civilisées, où l'activité s'ordonne, chacun se fait sa part de repos et les goûts personnels prennent leur cours, parce que le goût est la vertu du repos, comme le travail est la vertu de l'action. Les loisirs s'emplissent de fantaisies et le goût les ordonne. Et voilà comme, toute en réservant les coutumes et les formes générales, celui-ci se loge à sa façon, celui-là s'habille à la sienne, cet autre se fait des meubles à lui. Un homme de goût marque ainsi dans son mobilier ses besoins, ses habitudes, ses tendances et jusqu'à la tournure de ses pensées. Ce n'est pas tout qu'il ait des meubles autres que ceux de tout le monde; les siens s'adaptent à sa manière de vivre par leurs mesures, leurs matériaux, leur degré de richesse et mille combinaisons de circonstances qui en font sa chose. L'originalité personnelle joue donc un rôle dans la composition et dans les formes de nos meubles. Il y a donc là une influence particulière qui dépend de la capacité des personnes. Si un temps pas rompu sous une discipline absolue, qui soumet strictement tout le monde aux mêmes habitudes, les individualités se montrent partout, et l'individu marque son action sur toutes choses et sur le mobilier en particulier. Il faut apprécier la portée de ces innombrables petites causes, si l'on veut se rendre compte de la variabilité des formes dans les meubles.

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La seconde cause générale dont nous devons connaître l'influence, c'est la mode. On n'entrevoit d'abord sous ce mot vague rien de bien défini. Et cependant il est probable qu'aucune action n'égale celle de la mode sur les changements de tenues de nos mobiliers. Je voudrais essayer de vous le montrer.

Il n'est pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour constater deux choses: la première, c'est que nous subissons tous la réaction des courants sociaux au milieu desquels nous vivons; que les idées et les goûts dominants nous enlacent; la seconde, c'est que ces courants sont le résultat de nos activités individuelles. Mais la mode, qui n'est pas autre chose que le courant du goût, est changeante. Ne serait-ce pas que les goûts des personnes changent eux-mêmes? Il est aisé de se rendre compte qu'il en est, en effet, ainsi. Le phénomène est pourtant complexe. Remarquons d'abord que l'homme se fatigue de tout, même de ses habitudes. Est-ce que nous n'observons pas, à chaque instant, dans la vie d'un homme, des habitudes qui s'usent

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et qui sont remplacées par d'autres habitudes. C'est un résultat de la fatigue. La même chose s'observe dans la collectivité sociale; certaines habitudes qui paraissent fixes changent. Est-ce que vous ne vous rappelez pas, Mesdames ou Messieurs, quelques-uns d'entre vous au moins peuvent le faire, que, il y a quarante ans, on dînait à cinq heures? Aujourd'hui on dîne à huit heures. Ni vous ni moi nous n'y pouvons rien. Il en est de même de bien d'autres choses. Pendant un temps on aime les meubles à formes rectilignes. Les années passent et le goût général s'est porté sur les formes ondulées.

Remarquons encore d'autres choses.

Croyez-vous que la science, qui introduit journellement dans les cerveaux de nouvelles idées, n'agit pas sur nos préoccupations journalières et n'en change pas le cours habituel? Croyez-vous qu'elle n'y développe pas des exigences inconnues hier?

Et, à côté du savant, il y a le monde des arts. Croyez-vous qu'il ne vous pousse pas aussi, celui-là; qu'il n'influe pas sur la tournure de vos sentiments? Prenons le peintre; restreignons-nous encore et ne considérons que le paysagiste. L'artiste qui s'en va peindre dans la forêt de Fontainebleau, puis en Italie, puis en Espagne, puis en Orient, et qui rapporte des impressions peintes, que la foule interroge, admire ou couvre d'or, croyez-vous qu'il n'intercale pas dans votre existence des facteurs qui commencent à y prendre la place de simples curiosités et qui deviennent successivement des conseils, des guides et des tyrans.

Mais, Messieurs, il faut dire mieux que cela. Il faut dire que tout ce qui participe à l'échange des idées et des sentiments parmi les hommes modifie leurs rapports et la pratique de leur existence. Notre goût est incessamment tributaire de toutes les activités intellectuelles : de la littérature qui modèle la pensée, de la presse qui recueille au jour le jour les actes de la vie sociale, de la conversation qui entretient le faisceau de la grande famille. Et tout cela chauge. N'en êtes-vous pas convaincus quand vous considérez nos causeries actuelles? Est-ce qu'elles ressemblent à ce qu'elles étaient il y a dix ans seulement? Est-ce qu'elles ne montrent pas le contraire de la niaiserie et du dévergondage d'idées qu'elles présentaient en ce temps-là. Est-ce que ce n'est pas remarquable partout, et saisissant parmi les citoyens éclairés, qui ont pu juger les grandes choses qui se sont passées dans notre pays. Qui donc maintenant rougirait de parler de vertu et de devoir devant ses compatriotes? (Applaudissements.)

La mode et la personnalité, Mesdames, sont les deux causes directes et permanentes qui produisent les changements de formes dans le mobilier. Il me reste à parler d'une troisième cause, qui est ici beaucoup moins fixe: c'est l'industrie. Ses effets, quoique indirects, sont quelquefois formidables sur la tenue du mobilier.

Tout le monde sait l'énorme place que l'industrie s'est faite dans notre siècle. Guidée et entretenue par la science, qui l'exalte peut-être un peu trop quelquefois, elle a tout envahi au nom des bienfaits incontestables qu'elle nous a procurés. Elle entend alléger notre vie en nous fournissant à bon marché tout ce qui répond à nos besoins. Elle y parvient incontestablement, si nous limitons le sens du mot besoins aux nécessités de notre existence physique. Elle est impuissante à s'exercer efficacement au delà, c'est-à-dire dans le domaine des exigences du goût ou de l'intelligence pure. Ce n'est cependant pas ce que les apparences montrent à notre époque; car l'industrie s'est introduite partout et jusque dans le champ des arts. Cela s'est fait au nom de cette formule économique : « Accroître le nombre des consommateurs de toutes choses, en les fournissant à bas prix. Mais elle n'a pu atteindre son but que par un procédé conforme à cette autre formule économique : « Réunir de grands capitaux et avoir de grandes administrations pour diminuer les frais généraux; - produire des objets similaires pour réduire les pertes de main-d'œuvre et les déchets." Qu'est-il advenu? En dehors de la grande et légitime tâche qui lui incombait du côté des travaux publics et des choses de consommation commune, l'industrie a fait pour tout venant des types de vêtements, des types de mobiliers, des types d'habitations.

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Ces produits, infiniment moins coûteux que les objets faits exprès, ont d'abord créé de nouveaux consommateurs à petites bourses. Mais les anciens consommateurs attirés par le bon marché se sont joints aux premiers. On voit l'espèce d'influence que l'industrie a dû exercer sur la forme du mobilier. Elle est considérable, car la forme n'a plus été l'habile résultante d'un service personnel désiré et d'un goût établi; elle a été le résultat fatal d'une fabrication simplifiée à la mesure d'un prix réduit. Le résultat est tout différent, et nous voyons très bien ici les effets de l'industrie. On peut se demander, Messieurs, si le résultat obtenu est heureux. On ne doit pas hésiter à répondre affirmativement dans le sens de l'immense bienfait économique qui suit tout produit industriel. Qui pourrait songer à nier, que dis-je, qui n'admire pas les inappréciables ressources que fournissent à la foule les magasins de la Belle Jardinière, ou les ateliers de meubles à la mécanique? Mais toute médaille a son revers. En détachant le consommateur de la production topique, on l'a déshabitué d'aimer l'œuvre originale; on l'a distrait de la composition artistique. Il l'a oubliée pour se complaire dans des séductions moins hautes. Les formes du meuble se sont amoindries, trivialisées. On s'en inquiéta peu. Tout le monde y passa. Tous, les uns et les autres, nous avons goûté cette petite satisfaction de dire à notre voisin en lui présentant cet objet : Combien cela coûtet-il? Cinq francs. Vous n'y êtes pas : cela me coûte vingt-neuf sous! - Et quand même notre bourse ne nous y contraignait pas, nous cour

rions le bon marché, c'est-à-dire l'objet industriel. Si cela eût continué, nous étions perdus; l'art familier disparaissait. Heureusement les hommes ne suppriment pas à toujours les exigences de leur goût parce qu'ils les oublient un instant dans les préoccupations exclusives de l'économie. Aujourd'hui nous avons tous la satisfaction de trouver à bas prix mille objets industriels qui desservent le gros de nos besoins. Mais nous sentons bien que que cela est fait pour nous servir, non pour nous contenter. Nous avons des restes de besoins inassouvis qui nous poussent à rêver un meuble fait pour nous, rien que pour nous. Nous retournons aux ateliers qui composent précisément chacun de leurs produits. Nous prévoyons le service, la mesure, la forme d'une table ou d'un lit, d'un siège ou d'une étagère; nous discutons les agencements qui s'approprient à notre manière de vivre et de voir. Et par là nous faisons deux choses très bonnes. Nous introduisons chez nous un compagnon, qui exercera nos capacités artistiques et qui nous fera dire chaque fois que nous le regarderons: comme il est bien à moi ! Et puis, nous donnons de la vie à la fabrication des meubles d'art; nous en fortifions les ressorts menacés par la concurrence industrielle.

Ne pensez-vous pas comme moi, Messieurs, que dans ces conditions. l'avenir du mobilier se laisse deviner? A mesure que l'industrie, qui dispense si largement l'aisance dans les populations, accroîtra leurs loisirs, nous verrons le mobilier s'individualiser autour des familles et des personnes, et sa fabrication perdre de plus en plus de son caractère industriel pour se faire artistique. Chacun de nos intérieurs devra gagner ainsi une part de cette originalité qui était autrefois l'apanage des habitations des grands seigneurs, et le monde des artistes s'accroîtra en nombre et en puissance, ce qui est indispensable à toute nation qui veut conserver un rôle actif dans la civilisation et maintenir sa portée intellectuelle. (Applaudissements.

Mesdames et Messieurs, je m'aperçois que je parle devant vous depuis près d'une heure et demie. C'est trop longuement user de cette tribune et de votre bienveillance. Il faut me borner.

J'avais conçu cette Conférence comme un retour et un examen réfléchi des observations que j'avais pu recueillir au milieu de nos belles galeries du mobilier. Peut-être quelques-unes des impressions qui se sont gravées en moi vous ont-elles atteints? Peut-être le mobilier vous apparaît-il dans sa constitution si mêlée de nécessités, de raison, de fantaisie et d'art comme l'un des témoins les plus véridiques de notre état social? Peut-être appréciez-vous l'innombrable suite des circonstances à travers lesquelles il évolue et l'indéfinissable série des conditions qui sont imposées à ses succès? Peut-être aimez-vous les beaux meubles? S'il en était ainsi, je me féliciterais déjà, ou d'être venu ici me placer dans le courant de vos idées et de vos goûts, ou d'avoir tourné ceux-ci vers les préoccupations qui m'ont

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