PALAIS DU TROCADÉRO. 7 SEPTEMBRE 1878. CONFÉRENCE SUR LA MODALITÉ DANS LA MUSIQUE GRECQUE, PAR M. BOURGAULT-DUCOUDRAY. BUREAU DE LA CONFÉRENCE. Président : M. Ch. GOUNOD, membre de l'Institut. Assesseurs : MM. BURNOUF, ex-directeur de l'École d'Athènes; COMETTANT, critique musical; GUILMANT, organiste de la Trinité et de la Société des concerts du Con servatoire; JONCIÈRES, Compositeur; LEMMENS, directeur-fondateur de l'École de musique religieuse de Malines; le marquis de Queux de Saint-Hilaire, secrétaire-adjoint de l'Association pour l'encouragement des Études grecques; RAVAISSON, membre de l'Institut; RUELLE, bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Interprètes des exemples chantés : Mmes PRUDENT et BOURGAULT-DUCOUDRAY. MM. RIMBAUD et FERNIER. La séance est ouverte à 2 heures 20 minutes. M. BOURGAULT-DUCOUDRAY. Mesdames et Messieurs, je vais essayer de montrer qu'il existe dans les modes nombreux de la musique grecque une saveur et un accent particulier que les deux modes uniques de la musique européenne ne peuvent rendre; en second lieu, que l'emploi des gammes grecques est compatible avec la polyphonie moderne et que les effets qu'on en peut tirer peuvent être transportés dans le domaine des faits musicaux contemporains. Pour cela, un peu de théorie est nécessaire; j'en ferai le moins possible pour ne pas fatiguer votre attention. Vous connaissez tous la gamme majeure et la gamme mineure et vous savez ce qui les distingue? C'est que la position des demi-tons n'est la même dans les deux gammes. pas Je vais vous faire entendre la gamme majeure, puis la gamme mineure : Ex. 1. Gamme majeure. Gamme mineure. 14 ton. Dans la gamme majeure le premier demi-ton est placé entre le 3° degré et le 4; le deuxième demi-ton entre le 7° degré et le 8°. Dans la gamme mineure le premier demi-ton est placé entre le 2o degré et le 3, et le second demi-ton entre le 5 et le 6°. Laissons de côté, pour le moment, le troisième demi-ton formé par la note sensible sol diese; nous y reviendrons. La différence de la position occupée par les demi-tons dans les deux gammes, qui permet à l'oreille de les distinguer, donne à chacune d'elles un caractère expressif très différent. On s'en convaincra aisément en entendant la même mélodie jouée successivement dans les deux modes. Je prends un air que tout le monde connaît: Au clair de la lune; cet air est en majeur. Je le joue en entier afin que vous observiez bien la position des demi-tons : Ex. 2. 2 Si je le joue maintenant en mineur, le caractère change: Ex. 3. L'air prend une physionomie malheureuse, suppliante, presque lamentable, en tout cas fort éloignée de la première qui n'avait rien de mélancolique. Le mode majeur a donc son caractère. Le mode mineur a aussi le sien. Tous les airs construits en majeur reproduiront le caractère expressif du mode majeur. Tous les airs construits en mineur seront empreints du caractère exprespropre au mode mineur. sif On peut conclure de là que la pluralité des modes est une cause de variété dans l'expression musicale. Le majeur et le mineur sont-ils les deux seuls modes possibles? Ne peuton concevoir d'autres gammes où les demi-tons occupent des positions différentes? Evidemment si! Dans l'échelle fixe formée par les touches blanches d'un clavier de piano les demi-tons occupent une position invariable; ils se trouvent placés de mi à fa, et de si à ut. Si je construis une gamme sur chacune des sept notes de l'octave, il est évident que, dans chacune de ces gammes, la position des demi-tons changera. Prenons la comme point de départ d'une octave diatonique (il ne faut pas qu'il entre une seule touche noire dans les gammes que nous allons former), nous obtenons l'échelle suivante : Ex. 4. tonique. dominante. Dans cette gamme, je trouve le premier demi-ton si ut, entre le 2° degré et le 3o, et le deuxième demi-ton mi fa, entre le 5° degré et le 6°. C'est le mode hypodorien, qui diffère du mode mineur en ce qu'il n'a pas la note sensible sol dièse. Construisons une autre gamme un degré plus bas, en prenant sol comme point de départ, les deux demi-tons se trouvent déplacés : Ex. 5. tonique. Je rencontre le premier demi-ton si ut, entre le 3° degré et le 4o, et le deuxième demi-ton mi fa, entre le 6° et le 7°. C'est le mode hypophrygien, qui diffère du mode majeur en ce qu'il n'a pas la note sensible fa dièse. #T.dp. domin. tonique. Prenons fa comme point de départ d'une troisième octave, le premier demi-ton si ut se trouve reporté entre le 4 degré et le 5°, et le second demi-ton mi fa, entre le 7° et le 8° : Ex. 6. domin. Ce mode est l'hypolydien, qui diffère du mode majeur en ce que le 4° degré si est naturel. Si maintenant j'élève une octave sur la note mi, la gamme que j'obtiens commence par un demi-ton mi fa; le second demi-ton si ut se trouvera placé entre le 5° degré et le 6°. C'est le mode dorien, qui n'est autre chose que l'hypodorien basé sur la dominante : Ex. 7. tonique. domin. domin Les gammes basées sur la dominante ne concluent pas; le sens reste comme suspendu. Elevons encore une nouvelle octave sur la note ré. Le premier demiton mi fa se rencontre entre le 2a degré et le 3°; le second demi-ton si ut, entre le 6° degré et le 7°. C'est le mode phrygien, qui n'est autre chose que l'hypophrygien basé sur la dominante : Ex. 8. tonique. Nous arrivons à l'octave qui a la note ut pour point de départ. Celle-là, direz-vous, c'est la gamme majeure. Non pas! chez les Grecs, c'est le mode lydien. Les deux demi-tons se trouvent bien du 3° degré au 4o, et du 7 degré au 8°, comme dans le majeur; mais le mode majeur est basé sur une tomque, et le lydien est basé sur une dominante, ce qui donne à ces deux gammes un sens harmonique très différent. |