Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

PAR M. LE D A. DESPRÈS,

PROFESSEUR AGRÉGÉ À L'ÉCOLE DE MÉDECINE, CHIRURGIEN À L'HÔPITAL COCHIN, ETC.

BUREAU DE LA CONFÉRENCE.

M. BOULEY, membre de l'Institut.

Président :

Assesseurs :

MM. LUNIER, inspecteur général des services sanitaires;

MAZE, ancien préfet, professeur agrégé de l'Université;

Ch. THIRION, Secrétaire du Comité central des Congrès et Conférences de l'Exposition de 1878.

La séance est ouverte à 2 heures.

M. BOULEY, président. La politesse des orateurs, comme celle des princes, c'est l'exactitude, et je vais donner la parole à 2 heures presque précises à M. Desprès, pour qu'il nous fasse la Conférence annoncée. M. Desprès a la parole.

M. DESPRÈS :

Messieurs,

Il y a deux ans, une femme, une mère de famille, une Anglaise, est venue à Paris. Elle était accompagnée de personnages politiques de l'Angleterre qui ont joué un rôle dans les assemblées délibérantes de ce pays. Des personnages non moins importants de la Suisse l'avaient accompagnée.

Ils venaient tous dans le but de faire de l'agitation autour d'une question que le législateur, le philosophe et le savant n'ont jamais abordée sans la plus entière circonspection, dans le but de lutter contre l'organisation et la réglementation de la prostitution dans les pays où elle est réglementée. Habitués aux pratiques de la liberté, aux meetings de l'Angleterre, ces Anglais se sont rendus à Paris, dans une réunion publique provoquée par la portion la plus turbulente des républicains qui voulaient faire de la prostitution une question politique. Il n'en fallut pas davantage pour que la question fût enterrée. Les grands journaux républicains refusèrent de s'en occuper, les journaux de plaisir firent du voyage de Mme Buttler et MM. Stansfield et Humbert un objet de dérision : et tout fut dit. Cependant, pendant leur passage, les Anglais et les Suisses avaient été accueillis dans la haute société protestante de Paris, et une réunion de pasteurs, chez Mme André Walther, voulut bien étudier les moyens de remédier à l'extension de la prostitution. C'était merveille de voir le plus honnête des salons s'occuper chastement des moyens de remédier aux impuretés et aux souillures des grandes villes. La charité et la foi furent les moyens qui se présentèrent d'abord à l'esprit des protestants. Quelques médecins, quelques hommes voués à l'étude et à la pratique de la science, qui se trouvaient dans ce milieu, bien qu'ils ne fussent pas de la même religion, ne tardèrent pas à remarquer que les moyens proposés ne différaient pas de ceux employés, sans succès, depuis la plus haute antiquité pour combattre la prostitution, c'est-à-dire la religion, la foi, la charité. Frappé de l'obstination des Anglais, nous avons pensé que, derrière cette guerre acharnée qu'ils faisaient à l'importation en Angleterre du règlement de la prostitution en vigueur chez nous, il y avait peut-être le sentiment d'un péril caché, dont quelques esprits d'élite entrevoyaient seuls les dangers pour la nation anglaise. Alors il nous a paru qu'il serait utile d'étudier la prostitution et de la combattre par d'autres moyens que ceux employés jusqu'ici. Tous les hommes qui ont fait de la science savent que les grandes calamités sociales n'ont jamais été combattues autrement que par la diffusion de l'instruction, qui vulgarisait les enseignements de la science. Il y a donc quelque intérêt à approfondir scientifiquement la question de la prostitution, et à voir comment la prostitution peut être une cause de déchéance pour les pays où elle fleurit le plus; de là, Messieurs, l'idée de cette Conférence.

Je ne me dissimule pas que cette Conférence eût été mieux faite par des hommes qui ont étudié et édifié une nouvelle science, la démographie, que MM. Léonce de Lavergne, Bertillon, Broca, Legoyt et Lunier auraient fait cette conférence avec plus d'autorité que moi-même; je ne me dissimule pas que je ne suis pas ici à ma place le rôle d'un chirurgien et celui d'un conférencier n'ont rien de commun. Mais telle est la puissance de la

:

vérité, telle est la force d'attraction qu'exercent sur les hommes les choses du progrès, que ceux qui sont le moins aptes à discourir prennent néanmoins la parole pour exposer les résultats d'une science aux œuvres de laquelle ils n'ont pris qu'une minime part. Je dois ajouter aussi que, touché de la stérilité des efforts des protestants et du manque de concours qu'ils ont obtenu, je leur avais promis de produire publiquement des arguments scientifiques qui militent contre la prostitution et qui peuvent doubler les efforts faits contre elle, et je viens ici tenir ma parole.

Mon sujet a pour titre: «Des causes de la dépopulation. »

Depuis qu'on connaît l'histoire à fond, on sait que la dépopulation d'une nation est arrivée parce qu'il n'y avait plus un assez grand nombre de citoyens de cette nation et que leur race s'éteignait. Nous connaissons les causes de dépopulation qui ont entraîné la ruine des peuples de l'antiquité. D'abord le moyen le plus sûr de dépeupler un État, c'était la guerre, la guerre avec la dépopulation violente qui en est la conséquence, c'est-à-dire le massacre de la population vaincue par le vainqueur. L'histoire est pleine de ces souvenirs. Il me suffirait de vous rappeler cette légende biblique où, sous les Juges, je ne sais plus lequel, le grand prêtre a fait massacrer vingt mille « Mohabites» vaincus; et, pour obéir à la loi, on exécuta ensuite vingt-cinq mille vieillards, femmes et enfants. Voilà quels étaient pour les premiers peuples les moyens, les procédés cruels de désarmer et de dépeupler les pays conquis: on mettait à mort tous les vaincus, depuis le soldat blessé jusqu'au dernier de ses enfants. Les Assyriens, qui procédaient de la sorte, ont subi le sort qu'ils avaient imposé aux autres nations: ce peuple a disparu à son tour, la guerre ayant anéanti peu peu ce qui en restait. De notre temps, ce genre de dépopulation n'existe plus. Au moyen âge, il y en avait bien un autre, mais d'un effet moins sûr; c'était celui qui résultait des grandes épidémies et des grandes disettes. Aujourd'hui, la science, en Europe, a prévu les causes d'épidémies et de disettes, ce qui fait que la dépopulation ne peut plus se produire ainsi. Reste enfin une dernière variété de cause de dépopulation qui a été observée et qui se remarque encore de nos jours: c'est l'émigration. Un peuple qui envoie à l'étranger toute une partie virile de la nation est exposé à perdre peu à peu sa population normale et à voir diminuer l'excédent des naissances sur les décès, à l'inverse de ce qui se passe chez les peuples qui n'émigrent point et qui se développent naturellement.

Aucune de ces causes n'existe actuellement autour de nous. Il y a bien cependant encore, dans quelques coins du monde, des peuples qui procèdent à la destruction des autres peuples qui les gênent, par l'anéantissement de leurs habitants. Ainsi en Amérique, dans les États du Farwest, lorsqu'il y a une petite révolte des Peaux-Rouges, la population blanche se réunit et va, dans le pays des Peaux-Rouges vaincus, détruire le «nid »,

c'est-à-dire les femmes et les enfants. C'est ce qui s'est fait, vous l'avez vu, dans l'antiquité, où l'on pouvait dépeupler ainsi un État par la violence. Mais les mœurs se sont adoucies. Les Américains ont fini par renoncer à ces procédés qui ne sont plus de notre temps. Ils ont employé une autre méthode de dépopulation moins barbare, l'ivrognerie. Les sauvages, sitôt qu'ils y ont goûté, s'adonnent au wisky avec passion, et ne tardent pas à en ressentir les effets funestes; au bout de peu de temps, ils deviennent malades et périssent. Les Américains ont envoyé l'eau-de-vie, qui a fait ses ravages habituels aussi sûrement que la poudre et les balles, et la population a disparu. Il n'y a même plus dans ce pays d'autres moyens de dépopulation. En Europe, il y a des Etats qui se dépeuplent; mais on ne peut invoquer, pour aucun d'eux, une des raisons que je viens de vous exposer. L'Allemagne et la Belgique qui émigrent ne se dépeuplent point. Les causes actuelles de la dépopulation, là où elle existe, sont beaucoup moins appréciables. Ces causes sont peut-être moins actives immédiatement, mais elles procèdent à la fois plus lentement et plus sûrement.

De tous les pays de l'Europe, celui qui menace de se dépeupler le plus rapidement, c'est sans contredit la France, et je suis tout à fait à mon aise pour traiter mon sujet; car, si j'ai à dire quelque chose de défavorable pour un peuple, ce ne sera pas pour un de ceux qui de toutes les parties du monde ont envoyé ici leurs enfants à notre magnifique Exposition. Je pourrai donc parler en toute liberté, puisqu'il ne s'agit que de notre pays, et que les Français sont disposés aujourd'hui à écouter la vérité et savent quelquefois gré à ceux qui essayent de la faire connaître.

Donc, Messieurs, le pays qui se dépeuple le plus, celui qui est menacé d'une ruine prochaine, c'est la France. J'arrive aux chiffres bruts. Il y a, pour mesurer l'augmentation de la population ou sa diminution, un criterium infaillible: c'est la comparaison entre le chiffre des naissances et celui des décès. Les statistiques établies dans notre pays depuis le commencement de ce siècle, régulièrement tous les cinq ans, ont permis de constater ce fait capital que, de 1815 à 1820, les excédents des naissances sur les décès étaient de 5 p. o/o. Ce chiffre était extrêmement minime, à l'époque où on l'a constaté: il devait être considéré comme très alarmant. Mais alors on n'avait la statistique que d'un ou deux peuples de l'Europe et l'on ne pouvait pas comparer les différences qu'il y avait entre la France et les autres pays. Plus tard, les statistiques comparées ont permis d'établir qu'en France l'excédent des naissances sur les décès allait toujours en diminuant. En 1872, à l'avant-dernier recensement quinquennal, il a été reconnu que l'augmentation de la population, l'excédent des naissances sur les décès, n'était plus que de 3 p. o/o, c'est-à-dire 2 p. 0/0 de moins qu'en 18151820. Je vous prie, Messieurs, de bien retenir ces chiffres, car j'en aurai

besoin lorsque je parlerai des causes réelles de la dépopulation. Dans notre pays, en 1877, la dépopulation était encore plus évidente; l'excédent des naissances sur les décès n'était plus que de 1 3/4 p. o/o. Mettons 2 p. 0/0, si vous voulez; de telle sorte que, dans un espace de cinq années, cet excédent a perdu 1 p. 0/0.

La dépopulation est donc évidente, très accusée, incontestable; il n'y a plus qu'à en rechercher les causes immédiates et les causes éloignées, c'est-à-dire les causes réelles.

Eh bien! Messieurs, les causes de la dépopulation, si on consulte les lois de l'hygiène, les causes immédiates sont d'une part, l'absence de mariages et les mariages stériles; d'autre part, une mortalité excessive chez les nouveau-nés ou chez les enfants en bas âge.

Examinons chacune de ces causes.

Notre pays, qui pays, qui se trouve être justement celui qui se dépeuple le plus, est en même temps celui où les mariages sont les plus nombreux et celui où l'on se marie le plus mal. Je m'explique. Le mariage, pour être hygiénique, doit s'être effectué à un âge déterminé. L'homme atteint son développement complet à une certaine époque, la femme à une autre un peu moins avancée. C'est-à-dire que l'homme atteint son développement complet à 25 ans, et la femme à 20 ans. C'est à cet âge que le mariage peut être considéré comme le meilleur de tous les mariages; c'est celui qui est le plus fécond, et toutes les fois que nous trouvons quelque chose qui s'écarte de cette loi naturelle, nous sommes obligés d'accuser cette déviation d'être la cause des mariages stériles et de la dépopulation.

La France est le pays où l'on se marie le plus tard, comparativement aux autres pays. Voici des chiffres sur un million de mariages en France, il y en a 160,000 qui ont lieu entre un homme de 25 à 28 ans et une femme de 20 ans, c'est-à-dire à l'époque où le mariage est, si je puis ainsi dire, normal, c'est-à-dire fécond. Vous avez retenu que, dans notre pays, on a constaté une dépopulation certaine; si maintenant on compare les autres peuples à la France, à notre pays, et en prenant les peuples qui n'ont point une diminution de leur population, on constate, par exemple, qu'en Angleterre, sur un million de mariages, il y en a 380,000 qui sont contractés à l'âge du mariage normal, c'est-à-dire entre un homme de 25 à 28 ans et une femme de 20 ans.

Toutes les fois qu'on s'éloigne des lois de la nature, on en subit immé diatement des effets redoutables. Tous les mariages qui sont effectués après cette période normale sont exposés à des désastres; du côté de la femme, de l'homme ou des enfants, il y a des calamités à craindre. Il est absolument démontré que les mariages entre un homme âgé et une femme déjà âgée sont des mariages qui donnent naissance à une plus grande quantité de filles que de garçons et à des progénitures généralement chétives. Il est

« PreviousContinue »