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cultés pour l'expression de la pensée, combien ces difficultés ne doiventelles pas être plus considérables quand on arrive à des idées abstraites? Comment, par exemple, indiquer les différences qui séparent la signification des mots penser, croire, réfléchir, se souvenir, etc.?

Mais le vocabulaire d'une langue n'en est que la partic morte, le squelette, pour ainsi dire; ce qui lui donne la vie c'est la réunion des mots pour en former des phrases. La loi qui préside à cette réunion des mots constitue ce qu'on appelle la syntaxe. Or, la syntaxe de la langue mimique est très différente de la syntaxe de notre langue usuelle. Par conséquent, à ce point de vue encore, il y a une réelle difficulté pour nous tous à acquérir l'usage de la langue particulière aux sourds-muets.

Un exemple, pour vous donner une idée du caractère inversif de la langue mimique:

:

Pour indiquer qu'on a vu un cheval blanc dans un pré, il faudrait construire ainsi «Pré, ce, cheval blanc, moi vu aujourd'hui. » Le sourdmuet, même initié à notre langue, préoccupé encore de sa langue primitive, particulière, écrit souvent le français dans une forme qui rappelle beaucoup la langue mimique, et si l'on ne connaît pas celle-ci, on a quelque peine à comprendre son style.

La langue mimique ne replace donc pas, à proprement parler, le sourdmuet dans la société, puisqu'elle ne crée pas pour lui un véritable moyen de se mettre en communication d'idées avec ceux qui l'entourent.

Aussi a-t-on senti le besoin de lui enseigner, à côté ou à la place de ce langage, notre langue usuelle. Mais chacun sait, par son expérience personnelle, combien peu facilement devient familière une langue qui n'est apprise que par traduction. Une œuvre de littérature étrangère est peu appréciée quand la langue qui lui sert d'instrument n'a été apprise qu'à l'aide d'exercices scolaires. On veut aujourd'hui apporter une réforme en cette matière au lieu d'enseigner les langues étrangères à l'aide de thèmes et de versions, on préfère envoyer les jeunes gens dans les pays où ces langues se parlent; des résultats bien plus considérables sont ainsi obtenus dans un temps plus court; les jeunes gens arrivent, non plus à faire des traductions, mais à penser dans ces langues étrangères, et ce n'est qu'alors qu'ils peuvent s'en servir presque aussi aisément que de leur langue maternelle. Si nous voulons faciliter à nos enfants l'étude d'idiomes différents du leur, le passage de la mimique au langage articulé étant plus difficile encore, il faut, à plus forte raison, apprendre aux sourds-muets, directement si on le peut, comme langue maternelle, la langue que nous parlons.

Mais les langues ont deux formes: la forme parlée et la forme écrite; la parole qui pénètre par l'oreille, l'écriture qui arrive à l'œil. Quelle est celle des deux formes qu'il convient d'apprendre aux sourds-muets? Pour

qui sont privés de la faculté d'entendre, qui n'ont que la vue à leur disposition, la forme écrite, qui frappe leurs regards, paraît, au premier abord, préférable pour l'enseignement, en employant toutefois à côté de cette forme écrite une forme qui permette de la traduire sans avoir besoin des instruments matériels nécessaires pour l'écriture, c'est-à-dire la dactylologie, moyen d'exprimer à l'aide de gestes l'écriture lettre par lettre.

Mais par cela seul que la dactylologie est une espèce d'épellation, elle présente bien des inconvénients; on l'appelle souvent l'alphabet de l'abbé de l'Épée, ce vénérable prêtre s'en étant beaucoup servi dans son enseignement, après l'avoir empruntée à d'autres. Elle exige une étude spéciale, car ce sont des signes pour la plupart arbitraires; toutefois comme il n'y en a que vingt-cinq, on y parvient encore assez aisément. Ce qui est plus fâcheux, c'est que les mouvements étant très restreints, puisqu'ils ne se font qu'à l'aide des doigts, comme le mot lui-même l'indique, ces mouvements sont bien moins saisissables pour l'œil que les mouvements plus larges que fait avec les bras dans la langue mimique.

l'on

De plus, c'est une épellation! Il faut donc connaître l'orthographe des mots et indiquer une à une les lettres qui entrent dans leur composition. Les sourds-muets appartenant très souvent à des familles peu aisées, peu lettrées, dans un certain nombre de cas ce procédé ne pourra pas servir aux parents de moyen de communication avec leurs enfants. Remarquez d'ailleurs qu'il y a une lenteur considérable dans ce langage, puisqu'au lieu d'avoir seulement à représenter les sons que nous émettons, il faut exprimer les lettres souvent multiples qui entrent dans la représentation écrite d'un même son. Ainsi, au lieu de demander, par exemple, un chapeau au moyen de deux efforts de la bouche, répondant aux deux sons articulés cha et peau, il faut indiquer: C, H, A, P, E, A, U. La conversation ne saurait être entraînante avec un tel système !

On en a senti les inconvénients, et l'on a imaginé une autre dactylologie dite syllabique, parce qu'au lieu d'épeler lettre à lettre, elle s'exprime syllabe par syllabe. Il en résultait une accélération très sensible, puisqu'on se rapprochait davantage de la parole. Ce moyen avait l'avantage de ne plus exiger la connaissance de l'orthographe. Mais il y avait là une complication considérable de signes, puisqu'il en fallait autant qu'il existe de combinaisons des consonnes avec les voyelles. Aussi ce système est-il infiniment. peu répandu.

Restait donc l'écriture même, tracée par la main. Mais combien cela est incommode! Outre que tout le monde ne sait pas écrire, malheureusement! — il n'est pas facile dans certaines circonstances, même à ceux qui le savent, de recourir au crayon, à la plume, au papier, pour transmettre leurs pensées. Voyez-vous des personnes en voiture, dans la rue, obligées de se servir de ces moyens pour tenir une conversation! D'ailleurs,

quand on écrit, on ne regarde pas son interlocuteur; le jeu de la physionomie, qui donne tant de vie à la conversation, ne vient pas se joindre à l'expression de la pensée; il faudrait donc, après qu'une phrase aurait été écrite, la répéter en la mimant, afin de la souligner, de la vivifier pour ainsi dire.

L'écriture n'est pas à la portée des tout jeunes enfants; ce n'est qu'après quelques années, quand l'enfant a déjà acquis bien des notions qu'on peut l'amener à tracer des caractères sur l'ardoise ou sur le papier. Or il est important de commencer l'éducation des sourds-muets le plus tôt possible, dès que leur regard peut saisir des gestes, comme l'éducation des entendants commence aussitôt que leurs oreilles s'ouvrent à la parole. L'écriture ne peut donc jouer qu'un rôle restreint dans l'instruction des sourds-muets: celui qu'elle remplit dans l'instruction des entendants, quand elle sert à faire des devoirs, à écrire des compositions, à montrer en un mot qu'on a compris les enseignements du maître et qu'on essaye de les appliquer.

Nous mettrons donc de côté, si vous le permettez, comme n'étant pas ce qu'il y a de meilleur pour replacer les sourds-muets dans la société, ou du moins nous ne prendrons pas comme élément essentiel de notre enseignement, et la mimique qui n'est pas un moyen général d'expression des pensées, et la dactylologie, et l'écriture, qui ne sont pas non plus des moyens suffisamment aisés de communication.

Reste la langue parlée. C'est en effet à la langue parlée, à l'articulation, qu'on revient en France comme dans d'autres pays. Dans les écoles spéciales où l'on avait employé jusqu'alors la mimique, il y a aujourd'hui un cours d'articulation. On fait honneur de ce système à un Allemand nommé Heinicke. C'est une erreur; d'autres avant lui ont eu l'idée de remettre la parole sur les lèvres de ceux qui semblaient devoir en être privés.

Dans une Conférence qui a été faite ici même dernièrement, et à laquelle plusieurs d'entre vous peut-être ont assisté, on a parlé du système de Rodrigues Pereire, qui vivait en même temps que l'abbé de l'Epée et qui avait fait des sujets remarquables, comme articulation, autant qu'on peut en juger par la tradition qui nous l'a rapporté, mais dont les soins assidus pouvaient plus facilement obtenir ce résultat, puisqu'il ne se livrait qu'à des éducations privées et pouvait par conséquent se consacrer plus particulièrement à ses élèves.

Le rôle de l'abbé de l'Épée a été tout autre : animé par une ardente charité, il a voulu réunir d'infortunés infirmes sous un toit protecteur, les sauver en même temps de la misère et de l'ignorance. Il a vu surtout dans l'éducation qu'il leur donnait le moyen de leur inspirer des sentiments religieux.

Tous deux ont pu jouer un rôle utile; je n'ai pas à porter de jugement

sur ce qu'ils ont fait, je n'ai à m'occuper que de questions de principes et non de questions de personnes.

Si une langue parlée n'est pas universelle pour toute la terre, elle est au moins la langue commune des habitants d'un même pays; c'est donc elle surtout qu'il faut enseigner. Par quelle voie l'enseignerons-nous ?

Si l'on enseigne la parole par des leçons spéciales s'appliquant à ce qu'on appelle l'articulation artificielle, la longue suite d'exercices qu'il faut pour y arriver exigera les soins de maîtres spéciaux. Ce sera donc dans des institutions uniquement ouvertes aux sourds-muets qu'on pourra s'occuper d'eux à ce point de vue.

Mais à côté de l'articulation artificielle, une autre chose est nécessaire : c'est la lecture sur les lèvres. Si le sourd-muet pouvait parler, sans savoir lire sur les lèvres, la conversation ne pourrait s'établir, car s'il se faisait comprendre de l'entendant, il ne saurait en comprendre les réponses. Or, cet art de recueillir sur les lèvres les mots prononcés ne s'acquiert que par une longue habitude.

L'articulation artificielle elle-même exige un travail spécial qu'on ne peut guère demander à de tout jeunes enfants. Le même inconvénient se présenterait donc que pour l'écriture, c'est-à-dire que ce moyen ne permettrait pas de commencer aussitôt qu'il serait désirable l'éducation des enfants. Si l'on considère que le développement de l'intelligence est la chose essentielle, on s'en remettra volontiers pour l'acquisition de la parole au temps, qui apportera chaque jours des progrès, sans repousser pour cela les leçons spéciales d'articulation dans la mesure où il sera possible et profitable de la donner. C'est en faisant appel à l'esprit d'imitation, qu'on amènera les sourds-muets à reconquérir, en voyant parler sans cesse autour d'eux, cette faculté qui leur semblait refusée de se servir de la parole. Pour prendre sciemment parti entre ces deux systèmes de l'enseignement fondé, sinon exclusivement, du moins principalement sur l'articulation, de l'éducation faite en commun avec les entendants, l'acquisition de la parole se faisant peu à peu, il faut voir si le second système est possible, et pour cela parcourir la série des études qu'on demande aux entendants afin de s'assurer que les sourds-muets peuvent y prendre part sans trouble pour la classe.

par

:

Quel est le premier enseignement? C'est celui de la langue maternelle, que nous commençons à apprendre en famille et qui se perfectionne les exercices de l'école. Dans une des Conférences faites récemment à la Sorbonne pour les instituteurs venus de tous les points de la France à Paris pour visiter l'Exposition, dans celle qui se rapprochait le plus du sujet que je traite en ce moment, M. Berger disait que la langue maternelle était la pierre angulaire de tout notre enseignement. C'est, en effet, moyen de communiquer sa pensée; c'est le dépôt des pensées mêmes,

le

et le dictionnaire d'un peuple est une des choses qu'on peut consulter avec le plus de fruit pour reconnaître le degré de civilisation auquel il est arrivé; les mots que ce dictionnaire contient indiquent la masse des pensées qui ont cours dans son sein, la nature des inventions qui sont nées sur son sol ou sont utilisées dans son industrie.

De plus, le langage est nécessaire pour diriger l'exercice des facultés intellectuelles; les idées se moulent et se conservent dans les phrases qui le constituent. C'est grâce à lui qu'elles s'emmagasinent et se développent.

Le rôle du cerveau dans l'acte de la pensée et dans le réveil des connaissances acquises est difficile à préciser ; je n'ai pas la prétention de le faire; mais on peut, par une sorte de comparaison, sinon rendre compte du phénomène, car comparaison n'est pas raison, au moins montrer comment la connaissance, la possession d'une langue en est un élément essentiel.

Le cerveau joue, pour ainsi dire, le rôle d'une bibliothèque; chaque notion nouvelle vient apporter une ligne, un feuillet, un trait, un dessin de plus aux livres, aux albums qui la remplissent. Mais pour que la pensée d'un homme puisse venir prendre place sur les rayons d'une bibliothèque, il faut qu'elle ait reçu, soit par la main, soit par l'impression, une forme matérielle moins fugitive que celle qu'elle avait quand elle est éclose dans le cerveau; il faut qu'elle ait revêtu la forme du livre, du tableau ou de la statue. De même pour que la mémoire conserve une pensée intacte, il faut que celle-ci se soit arrêtée, précisée dans une formule, dans une phrase.

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On pourrait encore comparer ce qui se passe, lorsque le langage n'a donné une forme précise et durable aux idées conçues par l'esprit, à ce qu'on appelle en optique images virtuelles. Ces images disparaissent avec la cause qui les a produites; cependant il y a un moyen de les fixer: la photographie est parvenue à nous les conserver. De même, en donnant un corps aux pensées, le langage leur permet de demeurer, de se combiner, et de fournir à l'esprit un aliment solide à l'aide duquel il s'élève chaque jour de degré en degré par le raisonnement, la réflexion et le jugement.

Le sourd-muet, qui n'a pas de langage, ne perçoit pour ainsi dire que des images virtuelles et fugitives; il n'emmagasine pas les idées, elles passent à travers son esprit comme à travers un crible; son ignorance reste toujours la même. Il faut donc se hâter d'arrêter cette déperdition fâcheuse en lui donnant un langage.

Outre la manière générale que nous avons d'apprendre la langue maternelle par l'usage journalier, par la communication avec ceux qui se trouvent autour de nous, il y a, dans l'école, des exercices qui ont pour but d'en perfectionner la connaissance : c'est la lecture et l'écriture.

Voyons comment nous apprendrons la lecture et l'écriture en commun aux sourds-muets et aux entendants.

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