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M. le sénateur POMEL, président. Messieurs, la France possède, à trentesix heures de ses côtes de Provence, un splendide pays qu'on appelle l'Algérie. Beaucoup de Français n'en connaissent guère que le nom. Ce pays a été très souvent calomnié, et, depuis cinquante ans qu'il nous appartient, il est honteux de le voir si peu peuplé de colons. M. Allan, publiciste distingué de l'Algérie, se propose d'entretenir la réunion des questions. principales qui intéressent notre colonie. Je lui donne la parole.

M. ALLAN :

Messieurs,

Veuillez me permettre tout d'abord de remercier l'honorable M. Pomel, sénateur du département d'Oran, des termes si bienveillants dans lesquels il vient de me présenter à vous.

Je n'ai, pour vous parler de l'Algérie, d'autres titres qu'une compétence bien modeste et un ardent amour pour ce beau pays que j'habite

depuis plusieurs années et auquel j'ai consacré tout mon dévouement et toutes mes facultés. S'il m'arrivait, comme il n'est malheureusement que trop à craindre, de rester inférieur à ma tâche, vous voudriez bien n'en rendre responsable que le conférencier et non le sujet dont il a accepté la charge de vous entretenir.

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La première observation que je tiens à faire est celle-ci je n'ai pas de questions transcendantes à traiter devant vous. Ce que je vous dirai, ce sont des lieux communs, des faits connus de tous en Algérie, des notions qui n'y font doute dans l'esprit de personne. Je crois parler devant des auditeurs qui, tout en étant sympathiques à l'Algérie, ne la connaissent pas. Cette manière de voir dictera mon langage.

Le grand malheur de l'Algérie, c'est de n'être pas connue. L'honorable M. Pomel vient de vous le dire. Permettez-moi de vous raconter un petit fait tout récent qui m'est personnel et qui vient corroborer cette appréciation.

Il y a quelques jours à peine, je me trouvais dans un salon, au milieu d'une société distinguée. L'ami qui m'y avait présenté me mit en relation avec une des personnes présentes, officier de la Légion d'honneur, occupant une position sociale élevée, qui, aussitôt qu'il sut qui j'étais, me dit : Vous habitez l'Algérie! ah! que j'envie votre sort! c'est un magnifique. pays, d'un splendide avenir. » Et alors, se tournant vers les personnes qui nous entouraient, il ajouta : «J'ai visité aussi l'Algérie, moi, Messieurs. Quelle vie agréable et facile! et quelles chasses superbes! Je me rappellerai toujours une chasse à l'autruche et au faucon, qu'à une certaine époque j'ai faite dans la plaine de la Mitidja!»

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Comment, lui dis-je en souriant, vous avez chassé l'autruche dans la plaine de la Mitidja!

«Mais certainement! Et quelle partie de l'Algérie habitez-vous done? «J'habite Alger, lui dis-je; mais je vois que ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'y retourner bien vite, pour y apprendre la chasse au faucon et à l'autruche. "

On s'expliqua. L'excellent homme faisait partie de la suite de l'Empereur en 1860; il avait assisté à une fête dont on avait donné le régal au chef de l'État, sous prétexte de lui faire connaître l'Algérie. On avait, pour ce jour-là, fait sortir du jardin d'acclimatation d'Alger de pauvres autruches apprivoisées, qu'on avait lâchées dans la plaine. Et voilà comment il connaissait l'Algérie. J'ajouterai que les conséquences de ce fameux voyage ont bien prouvé que le chef de l'expédition lui-même en est revenu ne la connaissant guère davantage.

Permettez-moi de placer ici quelques chiffres. Je ne veux pas vous fatiguer de chiffres, qui ne restent pas dans la mémoire, et que vous pouvez trouver d'ailleurs dans les documents officiels. Ce que vous attendez d'un

Algérien, ce sont des renseignements et des faits que les livres, souvent contradictoires, ne vous donnent pas. Cependant il en faut quelques-uns, mais j'en serai sobre.

L'Algérie compte 1,000 kilomètres de côtes; elle compte également 1,000 kilomètres de profondeur, ce qui qui représenterait, si la limite du Sud était partout parallèle à la mer, environ 100 millions d'hectares. Il n'en existe en réalité que 60 millions.

Ces 1,000 kilomètres de côtes comprennent plusieurs ports excellents, deux rades de premier ordre, celles de Mers-el-Kébir et de Bougie, de nombreux abris qui peuvent, avec quelques travaux, offrir des ressources précieuses à la navigation. Sur ces 60 millions d'hectares, 16 millions environ représentent la superficie du Tell algérien, c'est-à-dire de la partie comprise entre la Méditerranée et les hauts plateaux. La richesse du Tell est incalculable: c'est la Beauce de l'Algérie; cette contrée est, en effet, fertilisable à volonté, et peut produire des résultats égaux, sinon parfois supérieurs, à ceux des meilleures terres de France. Le climat du Tell est très favorable à la population française, aussi bien à celle qui est originaire du Midi qu'à celle du Nord. La température moyenne y est de 16 degrés, variant entre 10 et 35 degrés. Le Tell algérien est donc accessible à la colonisation européenne de la façon la plus absolue.

Au sud du Tell se trouve la contrée que l'on désigne sous le nom de Hauts-Plateaux et qui comprend de 7 à 8 millions d'hectares.

Vous avez pu entendre parler depuis quelque temps de cette région, grâce au bruit qui se fait autour de grandes entreprises qui se proposent l'exploitation des produits de son sol.

Les Hauts-Plateaux produisent, sans culture, l'alfa, si précieux pour la fabrication du papier. Les céréales y donnent aussi d'abondantes récoltes; on a qualifié cette contrée de «patrie des moutons », parce qu'on peut s'y livrer, sur la plus grande échelle, à l'élevage du bétail. La température y est relativement modérée; la moyenne ne dépasse pas 20 à 22 degrés, et l'on a fait cette remarque, que bien qu'elle fût plus élevée que celle du Tell, elle était plus accessible encore aux immigrants du nord de la France, qui s'y acclimatent avec facilité. Je n'ai besoin d'insister sur l'importance de cette observation; je la compléterai en ajoutant qu'en Algérie, grâce à la merveilleuse variété des climats, quelle que soit l'origine des populations françaises ou européennes qui viennent s'y installer, il est possible de trouver pour chacune d'elles un séjour conforme à ses habitudes et à son tempérament.

pas

La troisième partie de l'Algérie est la région qui comprend le versant sud des monts Aurès et qui se continue jusqu'au Sahara algérien inclusivement. En y comprenant le Sahara, cette région compte 35 à 40 millions d'hectares. L'avenir est là certainement, Messieurs, car le Sahara algérien

comprend de nombreuses oasis; et un publiciste éminent, le regretté Jules Duval, soutenait qu'il était possible de fertiliser le désert en y multipliant les puits artésiens. Depuis, des hommes très compétents, et point du tout utopistes, ont entrevu également l'avenir du Sahara. Certains ont pu concevoir la pensée de traverser l'Algérie par un chemin de fer qui irait du Tell à Tombouctou. D'autres ont eu l'idée de créer, au sud de l'Algérie, dans la partie qui confine à la province de Constantine, une mer intérieure qui, d'après eux, reconstituerait une mer primitivement existante. Mon incompétence technique ne me permet pas de me prononcer sur la valeur de ces conceptions; mais soyez assurés que si l'exécution en est possible, elle se réalisera sans beaucoup tarder. Contrairement d'ailleurs à l'opinion reçue, le désert algérien n'est pas une mer de sable; en outre, il nous sépare d'un pays comptant plus de 100 millions d'habitants; il est évident qu'un jour ou l'autre, il y aura là pour la France un débouché considérable.

Mais ne nous lançons pas dans le champ de l'inconnu; contentonsnous, pour le moment, de nos 22 millions d'hectares représentés par des territoires, ceux-là absolument connus, délimités, et dont la productivité ne peut être mise en doute.

Avant d'aller plus loin, je tiens à réfuter tout d'abord quelques-uns des préjugés dont l'Algérie, d'une part, les Algériens, de l'autre, sont fréquemment les victimes de la part de la mère patrie et de vous-mêmes peut-être, Messieurs. Entrons dans l'examen de la question et voyons si réellement ces préjugés se justifient en aucune manière.

D'abord permettez-moi d'invoquer l'opinion d'un homme bien désin

téressé.

En 1869, on s'était posé, dans les conseils du souverain et dans les Chambres, la question de savoir si réellement on avait jusque-là suivi, en Algérie, la meilleure politique. Depuis longtemps les colons faisaient entendre leurs plaintes; la presse parisienne, quoique avec une extrême réserve, leur prêtait son concours. Le chef de l'Etat voulut-il en avoir le cœur net, ou bien ne chercha-t-il qu'à prolonger l'erreur publique en faisant ratifier, par un personnage réputé indépendant, l'opinion qu'il avait rapportée lui-même de son fameux voyage de la chasse à l'autruche? On l'ignore; mais on sait qu'il chargea M. le comte Le Hon de faire une enquête. Il la fit en effet; et, dans son discours au Corps législatif, en mars 1870, le comte Le Hon dit en substance: «Je suis parti pour l'Algérie avec des préventions que je n'essayerai pas de dissimuler; eh bien! je l'ai vu, ce pays, je le connais maintenant, et je vous atteste que c'est un crime de le laisser dans la situation qui lui est faite. » Et dans une séance précédente, un des défenseurs les plus acharnés du régime qui jusqu'alors avait prévalu en Algérie, M. Jérôme David avoua que l'on avait fait fausse

route et que son parti et lui étaient prêts à revenir au système de la colonisation, dont ils reconnaissaient la supériorité.

Je n'ai pas besoin de vous apprendre par quelle tempête ces belles paroles furent emportées peu de temps après; il n'en est pas moins vrai que, dès ce jour, l'Algérie avait le droit d'espérer de voir s'ouvrir pour elle

une ère nouvelle.

Une des paroles les plus cruelles et les plus funestes à l'Algérie qui aient jamais été prononcées est celle échappée un jour à la plume d'un éminent publiciste : «L'Algérie est un boulet pour la France!"

pas

Que de mal ce mot ne nous a-t-il pas fait! A quel Algérien n'est-il arrivé, se trouvant en face d'un contradicteur qu'il achevait de convaincre, de voir celui-ci se redresser brusquement et couper court à l'entretien par ces mots fatidiques : « L'Algérie est un boulet pour la France!"

Eh bien! voyons, pourquoi l'Algérie est-elle un boulet pour la France? Examinons. Je m'adresse à ceux de mes auditeurs qui connaissent et pratiquent le commerce. Quelle est leur préoccupation principale? D'abord de conserver leur clientèle, puis de l'étendre. Ils considèrent tout client nouveau comme un accroissement de valeur pour leur maison de commerce. Ce qui est vrai individuellement est vrai aussi collectivement.

Or, voici quelle est la situation commerciale de l'Algérie en 1876, la France avait exporté en Algérie pour 200 millions de produits (chiffre officiel); dans la même année, elle en avait reçu pour 166 millions.

La question est donc de savoir, purement et simplement, si la France a plus de profit à posséder l'Algérie et à avoir ce débouché, qu'à être allégée des charges que la colonie lui impose et à être privée de ces 366 millions d'échanges. Pour faire cette appréciation, il faut savoir quelles sont les charges que l'Algérie impose à la France et en quoi elles consistent.

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L'Algérie produit un revenu d'environ 27 à 28 millions de francs; la dépense est égale, à moins d'un million près. Par conséquent, l'Algérie peut déclarer actuellement qu'elle couvre ses frais. Il n'y a qu'une réserve à faire dans ces sommes ne sont pas comprises les dépenses de l'armée. L'Algérie a 50,000 hommes de troupes qui, au calcul ordinaire, coûtent 50 millions. Il est bien certain que cette somme reste au passif de l'Algérie. Mais déjà vous voudrez bien remarquer que 50 millions de dépenses faites par la France en faveur d'un pays qui lui donne un chiffre d'affaires de 366 millions ne constituent pas une charge bien considérable. Il faut savoir, en définitive, combien de ces 366 millions rentrent dans les coffres de l'État sous forme d'impôt, d'augmentation de bien-être et par conséquent de dépense, etc. Puis il faut tenir compte encore de ceci, que les 50,000 hommes que nous avons en Algérie, si l'Algérie n'existait pas, ne seraient pas renvoyés dans leurs foyers. Personne ne soutiendra que la France pourrait avoir actuellement sous les armes

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