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tions particulières, mais en s'appuyant sur des raisons générales embrassant tous les cas de contrebande que ce soit. Comme il était admis, donc, que les cargaisons en question n'étaient pas sujettes à confiscation comme contrebande, il était évident que la circonstance qui avait donné naissance à l'ordonnance ne pouvait avoir été de la nature de celles que Vattel avait en vue, ou, en d'autres termes, que les cargaisons n'étaient pas du tout devenues contrebande dans le vrai sens de son principe ou dans aucun principe connu du droit des gens général.

L'autorité de Grotius fut aussi invoquée à l'appui du principe mis en avant.

Grotius divise les objets en trois classes: il déclare ceux de la première classe complètement de contrebande; ceux de la seconde pas aussi complètement; et quant à la troisième, il dit: «In tertio illo genere usus ancipitis distinguendus erit belli status. Nam si tueri me non possum nisi quæ mittuntur intercipiam, necessitas, ut alibi exposuimus, jus dabit, sed sub onere restitutionis, nisi causa alia accedat. >> Cette «causa alia,» il l'explique ensuite par un exemple, «ut si oppidum obsessum tenebam, si portus clausos, et jam deditio aut pax expectabatur. »

Cette opinion de Grotius ne paraît pas porter du tout sur l'idée de contrebande, mais simplement sur celle d'une pure nécessité de la part du belligérant qui capture. Il ne considère pas le droit de saisie comme un moyen d'effectuer la réduction de l'ennemi, mais comme un indispensable moyen de défense de notre part. Il n'établit pas que la saisie sur la conduite illégale supposée du neutre qui essaye d'introduire des articles de la 3e classe (parmi lesquels sont comprises les provisions de bouche), non destinés à un port assiégé ou bloqué, que cette saisie, disonsnous, soit légale quand elle n'est faite qu'en vue d'inquiéter ou de réduire l'ennemi, mais seulement quand elle est faite en vue de notre conservation et de notre défense,

poussés que nous sommes par cette nécessité impérieuse et non équivoque qui brise toutes distinctions de propriété, et qui sous de certaines conditions fait revivre le droit originaire d'user des choses comme si elles étaient

en commun.

Cette nécessité, il l'explique longuement dans son second volume (cap. II, sect. 6), et dans le passage que nous venons de citer, il renvoie expressément à cette explication. Dans les sections 7, 8 et 9, il expose les conditions jointes à ce droit de nécessité ainsi: 1° On ne l'exercera pas avant d'avoir épuisé tous les moyens possibles; 2o non plus si le vrai propriétaire se trouve dans la même nécessíté; 3o restitution sera faite aussitôt que possible.

Dans son 3e livre (ch. 17. sect. 1), récapitulant ce qu'il a dit auparavant sur ce sujet, Grotius donne de plus amples explications sur cette doctrine de la nécessité, et confirme de la manière la plus explicite l'interprétation donnée sur les textes ci-dessus cités. Et Rutherforth, dans son commentaire sur Grotius (lib. III, cap. 1, sect. 5), explique aussi ce qu'il dit là du droit de saisir les provisions en se fondant sur la nécessité, et il suppose que le sens est que la saisie ne pourrait se justifier seulement dans cette vue, « à moins que le besoin de ces objets soit tel qu'il ne nous soit pas possible de nous en passer 1.»>

Bynkershoek limite aussi le droit de saisir les biens qui généralement ne sont pas contrebande de guerre (entre autres les provisions de bouche) aux cas que nous avons rapportés ci-dessus 2.

Il paraît donc, autant que l'autorité des jurisconsultes peut influencer la question, que l'ordonnance de 1795 ne pouvait reposer sur aucune idée juste de contrebande, et ne pouvait, sous ce point de vue, être justifiée par la raison de la chose ou l'usage reconnu des nations.

1 RUTHERFORTH's Instit., vol. II, b. II, chap. IX. § 19.
2 BYNKERSHOEK, Quæstionum juris publici lib. I, cap. ix.

Si la simple espérance, quelque bien fondée qu'elle fût en apparence, d'inquiéter ou de réduire un ennemi en interceptant le commerce neutre des articles de provisions de bouche (qui en eux-mêmes ne sont pas plus de contrebande que les marchandises ordinaires) destinés aux ports non assiegés ni bloqués, autorisait cette interruption, il s'ensuivrait qu'un belligérant pourrait en tout temps empêcher, sans siége ni blocus, toute espèce de commerce avec l'ennemi; puisqu'en tout temps il y a lieu de croire qu'une nation ayant peu ou point de vaisseaux pourrait être plongée dans une détresse si complète, si l'on empêchait les autres nations de commercer avec elle, qu'un pareil empêchement serait un puissant moyen de la réduire. Le pincipe est de nature si large, qu'il est impossible d'y poser des limites. Il n'y a pas de distinction solide, sous ce point de vue, du principe entre des provisions et mille autres articles. Il faut que l'homme se vêtisse, comme il faut qu'il se nourrisse, et même la privation des commodités de la vie est vivement sentie par ceux à qui l'habitude les a rendues récessaires. Une nation doit être affaiblie et appauvrie en proportion qu'elle peut être privée de ses relations commerciales accoutumées avec les autres États; et s'il peut être permis à un belligérant de violer la liberté du commerce neutre à l'égard d'un article non de contrebande in se, dans l'espoir d'inquiéter l'ennemi ou de le réduire par la saisie de cet article et son interruption à ses ports, pourquoi, sur le même espoir d'incommodité pour l'ennemi, ne pas couper autant que possible par des captures toute communication avec lui, et frapper ainsi en même temps avec effet son pouvoir et ses ressources?

Quant au 18 article du traité de 1791, entre les ÉtatsUnis et la Grande-Bretagne, il devait évidemment laisser la question où il l'avait prise. Les deux parties contractantes ne pouvant tomber d'accord sur la définition des cas

dans lesquels les provisions de bouche et les autres articles qui généralement ne sont pas de contrebande devraient étre regardés comme tels, adhérèrent conjointement à ce qui va suivre. (Le gouvernement américain insistait pour que la qualité de contrebande fût attachée aux articles destinés à une place réellement assiégée, bloquée, ou envahie, tandis que le gouvernement anglais soutenait qu'on devait l'étendre à tous les cas où il y avait espoir de réduire l'ennemi par la famine.) «Toutes les fois que des articles devenant ainsi contrebande d'après le droit des gens existant, seront pour cette raison saisis, ces susdits articles ne seront pas confisqués,» mais les propriétaires devront être complètement indemnisés de la manière établie dans l'article. Quand le droit des gens existant au moment où le cas se présente, prononce les articles de contrebande, on peut par cette raison les saisir; quand il prononce le contraire, les articles ne doivent pas être saisis. Chaque partie était ainsi laissée aussi libre que l'autre de décider si dans le cas donné le droit des gens les prononce ou non de contrebande, et aucune n'était forcée de se gouverner par l'opinion de l'autre. Si l'une des parties, sous le faux prétexte d'être autorisée par le droit des gens, faisait une saisie, l'autre était parfaitement libre de la contester, d'en appeler à ce même droit des gens, et, si elle le jugeait à propos, de recourir aux représailles et à la guerre.

Quand au second fondement sur lequel on justifiait l'ordonnance, la nécessité (la Grande-Bretagne, comme on l'alléguait, étant lors de sa promulgation menacée d'une disette des articles qu'on avait ordonné de saisir), il fut répondu qu'on ne pouvait nier que l'extrême nécessité ne dût justifier une pareille mesure. Il importait seulement de s'assurer que la nécessité existât alors, et de quelle manière le droit qu'elle donnait pût être mis à exécution.

Grotius, et les autres jurisconsultes sur ce sujet, s'accordent à déclarer qu'il faut que la nécessité soit réelle et pressante, et que même alors elle ne confère pas le droit de s'approprier le bien d'autrui avant que tous les autres moyens praticables de secours n'aient été tentés inutilement. On ne pouvait douter qu'il n'y eût d'autres moyens praticables d'éviter la calamité appréhendée par la Grande-Bretagne. L'offre d'un marché avantageux dans les différents ports du royaume était un expédient évident pour y attirer les produits des autres nations. Pour un commerce profitable les marchands n'ont pas besoin d'être forcés; ils enverront leurs cargaisons où l'intérêt les invite; et si ce stimulant leur arrive à temps, il produira toujours l'effet qu'on s'est proposé. Mais tant que la Grande-Bretagne offrait moins pour les nécessités de la vie que ce qui pouvait être obtenu de son ennemi, ne devait-on pas s'attendre à voir les vaisseaux neutres rechercher les ports de cet ennemi, et passer devant les siens sans y entrer. Pouvait-on dire que, d'après la simple appréhension (non d'après la véritable expérience) de disette, elle était autorisée à avoir recours aux moyens violents de saisir des provisions appartenant aux neutres, sans essayer les moyens d'approvisionnements compatibles avec les droits des autres et non incompatibles avec le besoin? Après que cette ordonnance eut été rendue et mise à exécution, le gouvernement anglais fit ce qu'il aurait dû faire auparavant: il offrit une prime sur l'importation des articles dont on manquait. La conséquence fut que les neutres vinrent avec ces articles, au point qu'à la fin la place fût encombrée. Le même arrangement, s'il eût été donné plus tôt, aurait rendu totalement inutile l'ordonnance de 1795.

Sur ces fondements une pleine indemnité fut accordée par les commissaires, dans le 7 article du traité de 1794, aux propriétaires des vaisseaux et cargaisons saisis en

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