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dans une égale proportion. S'il y a eu baisse indue, elle est corrigée par une hausse qui mathématiquement doit annuler l'effet de cette baisse. Nous serions tout aussi bien fondés à nous plaindre du déplacement de cours provoqué par ce rachat que les agrariens à gémir de celui que la vente a découvert à pu amener.

On parle sans cesse de différences, de jeu, d'opérations qui se résolvent par de simples écritures; mais on oublie que l'acheteur a toujours le droit d'exiger la livraison de ce qui lui a été vendu, et que le vendeur a toujours celui de présenter sa marchandise en réclamant le paiement du prix. Que si, par l'organisation complexe et perfectionnée des grands marchés modernes, des compensations nombreuses interviennent, il n'en est pas moins certain que chaque opération considérée isolément implique, sans discussion possible, une obligation, pour l'un, de livrer le titre ou la marchandise; pour l'autre, d'en acquitter le prix fixé. Multipliez par la pensée ces opérations par n'importe quel chiffre; supposez que dix, quinze, vingt millions de sacs de blé formant la récolte de la France donnent lieu à des transactions portant sur un chiffre centuple; au bout de l'année ces dix, quinze ou vingt millions de sacs auront été livrés et le prix en sera entre les mains des fermiers ou des propriétaires. Dès lors c'est la quantité même de cette marchandise apportée sur le marché qui exercera en fin de compte une influence déterminante sur les prix, quels qu'aient pu être d'ailleurs les calculs plus ou moins savants des spéculateurs et des intermédiaires. Pourquoi donc attribuer aux opérations à découvert un pouvoir qu'elles n'ont pas? Ce n'est en fin de compte que l'équilibre à établir entre l'offre et la demande qui déterminera le cours si le capital « blé » abonde, il s'échangera contre une moindre quantité de capital «< numéraire »; s'il est rare, il exigera, pour un même poids, une plus forte somme d'argent.

Nous avons beau examiner l'histoire économique, plus particulièrement celle des dernières années; nous n'y trouvons aucun fait qui soit en contradiction avec cette théorie ou plutôt ce raisonne ment fondé sur des données indiscutables. Nous voyons, en règle générale, les marchandises varier de cours, d'une année à l'autre, selon les récoltes et non pas selon les fantaisies des spéculateurs. Si celles-ci se produisent, si le caprice d'un individu ou d'une compagnie essaie de fausser les prix, en opérant par masses sur le marché du terme, voici quelques exemples qui prouvent d'abord que c'est dans le sens de la hausse plutôt que dans celui de la baisse

que s'exercent le plus souvent les tentatives de ce genre; et ensuite, que, si elles ont pour objet une dépréciation des cours, elles amènent généralement un revirement brusque et une hausse violente. de la denrée qu'elles prétendaient écraser. L'une des plus récentes et des plus célèbres campagnes sur les blés a été menée par un jeune Américain du nom de Leiter, qui essaya il a quelques années de dominer les marchés de Chicago et de New-York; ses opérations commencèrent par provoquer une ascension rapide des cours : mais au bout de peu de semaines il était forcé de reconnaître, à mesure qu'approchaient les échéances des marchés à terme qu'il avait conclus, qu'il n'avait pas les moyens pécuniaires de prendre livraison de ce qu'il avait acheté; il dut revendre son stock, le niveau des prix ne tarda pas à redevenir ce qu'il était avant ce << raid » du jeune Yankee. Il y a plus longtemps, sur la place de Paris, une opération avait été tentée qui devait élever le prix des huiles de colza : des achats intenses y réussirent en effet : mais à mesure que la cote annonçait à l'univers cette hausse, les détenteurs d'huile chargeaient leurs fûts sur des wagons et les expédiaient à grande vitesse vers la place où des prix inespérés leur étaient offerts pour leur marchandise; le résultat inévitable se produisit. L'affaire fameuse des cuivres, organisée il y a une dizaine d'années et présente à toutes les mémoires, suivit une marche analogue une hausse excessive provoqua des offres persistantes, sous la pression desquelles la combinaison s'écroula. Dans tous ces cas, on voit clairement que les marchés ont beau être à terme, ils se résolvent par une livraison de la marchandise; et c'est l'arrivée de celle-ci qui rétablit le juste prix. Inversement, quand certains opérateurs ont voulu déprécier à Paris le cours des sucres en vendant des quantités dont ils n'étaient pas détenteurs, ils ont dû, à mesure qu'approchaient les dates de règlement de leurs contrats, racheter ce qu'ils avaient imprudemment vendu, et la hausse a succédé à une baisse factice. Les inconvénients n'ont donc été que passagers; les conséquences, cruelles pour les spéculateurs, des erreurs commises par eux ont éclaté à tous les yeux; elles rendront pour longtemps les opérateurs et les intermédiaires attentifs à éviter de s'exposer à de pareils dangers.

On nous objectera que des inconvénients peuvent résulter de ces déplacements violents et injustifiés des cours, dus à des ventes ou à des achats faits par des opérateurs incapables d'exécuter à l'échéance leurs engagements. Nous le reconnaissons: des secousses

semblables imprimées aux marchés leur causent un préjudice et ont souvent pour conséquence une stagnation plus ou moins prolongée, qui succède à l'emportement. Mais ce sont là des phénomènes inséparables de la libre activité des transactions humaines, aussi impossibles à éviter que l'accès de fièvre qui atteint parfois l'homme le plus vigoureux. En outre, et ceci est un point capital à mettre en lumière dans la discussion qui nous occupe, ces étranglements de marchés se produisent tout aussi bien dans le cas d'opérations au comptant que dans celui de marchés à terme. Que toutes les quantités disponibles d'une denrée, que tous les titres flottants d'une société soient ramassés par un acheteur qui en prendra immédiatement livraison et les mettra en magasin ou dans son portefeuille, et l'effet sur les cours sera aussi violent que si l'opération avait été conclue à terme le délit d'accaparement est plus spécialement constitué par des procédés de ce genre. Nous pourrions citer comme exemple les achats énormes de froment opérés il y a quelques années par des banques de l'ouest des États-Unis. La tentative avorta : des dizaines de cargaisons de navires furent vendues à bas prix sur les marchés anglais, lorsqu'il fut avéré que les banques ne pouvaient tenir la position. Il est vrai que la plupart des marchandises qui donnent lieu aux marchés à terme existent et sont produites dans le monde moderne en quantités telles que l'accaparement en est pour ainsi dire matériellement impossible. Aussi, tandis que jadis, aux époques de communications difficiles, les hommes étaient surtout préoccupés de prendre des précautions contre la rareté et par suite contre le renchérissement des objets de première nécessité, voyons-nous de nos jours les rôles renversés. Ce ne sont plus les consommateurs qui se plaignent d'attentats commis contre leur bourse ou leur estomac; ce sont les producteurs qui prétendent établir à priori une sorte de juste prix, au-dessous duquel ils ne veulent pas livrer leur marchandise et qu'ils entendent imposer, en dépit du jeu naturel de la loi de l'offre et de la demande.

Dans cette lutte pour la défense de leurs intérêts, les agrariens ont cru qu'ils devaient porter le plus gros de leurs efforts contre les marchés à terme, c'est-à-dire contre les bourses de commerce. Nous croyons qu'ils ont été mal inspirés. Dans le pays où ils ont réussi à faire prévaloir une législation conforme à leurs désirs, en Allemagne, nous ne voyons pas que le prix des céréales se soit élevé depuis que les transactions à terme en marchandises y sont interdites. Nous entendons au contraire des plaintes journalières

s'élever contre la difficulté pour les vendeurs de connaître les véritables cours. C'est en effet un avantage, et non des moindres, des marchés à terme, que d'amener l'établissement d'une cote infiniment plus sincère et plus exacte que celle qui peut résulter d'opérations au comptant, exécutées isolément, sans être rectifiées par l'intervention constante du spéculateur sur le marché. Il faut le rappeler une fois de plus la spéculation, exercée dans une mesure raisonnable, est inhérente à toutes les affaires, elle en est la condition primordiale, le moteur essentiel; elle se retrouve dans toutes les opérations financières, commerciales, industrielles, et même agricoles le paysan qui sème de la betterave au lieu de blé, spécule. sur les hauts prix du sucre qu'il a connus dans la campagne précédente; celui qui met ses terres en prés, au lieu d'y semer du froment, spécule sur les cours élevés de la viande que lui apporte la cote des abattoirs de la Villette. De même le négociant qui verra les cours du blé monter à des hauteurs qui ne lui paraissent pas en rapport avec ce qu'il sait des perspectives de la prochaine récolte, pourra être amené à vendre du blé livrable dans quelques mois, à l'époque où la récolte sera rentrée et où par conséquent il prévoit que de grandes quantités de grains s'offriront à l'acheteur. Luimême à ce moment sera un acquéreur tout prêt à traiter avec le cultivateur; peut-être même devanceront-ils l'un et l'autre l'époque où les épis auront été moissonnés, engrangés et battus et traiteront-ils une affaire sur récolte pendante ou future. Le même négociant pourra, l'année suivante, si les offres provenant d'une abondance momentanée écrasent les cours, profiter de cette baisse pour acheter à l'avance, livrables sur des mois éloignés, des céréales dont il prévoit le relèvement.

Nous avouons, pour notre part, ne pas voir le côté blåmable des mille opérations semblables, dont nous ne faisons que tracer une esquisse grossière, mais qui ont en général pour objet et pour effet d'empêcher les fluctuations trop brusques plutôt que de les provoquer. Ce n'est que par l'institution des marchés à terme que les échanges ont pu prendre le développement auquel nous assistons et dont nous n'apprécions souvent pas, à sa juste valeur, le double bienfait en même temps que le marché à terme multiplic. les affaires, il diminue l'amplitude des oscillations; il donne au producteur et au consommateur des facilités incomparables pour se rencontrer, pour mettre en présence leurs offres et leurs demandes, pour ajuster, de la façon la plus précise, ces besoins contraires de l'un et

de l'autre, besoins qui sont la base de la vie économique sur le globe, et qui trouvent à se satisfaire avec une aisance et une rapidité sans égale par le mécanisme des bourses. Celles-ci n'existeraient pas si la marchandise effective n'était à la base de toutes les transactions qui s'y accomplissent; l'institution des affaires à terme n'est qu'un perfectionnement du mécanisme de l'échange, auquel il serait aussi peu sensé de renoncer que de vouloir abandonner les chemins de fer pour retourner aux diligences.

IV

Il est un autre côté des marchés à terme qui a déjà été maintes fois mis en lumière et qu'il nous faut rappeler une fois de plus : c'est l'utilité qu'ils présentent, en permettant des opérations qui ne peuvent pas se liquider par une livraison immédiate de marchandise, mais qui ont besoin de devenir instantanément définitives, sous la simple condition d'un délai fixé pour cette livraison. Dans ce cas, non seulement les opérations à terme ne constituent pas une spéculation au sens vulgaire du mot, c'est-à-dire un jeu, mais elles ont pour effet de dispenser un commerçant ou un industriel de jouer. Prenons l'exemple d'un meunier qui achète des grains pour alimenter son moulin; il ne saurait effectuer ses achats au jour le jour en se bornant à faire chaque matin l'acquisition d'un nombre de sacs de blé correspondant à la quantité de farine qu'il s'attend à vendre; s'il a besoin de grains étrangers, soit par suite de l'insuffisance de la récolte en France, soit parce qu'il désire opérer certains mélanges pour obtenir une meilleure farine, il devra acheter une cargaison américaine, australienne, argentine ou autre, qui représente peut-être 20,000 ou 30,000 quintaux. Dans quelle situation se trouvera-t-il, s'il achète tout ce blé sans vendre en même temps la farine au prix qui lui laisse une marge raisonnable, c'est-à-dire lui assure son bénéfice industriel? Il sera exposé à toutes les fluctuations ultérieures du cours des farines s'ils montent, il réalisera un plus grand bénéfice; mais s'ils baissent, il subira des pertes dont il ne saurait mesurer l'étendue. Il n'a qu'un seul moyen d'éviter de courir ce risque, intolérable pour un homme sérieux, désireux de faire fonctionner normalement son industrie, c'est-à-dire de recueillir la rémunération de son travail, sans spéculer sur la hausse ou la baisse du cours c'est de vendre son produit fabriqué en même temps. qu'il achète sa matière première; c'est, pour le meunier, de vendre

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