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LES MARCHÉS A TERME

I

Marchés à terme! que de polémiques ce seul mot évoque, que d'apres discussions, et, dans les temps plus récents, que de législations d'exception il a engendrées et il menace d'engendrer encore ! Et pourtant l'opération qu'il désigne n'est qu'une forme légitime de l'échange et ne devrait pas plus être interdite que l'achat et la vente au comptant. En effet l'achat-vente qu'elle implique est irrévocable dès l'instant où les engagements réciproques de l'acheteur et du vendeur sont pris; seule, l'époque d'exécution est différée, c'est-àdire fixée à une date postérieure à celle du jour où l'opération a eu lieu. Au point de vue philosophique, il est bon de remarquer que beaucoup des affaires prétendument faites au comptant ne se règlent pas non plus à la minute même où les promesses de livrer l'objet vendu et d'en payer le prix sont prononcées; c'est le lendemain, parfois à quelques jours d'échéance, que les parties conviennent de procéder à la réalisation du contrat. En matière de titres se négociant en bourse, sur les marchés de valeurs mobilières, rien n'est plus fréquent qu'un intervalle considérable entre la conclusion de l'affaire au comptant et la livraison des titres. Le règlement des agents de change prévoit un délai de cinq jours. Quelle différence y a-t-il entre ce cas et celui d'une opération dite à terme, ayant lieu par exemple le 23 du mois, et devant se régler à l'époque de la liquidation de fin courant, c'est-à-dire cinq jours plus tard? Il n'y en a pas au point de vue de la nature des obligations assumées par l'acheteur et le vendeur; il n'y en a que par suite de l'institution d'un mécanisme que nous allons expliquer et qui permet aux con- › tractants de reporter à une date ultérieure l'exécution de leurs engagements. Mais il importe de remarquer que cette prorogation est volontaire des deux côtés, qu'elle est subordonnée au libre consentement de l'acheteur et du vendeur, et que dès lors rien, dans A. TOME XVI. JANVIER 1901.

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l'essence de l'opération à terme, ne vient dénaturer le caractère primordial et définitif de l'opération conclue.

Ce que nous venons de dire et ce qui suit s'applique à toute espèce d'affaires à terme, qu'elles aient pour objet des marchandises proprement dites, des denrées telles que les métaux, le blé, le sucre, ou celles qui ont reçu plus spécialement le nom de valeurs mobilières, rentes, obligations, actions. Lorsqu'arrive le jour de l'échéance, le vendeur est tenu de livrer l'objet promis et l'acheteur d'en acquitter le prix. Supposons que cette échéance soit le 31 janvier et que mille sacs de blé aient été vendus pour cette date, à vingt francs l'un, soit vingt mille francs l'acheteur des 1000 sacs de blé pourra dire au vendeur : « Je vous propose de reporter à fin février le règlement de notre affaire; je vous offre d'augmenter alors mon prix d'une fraction qui corresponde à l'intérêt de l'argent pendant ce délai d'un mois que vous allez m'accorder; fixons le taux à 6 p. 0/0 l'an; c'est, dès lors, une somme de 20 fr. 10 par sac, soit 20,100 francs en tout, que je vous paierai fin février, au lieu de 20,000 francs que je vous devais fin janvier. » Si le vendeur accepte, l'opération sera reportée à fin février, époque à laquelle l'acheteur devra lui verser les fonds, à moins qu'une nouvelle convention intervienne, en vertu de laquelle un report nouveau rejettera à fin mars la livraison et le paiement qui devra être, si l'intérêt est maintenu à 6 p. 0/0, de 20 fr. 20 par sac soit 20,200 francs contre les 1000 sacs de blé.

Nous avons omis à dessein les circonstances qui peuvent obscurcir, aux yeux des personnes peu familiarisées avec ce mécanisme, la simplicité élémentaire de l'opération que nous venons de décrire variations des cours de la marchandise dans l'intervalle des liquidations, c'est-à-dire des époques assignées aux règlements, fixation de l'intérêt de l'argent à des taux différents du taux couramment pratiqué sur la place où se poursuivent les reports, par suite de positions surchargées de vendeurs ou d'acheteurs, intervention de capitalistes, prêteurs d'argent, de marchandises ou de titres, qui profitent de l'intérêt bonifié par l'acheteur (report) ou du prix de location de la marchandise ou du titre payé par le vendeur (déport). Il n'en est pas moins exact de dire que toute la question des marchés à terme tient dans l'exposé succinct que nous en avons fait et qui va nous permettre de poursuivre à fond la discussion du problème car il n'est pas une seule des étapes souvent compliquées à travers lesquelles se déroule l'exécution d'une opération en mar

chandises ou en titres qui ne se puisse comprendre à la lumière de cette explication primordiale.

De ce qui précède il résulte que le report pourrait fort bien s'appliquer à une opération faite tout d'abord au comptant en effet l'acheteur qui s'est engagé à payer sur l'heure à son vendeur le prix convenu peut aussitôt lui proposer de reculer à une date plus éloignée l'exécution de la convention et transformer par ce moyen, instantanément pour ainsi dire, l'opération au comptant en opération à terme.

On se demande dès lors pourquoi un fait, en apparence aussi simple, a pu donner lieu à autant de critiques. C'est en grande partie à cause de l'extension considérable prise par les marchés modernes, qui fait que, lors des époques des règlements de ces opérations à terme, époques désignées du nom générique de liquidations, l'acheteur et le vendeur primitifs cessent d'être en face l'un de l'autre, ne se connaissent plus, sont submergés en quelque sorte dans un océan d'affaires engagées pour la même échéance sur la même marchandise et trouvent presque à coup sûr, auprès de la multitude des opérateurs qui travaillent sur le marché, l'acheteur, les capitaux nécessaires pour payer la marchandise, le vendeur, la denrée ou le titre promis par lui. Il en résulte que des acheteurs achètent sans argent, et que des vendeurs vendent sans avoir l'objet promis, certains qu'ils sont l'un et l'autre, à l'échéance de leur contrat, de pouvoir, si telle est leur convenance, reporter à une échéance ultérieure l'exécution de leur engagement, moyennant tout au plus le paiement de différences. Ces différences seront dues par l'acheteur s'il veut emprunter de l'argent sur un gage qui a baissé de cours; par le vendeur, s'il doit emprunter des denrées ou des titres dont la cote a monté depuis le jour où il a promis de les livrer. Il est naturel que le prêteur d'argent qui va se substituer à l'acheteur vis-à-vis du vendeur demande au premier de lui remettre la somme nécessaire pour parfaire l'écart entre le cours du jour de l'achat et celui du jour de la liquidation. Il est non moins clair que, si c'était le vendeur originaire qui traitât lui même avec l'acheteur originaire, il demanderait à ce dernier, qu'il autorise à n'exécuter son contrat qu'un mois plus tard, de remettre au dit vendeur une somme égale à la dépréciation subie par le titre ou la marchandise. C'est la multiplicité, l'intensité, l'étendue des opérations qui ont amené peu à peu l'institution de ces vastes marchés, connus sous le nom de bourses, où s'échangent quotidiennement des denrées et

des valeurs pour des millions et des milliards de francs. C'est là que la facilité des opérations à terme a engendré parfois des abus; ces abus ont provoqué des plaintes et les mesures d'exception par lesquelles certains gouvernements ont cru remédier à des maux, qui étaient en réalité bien moindres qu'ils ne se l'imaginaient et qu'ils ne guérissaient d'ailleurs point. Ces maux ne naissent que de la volonté des hommes, de l'usage excessif du crédit, de l'imprudence des intermédiaires qui pourraient singulièrement les restreindre en exigeant plus de garanties; ils sont l'effet inévitable de la liberté qui doit être laissée à tout individu de faire des contrats, qui n'ont rien d'anormai en eux-mêmes, de la façon qui lui convient. Enfin ils se produisent chaque jour dans les transactions commerciales et industrielles faites en dehors des bourses; des industriels qui ont vendu leurs produits à des négociants avec un crédit de plusieurs mois voient parfois leurs traites protestées à l'échéance; il arrive aux négociants de livrer des marchandises à des clients qui deviennent insolvables.

II

Les objections adressées aux marchés à terme sont de deux ordres très différents. Les unes sont tirées des dangers qu'ils peuvent présenter pour les individus un spéculateur achète par quantités excessives du blé ou de la rente; au jour où il doit en prendre livraison, il n'en a pas les moyens; les cours ont baissé; même pour se faire reporter, il est obligé de fournir à son vendeur ou au capitaliste qui va prendre sa place vis-à-vis de son vendeur, des sommes importantes à titre de différence, c'est-à-dire de garantie ou, si l'on aime mieux, d'à-compte sur l'exécution de son marché; il ne les possède pas ou n'en possède qu'une partie. Dès lors il ne peut conserver sa position; il va être ce qu'on appelle exécuté; c'est-à-dire que le blé ou la rente achetés par lui vont être revendus d'office; ils le seront à des cours inférieurs à son prix d'achat; il restera débiteur de la différence en totalité ou en partie; il sera ruiné. Nous répondrons que cette ruine, pour fâcheuse qu'elle soit, n'est qu'un des mille moyens qui sont à la disposition d'un prodigue pour dissiper son patrimoine, et que l'État n'est point chargé de mettre chaque citoyen en tutelle pour la gestion de sa fortune. Il va sans dire que l'hypothèse inverse, c'est-à-dire une vente à découvert de titres ou de denrées que le vendeur ne peut pas livrer à

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