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possibilité de devenir actifs, avisés, fermes, énergiques; de connaître au lieu d'ignorer, de se mettre au fait du véritable état des choses, de préparer les voies, de toucher sans crainte aux fantômes effrayans de la grandeur russe; afin de les faire disparaître en leur opposant la vérité, le bon droit soutenu par la puissance invincible des intérêts, des vœux et des besoins de tous.

Et si jamais la lutte commence, faites-la générale, faitesla énergique; mettez-y tous vos moyens. Que le résultat soit prompt, complet et final. Ne vous arrêtez pas à moitié chemin, ne perdez pas l'exemple de la dernière coalition, qui ne voulut pas laisser Napoléon maître des rives du Rhin et de l'Italie, sentant bien que de là il ne manquerait pas de recommencer ses conquêtes.

Que la Russie rentre dans ses anciennes limites, et soit enfin forcée de s'occuper d'améliorations intérieures et du peuple nombreux répandu sur l'étendue du pays déjà trop grande, dont le bonheur véritable n'est point entré jusqu'à présent dans la pensée de son gouvernement.

Que la Suède, la Pologne, l'empire Ottoman reprennent leur existence; si vous ne pensez, par exemple, qu'à sauver ce dernier état, ce sera bientôt à recommencer : vous aurez versé du sang et dépensé vos trésors en pure perte.

La Pologne doit nécessairement prendre part au combat pour que le succès en soit assuré et le combat terminé; il faut que la Pologne reste indépendante, pour que l'Allemagne et la Turquie existent avec sécurité, pour que l'Europe entière puisse enfin désarmer tout de bon, et se livrer avec un entier abandon aux jouissances, aux bienfaits d'une paix désormais véritable, autant du moins qu'elle est possible parmi les hommes, parce qu'elle serait fondée sur les bases essentielles et indispensables, sur la justice rendue à tous, sur l'indépendance et le bonheur des nations.

Cependant, si l'expérience des temps passés n'est pas écoutée par ceux qui doivent la méditer sans cesse, s'ils ne

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sont pas frappés par la vue des événemens qui se pressent sous nos yeux, si les états constitutionnels se laissent aller à une indolente insouciance; si la crainte de nouveaux bouleversemens, les embarras des réformes, ne cessent de les paralyser au dehors, et si la terreur de la démagogie fait partout taire la voix de la saine politique; si la fureur des économies, la passion de la paix quand même, et l'esprit purement mercantile et industriel domine les nations les plus éclairées; si, d'un autre côté, entre tous les états, la Russie seule agit, avance, si elle a scule le privilége de choisir son moment et d'atteindre à chaque fois son but, qui, aussitôt qu'il devient un fait accompli, est accepté par l'Europe et sert de degré pour avancer; si, en un mot, rien ne change dans la politique actuelle; si tout continue d'aller du même train, qu'arrivera-t-il entin? et quel est le sort qui attend l'Europe? Il n'est pas donné à l'esprit humain de le prévoir avec précision. Gibbon, en finissant son immortel ouvrage, se pose la question suivante : « Est-ce que l'Europe peut encore être exposée à une inva«sion des barbares, pareille à celle que le Nord a vomie jadis sur l'empire romain? » A cela, il répond que la chose est maintenant impossible, et nous sommes entièrement de son avis.

Mais nous ajouterons que, quoique l'Europe n'ait pas à redouter une invasion de barbares, comme aux quatrième et cinquième siècles, il n'est pas impossible qu'elle soit un jour menacée d'une invasion semi-barbare, qui ne sera pas moins funeste et moins désastreuse. Les mêmes choses se répètent dans le monde sous des formes, sous des dénominations différentes.

L'invasion dont l'Europe pourrait encore être menacée, viendrait également des peuples du Nord, race plus dure et plus forte que celle du Midi. La plupart des masses qui la composeraient, auraient toute l'impétuosité, l'avidité, les préjugés et l'obéissance aveugle, qui rendent les barbares des machines si effrayantes et des instrumens si puis

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sans. Mais ces masses ardentes, aveugles, dociles, seraient organisées, armées, conduites avec une connaissance parfaite de l'art de la guerre; elles seraient accompagnées de tout ce que la civilisation et les sciences ont donné à l'homme de moyen de destruction; elles seraient dirigées par une autorité absolue, ayant à sa disposition les ressources et les séductions, que fournit une intelligence supé rieure et cultivée, quoique, au fond et dans ses fins, elle soit profondément barbare; de sorte que la civilisation la plus avancée sans morale et la barbarie brute se donneraient la main, et réuniraient leurs avantages d'action et leurs moyens opposés, pour prêter à la nouvelle invasion une force inconnue jusqu'à présent, et rendre ses succès plus funestes et plus assurés.

Si cette triste prévision, qui ne semble aujourd'hui qu'un rêve pénible se réalisait, nous verrions des bataillons russes, turcs, valaques, serbes, slaves de toutes les espèces, se soutenir réciproquement; des princes, des guerriers persans, curdes, tartares, circassiens, rivaliser de prouesse avec les Cosaques du Don et du Dniéper; les flottes du Nord, de l'Orient et du Midi, se réunir pour combattre la dominatrice des mers, comme elles auraient pu l'essayer si Paul Ier avait vécu.

L'on a bien vu Napoléon faire marcher sous ses drapeaux presque tous les potentats, tous les peuples de l'Europe. Un Napoléon, et c'est même beaucoup trop, assis sur le trône impérial de Russie, peut opérer de bien plus grandes merveilles. De même qu'Attila avait pour lieutenans les puissans souverains des Gépides et des Ostrogoths, et beaucoup d'autres princes censés indépendans, nous apprendrious que d'augustes couronnes, des rois titrés, paradent dans les rangs de l'autocrate du Nord, qui peut à bon droit se considérer héritier et successeur légitime du fameux roi des Huns, puisque déjà il possède la plus grande partie de ses états.

Il existe au fond du cœur humain un sentiment qui n'est
AVRIL 1835.

TOME IV.

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pas très généreux, mais qui est naturel et souvent excusable. Dans le malheur, sous le joug, nous voudrions faire par tager nos infortunes à ceux qui auraient pu nous sauver et qui ne l'ont pas voulu. Ce sentiment est capable de con duire à mal les nations comme les individus.

S'il germait, s'il se fortifiait dans le cœur de tant de peuples souffrans, s'il leur inspirait le besoin impérieux de venger leur humiliation sur les indifférens du reste de l'Europe, et qu'un jour ils vinssent se vouer franchement et de bonne foi à leur oppresseur, pour avoir seulement la consolation de faire partager leur oppression à d'autres peuples qui jusque-là n'avaient connu que le bonheur; en vérité, il n'en faudrait pas davantage pour rendre bien probables de grands maux, de grands bouleversemens, dont la malheureuse humanité ne se relèverait peut-être que par une tardive et sanglante réaction, amenée par la force des événemens, et qui punirait un jour les coupables, ou leurs descendans, des souffrances qu'on n'aurait pas su lui épargner.

Qu'une même pensée, susceptible de grandeur, s'empare seulement de toutes ces innombrables populations de même origine, qui s'étendent depuis la mer Blanche et la Baltique jusqu'à la mer Noire et à la Caspienne d'une part, et de l'autre jusqu'à l'Adriatique; que cette pensée soit saisie et exploitée par un homme fier, habile, hardi, ayant en main le sceptre du grand empire du Nord; qu'il sache faire préférer une seule fois aux races slaves les joies de la conquête au bonheur plus réel, plus moral, mais plus difficile à obtenir, de la liberté et de l'indépendance nationales, et nos tristes et étranges visions seront bien près de prendre un corps, de se transformer en réalité effrayante.

Les années ne sont que des jours, des instans dans la vie des nations; nos craintes, nos prévisions, si on leur accorde quelque croyance, peuvent ne regarder qu'un avenir éloigné que nous ne verrons pas. Rappelons-nous toutefois

que dans notre époque, comme dans toutes celles des grandes catastrophes de l'humanité, les événemens marchent plus vite que d'ordinaire, et que le temps perd alors sa mesure. Nous pourrions donc encore de nos jours voir se vérifier le mot si remarquable de l'homme extraordinaire, dont le génie ne vit jamais plus juste dans l'avenir, que lorsque, arraché à la vie active, un pied déjà dans la tombe, il observait avec son regard d'aigle le monde, les hommes, les gouvernemens, leur tendance, sans que sa vue perçante fût alors troublée par aucun motif d'intérêt personnel. C'est lui qui, avant sa mort, a prédit que l'Europe devait nécessairement être bientôt ou cosaque ou constitutionnelle, subir le règne de la Russie, ou rétablir le règne de la justice.

LES PAYSANS EN POLOGNE.

Au nombre des malheursqui accablent la Pologne, depuis plus d'un demi-siècle, il faut compter l'accusation élevée contre elle par plusieurs écrivains, d'avoir mérité sa destinée : c'est ainsi qu'on voulut enlever à la Pologne l'intime conviction que sa grande infortune n'était point son ouvrage. Ce reproche est principalement fondé sur l'oppression et l'esclavage dans lesquels la noblesse tenait ses paysans, au milieu d'une licence effrénée et d'une flagrante et continuelle violation des lois. On veut conclure de là, que l'humanité devait applaudir à la chute de la Pologne indépendante, et on veut ainsi justifier la violence dont les puissances voisines l'ont rendue victime.

Les derniers efforts des Polonais pour défendre leur nationalité, attestés par leur présente émigration, qui compte dans son sein des hommes sortis de toutes les classes de la société, n'on't pas encore fait taire la voix de la calomnie. Mais maintenant ce ne sont plus des écrivains salariés par

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