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dustrie en offre de nombreux exemples. Une vie laborieuse et sage pouvait donc conduire un homme intelligent à se faire une existence aisée, indépendante et libre. Cette possibilité n'existe plus depuis que la coalition de la science et de l'argent a donné l'intelligence aux métaux. Les ouvriers sont aujourd'hui placés au service des machines intelligentes, infatigables, plus promptes et plus exactes qu'ils ne pourraient jamais l'être eux-mêmes. Le plus habile, le plus distingué obtiendra un emploi supérieur de surveillance. Mais, de fait, l'intelligence est un métal, le service machinal est à l'homme.

Les progrès de mœurs et de caractère que l'on remarque dans les classes ouvrières sont le produit du temps qui a précédé l'emploi des machines. Les trois derniers siècles ont développé l'intelligence des populations européennes, telles que nous les voyons aujourd'hui. Chacun avait, dans ce temps, l'obligation de penser pour bien faire ses affaires. L'esprit travaillait; l'ouvrier avait besoin de talent pour devenir maître. La carrière lui était ouverte, car il n'avait pour concurrents que d'autres hommes comme lui. Peut-il lutter à présent contre des machines qui produisent plus vite, à meilleur marché, et font mieux que lui?

Les marchands avaient aussi besoin d'une active intelligence pour s'enquérir des voies et moyens de se procurer, à meilleur prix, et de meilleure qualité, les objets de leur commerce. Les grandes entreprises commerciales déposent aujourd'hui à leur porte tout ce qu'ils leur demandent. Les marchands sont

placés à peu près comme ces débitants des monopoles de régies qui ont tant pour cent de bénéfice sur le débit des sels et des tabacs. Qu'on se demande, avec ce calme de raison qu'il faut pour des questions de cette gravité, si trois autres siècles de vie industrielle, telle qu'on la façonne aujourd'hui, produiront des populations aussi fortes, aussi éclairées, aussi énergiques que celles qui existaient au commencement du XIXe siècle. Que l'on compare l'existence morale et physique de ces millions d'ouvriers enfermés dans de longues salles, séparés de leur famille et attachés au travail pendant un nombre d'heures pour la fixation duquel les législateurs charitables se croient obligés d'intervenir, avec ces artisans libres, travaillant dans leurs maisons, aidés de leur famille ou se réunissant en petit nombre chez des maîtres qu'ils choisissent jusqu'à ce qu'ils deviennent maîtres à leur tour. Que l'on mette la main sur le cœur, et que l'on dise en conscience de quel côté se trouveront la force, la santé, l'énergie, les vertus domestiques et la morale. S'agit-il de l'homme ou seulement de ses œuvres? Les produits de l'industrie moderne sont certainement supérieurs à ceux de l'ancienne; mais au profit ou aux dépens de qui cette perfection est-elle atteinte?

Quand des ouvrières, recluses forcément pendant plusieurs mois de mauvaise saison, centuplaient la valeur première du lin en faisant de la dentelle, le luxe était une charité. En est-il encore ainsi, quand ce sont des machines qui font le tulle et la dentelle?

Il ne peut, certes, entrer dans la pensée d'aucun homme raisonnable de vouloir faire rétrograder le monde jusqu'à l'époque à laquelle l'homme n'avait encore su se rendre maître d'aucune des grandes forces de la nature. Aucun homme, pour peu qu'il soit digne de porter ce nom, ne pourrait se permettre le regret de voir comment l'espèce à laquelle il appartient est parvenue à jouer, pour ainsi dire, avec les plus énormes masses; tant est grande la facilité avec laquelle l'homme les soulève et les lance dans l'espace; et tant grande est aussi la rapidité avec laquelle il leur fait parcourir et parcourt lui-même les plus grandes distances par terre et par mer. La question, au moins celle qui m'occupe, n'est pas là. Ce qu'il s'agit de savoir, c'est si la science et la richesse, qui donnent incontestablement la force et la puissance, donnent en même temps la liberté, cette liberté morale et individuelle qui sera toujours pour l'homme le plus précieux des trésors, de la perte duquel tous les prodiges du génie ne sauraient l'indemniser, quand même il pourrait avoir l'orgueil de dire qu'il en est un des collaborateurs.

Ces prodiges, l'avenir en verra de plus grands encore, car nous ne sommes qu'aux premiers jours de cette nouvelle époque. Mais n'y a-t-il pas matière à réfléchir, dans le spectacle que nous présentent nos grandes métropoles de l'augmentation du nombre de ceux qui ont à souffrir de tous les maux de la misère la plus extrême à côté de toutes les jouissances du luxe le plus raffiné et d'une accumulation de richesse sans mesure? Et que l'on ne dise pas que la liberté politique sera le moyen

d'empêcher un tel mal. Ne voyons-nous pas NewYork, la seule ville des États-Unis d'Amérique qui puisse se comparer aux grandes villes de l'Europe, nous offrir déjà le même spectacle? Il ne faut donc pas se faire illusion. Les conditions de la puissance et de la richesse ne sont pas les mêmes que celles de la liberté. N'est-ce pas en faisant la conquête du monde que les Romains, de libres qu'ils étaient, perdirent à la fois liberté et patrie? Il en sera toujours de même. La grandeur des œuvres que l'homme accomplit lui fait souvent perdre sa liberté. Ne le voyonsnous pas déjà, dans quelques endroits, devenir esclave de ses propres travaux? Serait-il libre de les suspendre et de les reprendre à son gré? Non, le peuple qui fonde sa richesse sur l'engrenage des machines est entraîné lui-même par ce mécanisme qui ne lâche plus rien de ce qu'il a une fois saisi. La prépondérance des intérêts matériels repose sur un principe de nécessité absolue : c'est la réunion des trois facteurs dont se compose leur grandeur: acheter, vendre et produire. Il faut toujours acheter, toujours vendre, toujours produire. Quand toute l'existence sociale d'un pays est rendue dépendante de ces trois actes, aucun d'eux ne peut alors cesser son action sans danger pour tous les trois; mais la continuité de cette action déplace nécessairement la puissance, et, en la déplaçant, elle en change le caractère. N'en voit-on pas la preuve dans le sentiment d'inquiétude que montre l'aristocratie anglaise? elle cependant si puissante par la richesse de ses possessions territoriales, comme par les fonctions politiques héréditaires qu'elle exerce.

Mais elle sent le poids qui pèse sur l'Angleterre ; car elle sait comme tout le monde le sait, que les canaux dans lesquels se meut la puissante organisation de son industrie ne pourraient pas se fermer sans la faire éclater; comme éclateraient ces machines à vapeur à haute pression, auxquelles on enlèverait leurs soupapes de sûreté.

Le gouvernement anglais a cherché à élever l'exhibition du palais de cristal à la hauteur d'un événement qui doit faire époque dans l'histoire des hommes. De cette époque doit dater une paix durable, universelle. Parce que tous les produits de l'industrie sont venus se laisser ranger sous le même toit et se montrer à une fête, la rivalité des forces de production aura-t-elle cessé? La suite inévitable de ce moyen de comparaison ne sera-t-il pas de l'exciter davantage? Ce but n'est-il pas hautement proclamé?

Dans un discours parlementaire, à la séance du 17 juin 1851, en réponse à M. Cobden, qui demandait le désarmement des marines de France et d'Angleterre, lord Palmerston a décoré l'Angleterre du titre de Temple de la paix du monde, en défendant toutefois le droit qu'avait l'Angleterre de rester armée selon que le gouvernement le trouverait nécessaire. Est-ce comme néophytes de ce nouveau culte que l'on voit se promener sous les portiques de ce temple les Mazzini, les Ruge, les Ledru-Rollin, etc., ou comme des hommes de bonne volonté, qui se tiennent en réserve pour d'autres combinaisons politiques que celle d'une paix universelle?

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