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ait le droit de s'en mêler; mais il reste à chacun celui de placer, dans son propre intérêt, les faits en regard des conseils. Si le parlement anglais a son livre bleu, dans lequel sont arrangés les actes mutilés de sa diplomatie, l'histoire a aussi le sien, mais complet, sans réticence, sans altération, dans lequel sont enregistrés tous les faits et les noms de tous les hommes qui les ont produits; laissant à chacun sa part de bien et de mal, de bonne et de mauvaise influence, de mensonge et de vérité; suum cuique.

L'histoire a le droit d'examiner si, dans la part que l'Angleterre a prise aux événements, il y a eu plus de génie que de vertu, plus d'ambition que de sagesse; si, dans la mesure des intérêts, la balance a toujours été celle de la justice; et, si l'histoire ne devait donner ce droit d'examen qu'à la postérité, la prétention proclamée par lord Palmerston, au nom de l'Angleterre, d'être le législateur du monde, d'être arbitre souverain entre les peuples et les gouvernements, cette prétention donne à tous ses contemporains le droit de lui déclarer qu'il n'est aucun homme, sur la terre, qui puisse réunir en lui assez de savoir, de sagesse, et de qualités, je ne dis pas, pour accomplir, mais pour oser entreprendre et proclamer une pareille mission.

L'ardeur que je mets à la combattre ne vient pas de la mesquine opposition que l'on fait quelquefois en diplomatie à un adversaire politique. Elle serait d'ailleurs insuffisante contre un homme dont les combinaisons sont plus élevées que celles d'une diplomatie ordinaire. Les affaires ne sont pour lui, prises

une à une, que des moyens pour réaliser un plus vaste système; et, comme lord Palmerston luimême en a fait l'exposé, ce système n'a point de bornes.

N'aurait-il d'autre défaut que d'être trop grand, trop sublime, de trop difficile exécution? Ou bien serait-il une erreur?

Le danger d'une erreur d'une aussi grande échelle menacerait donc alors tout le monde à la fois. Or, c'est parce que j'ai la conviction qu'il est une erreur que je m'en déclare l'adversaire le plus décidé.

Il s'est fait en Angleterre une espèce d'incarnation de circonstance. Lord Palmerston en est le verbe, l'Angleterre en est le corps. Le verbe n'a de puissance que celle que lui donne le corps; et, pour se donner le plaisir d'être plus haut, ne fait-il pas abus de ce corps? Or, si le système est une erreur, cet abus de la force, après avoir bouleversé tous les intérêts, ne finira-t-il pas par ruiner ceux de l'Angleterre elle-même ? Je livre donc les observations que je vais faire tout autant à la méditation des Anglais qu'à celle des peuples du continent.

Il vaut mieux se placer sans hésitation au point le plus élevé de cette position; elle se présentera alors à l'esprit plus distinctement que si je voulais arrêter successivement l'observateur à tous les plans secondaires pour le conduire péniblement au sommet. Nous examinerons ces divers plans en descendant. C'est une question d'univers que lord Palmerston a posée. Il me la faut donc aborder par le sommet, puisque je l'ai en face.

C'est avec une âme tourmentée d'inquiétude que je pense à l'avenir de l'Europe. J'écris sans colère et sans artifice, sans fiel et sans amertume. Le sujet est trop élevé pour cela. Je n'ai cela. Je n'ai pas le patriotisme étroit d'une frontière politique, mais j'ai celui d'un Européen. Je ne suis pas, je ne veux pas être citoyen du monde. Je me trouve trop petit; le monde est trop grand. J'aime l'Europe comme le berceau qui nous est commun à tous, comme le centre de notre civilisation, comme le foyer de cette lumière qui pénètre toutes les régions du globe. Quand je veux rester Européen, c'est parce que je voudrais que ce foyer ne s'éteignît point. S'il venait à s'éteindre, la lumière portée par le monde aurait-elle assez d'intensité pour conserver sa clarté primitive? je ne le crois pas. Je gémis donc de voir comment la rivalité des nations qui habitent l'Europe lui a déjà fait perdre une partie de la haute position qu'elle avait prise. C'est une triste histoire à retracer que celle de cette rivalité.

On comprend les luttes que firent naître les premiers établissements des colonies. Cela avait lieu à une époque où l'Europe, moins éclairée, était encore mal assise sur sa propre base.

Les possessions, en s'agrandissant, agrandissaient aussi la lutte. Cependant l'Europe n'y perdait rien encore. Les peuples navigateurs se disputaient entre eux tous ces nouveaux rivages; les Anglais, les Français, les Espagnols, les Portugais, les Hollandais.

Le monde, tout grand qu'il était encore alors, était déjà trop petit pour l'ambition des hommes,

La paix les voudrait plus loin les uns des autres. Le mouvement qui les rapproche n'est qu'un principe d'hostilité de plus, car les passions, cette électricité de l'âme, s'allument par le frottement.

Les peuples libres de l'antiquité, comme ceux des temps modernes, ont tous été conquérants, marchands et colonisateurs. Il y a dans la liberté un principe d'agitation et de mouvement tel, que, pour ne pas être destructeur de soi-même, il doit devenir une force d'expansion, qui, toujours agissante, porte, sous différentes formes, l'exubérance de la vie au dehors. Les États libres, refoulés sur eux-mêmes, ont tous péri sans parvenir à se développer. Ceux qui se sont développés ont péri par la perte ou par l'émancipation de leurs colonies.

Les Phéniciens, les Carthaginois ont été marchands. Faibles de population, ils ne faisaient point de conquêtes; ils ne colonisaient que les points nécessaires à leur commerce. Les Grecs, sans avoir été ce qui mérite le nom de conquérants, ont été colonisateurs. Ils s'étendaient par le mouvement de leur commerce et de leur civilisation. Les Romains, conquérants, n'ont été marchands et colonisateurs qu'autant que cela était nécessaire à leur système de conquêtes. On reconnaît encore aujourd'hui l'application de leur système le long du Rhin et du Danube. Ces deux fleuves servaient de frontière à leur empire. La plus grande partie des villes qu'on y trouve sont de fondation romaine; elles sont situées sur la rive gauche du Rhin et sur la rive droite du Danube, presque toutes en face de l'embouchure des rivières venant des terres inté

rieures de la Germanie. Les villes étaient des points stratégiques; les rivières à la fois voies de commerce et routes d'incursions. Il suffit de nommer les principales: Trèves, Cologne, Bonn, Coblentz, Mayence, Strasbourg, Ratisbonne, Passau, etc.

Poursuivons l'examen de l'existence qu'ont eue les peuples libres des temps modernes. Si elle a été, sous le rapport que j'envisage, semblable à celle des peuples libres de l'antiquité; l'Angleterre, si studieuse du passé, ne pourra pas contester la vérité de l'application aux peuples libres d'aujourd'hui.

De toutes les républiques italiennes sorties du moyen âge, les deux seules qui aient eu une longue et brillante existence historique sont celles de Gènes et de Venise. Toutes les autres ont misérablement péri dans les convulsions de leur propre liberté.

Barberousse mit fin à la ligue des villes libres lombardes, qui n'avaient pas craint de défier sa puissance. Le plus riche des marchands devint le maître des trois républiques de Florence, de Sienne et de Pise, qui, divisées et rivales, s'étaient réciproquement enlevé la force d'expansion qui, en les préservant de leurs propres fureurs, aurait prolongé leur existence.

Gènes et Venise ont été des États conquérants, marchands et colonisateurs. Leur décadence politique a suivi la décadence successive de leur commerce, la perte de leurs conquêtes et celle des riches échelles qu'elles avaient fondées dans le Levant.

Venise, dépouillée de ses établissements au dehors, se mit alors à conquérir les petits États de la

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