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tions importantes de l'agriculture. Les indiennes, dont le nom indique la provenance, étaient autrefois un objet de luxe. Le bon marché des cotonnades, de formes si variées et si perfectionnées, n'est pour l'Europe qu'un appât trompeur, qui ne fait qu'ajouter un tribut de plus à ceux qu'elle paye déjà nécessairement aux autres parties du monde. Si les tissus de chanvre et de lin sont plus chers que ceux de coton, cette différence de prix se trouve compensée par une plus longue durée; et, quand on peut ajouter à ces deux matières premières la laine et la soie pour s'habiller, ne pourrait-on pas se passer du coton, au moins ne pas en faire un article d'un usage aussi général?

Mais nous sommes menacés d'un autre mal qui n'est encore qu'à l'état de premier symptôme. Les Anglais commencent à importer en Europe les laines de l'Australie. Cette importation, dont les premiers essais furent faibles et douteux, augmente dans une progression qui prouve la certitude du bénéfice. La grande étendue des terres australes peu habitées, la bonté des pâturages, la multiplication facile des troupeaux, l'amélioration de la qualité de la laine, déjà remarquée, sont des preuves que cette importation fera baisser les prix de la laine, de manière à ruiner cette branche si riche de l'industrie agricole de l'Allemagne.

Il y a quelques années, un propriétaire de moyenne fortune, ayant quelques milliers de mérinos dans les montagnes qui séparent la Bohême de la Moravie, reçut de son intendant l'avis qu'il ne pouvait pas vendre sa laine; que les prix, au marché de

Breslau, avaient baissé par l'absence des maisons anglaises qui venaient habituellement en enlever la plus grande partie. Ne pouvant se rendre compte de ce phénomène, il écrivit en Angleterre pour en avoir l'explication. Il apprit que des quantités considérables de laines de l'Australie venaient d'y arriver; que les fabriques avaient trouvé à couvrir leurs demandes à meilleur marché. Ceci n'était qu'un premier essai; les laines, mal assorties, ne satisfirent pas aux besoins de la fabrication; cette branche intéressante du commerce de l'Allemagne et de l'Autriche reprit sa première activité. Mais il partit de l'Angleterre pour l'Australie des instructions sur les moyens d'ennoblir encore la race des moutons et d'améliorer l'assortiment des laines. Ces instructions ont été suivies. Depuis deux ans, l'Angleterre, au lieu d'acheter les laines de l'Allemagne, en jette des quantités déjà considérables sur ses marchés.

Que doit-il advenir de la théorie du libre échange, quand la trop grande supériorité de production et de fabrication, d'un côté, ne laisse plus rien, de l'autre, ni à produire, ni à fabriquer?

Que peut-il advenir de l'existence de l'Europe, quand celle d'un particulier, propriétaire d'une moyenne économie rurale, se trouve compromise, peut-être détruite par des produits qui arrivent des régions les plus reculées du globe?

Un homme peut lutter contre d'autres hommes, ses voisins, par son intelligence et son activité. Il sait ce qu'il peut faire, ce qu'il peut entreprendre. Mais que peut-il contre l'univers?

Ne sent-on pas tout ce qu'il y a de dangereux pour un état social dans lequel toutes les existences, même les plus modestes, se trouvent sans cesse troublées, ébranlées, sans pouvoir d'aucune manière prévoir le coup qui les frappe, sans pouvoir se préserver ni se défendre? L'agitation de l'Europe ne provient-elle pas de ce que, dans presque toutes les positions, personne ne sait plus compter sur ce qu'il est ni sur ce qu'il deviendra?

Les relations de l'Europe avec les autres parties du monde ne devraient jamais cesser d'être dominées par un sentiment européen. L'avenir de l'Europe, je dirai plus, l'avenir du monde est attaché à cette condition.

Et quand je dis l'avenir du monde, voici comment je l'entends.

Quand un peuple, arrivé à un haut degré de puissance politique, devient dominateur, chacune de ses déterminations est appelée à exercer une influence qui peut pour longtemps décider de la destinée des nations. Il arrivera alors qu'une de ses déterminations puisse être suivie d'un cataclysme social semblable à ceux dont l'histoire nous a transmis les tristes souvenirs Croit-on qu'il y ait aujourd'hui dans le monde des éléments de conservation assez forts pour le préserver du retour de pareilles époques?

On trouve dans quelques-uns des débris de la littérature romaine l'expression d'une inquiétude, qui, malgré les magnificences de la civilisation dont Rome était devenue le seul et unique foyer, entrevoyait dans la grandeur de l'empire le danger

de sa destruction. Ces rares esprits ne pouvaient pas comprendre ce que deviendrait le monde, si ce grand foyer de lumière venait à s'éteindre. Et, quelque noirs qu'aient pu être leurs pressentiments, aucun d'eux n'aura pu se faire une idée de cette nuit de l'intelligence qui allait succéder à tant d'éclat.

Les Romains étaient fiers à juste titre de l'admiration, du respect, que le monde entier portait au majestueux édifice qu'ils avaient élevé. Avertis par l'exemple de ces peuples et de ces empires dont Rome avait précipité la chute, le long frémissement de barbarie que l'on entendait à toutes les frontières devait sans doute les effrayer et leur inspirer des craintes pour leur propre empire. Mais les esprits d'élite, s'élevant au-dessus de Rome ellemême, étaient agités plus encore par les dangers qu'aurait à courir la civilisation que par la perte de la puissance.

Arrêtons-nous un instant sur une hypothèse historique dont notre avenir pourrait montrer une nouvelle application et faire naître un nouveau mais trop tardif regret. Un écrivain célèbre (Niebuhr) s'est occupé à refaire les annales et les traditions de l'histoire romaine d'après des recherches qui ont illustré son savoir. Il conteste souvent l'authenticité des faits. Il les remplace par ceux de ses combinaisons.

Dans un ordre d'idées d'un autre genre, nous pourrións demander que serait-il advenu si tel fait n'avait pas eu lieu?

Par exemple, Rome n'aurait-elle pas duré plus longtemps, si elle n'avait pas détruit Carthage? Le

Scipion, qui devait plus tard s'appeler l'Africain, combattait dans le sénat l'opinion de l'atrabilaire Caton, qui finissait chacune de ses harangues par demander la destruction de cette rivale de Rome. Pourquoi donc Scipion, d'une famille dans laquelle se conservaient les meilleures et les plus sages traditions de la politique romaine, parlait-il en faveur de l'ennemie la plus acharnée de Rome? Quel autre but pouvait-il avoir que celui de contenir par la rivalité de Carthage l'ambition trop active de sa patrie? Ne craignait-il pas qu'une fois cet obstacle renversé, Rome ne se livrât tout entière à ce système de conquêtes auquel ses luttes intérieures ne l'entraînaient que trop? Telle est en effet la suite inévitable d'un état de guerre continuel; car qui fait toujours la guerre doit se faire conquérant, pour échapper à sa propre destruction.

ya

Il y a dans les États qui de nos jours se sont mis en mouvement plus de Catons que de Scipions, plus de ces hommes qui, ne sachant pas que conserver est un principe de commune solidarité, croient fortifier leur existence par la destruction des

autres.

Dans la position du peuple anglais il y a plusieurs côtés qui rappellent celle de Rome. Les voies par lesquelles ces deux peuples sont arrivés à un degré de suprématie politique qui peut se comparer sont cependant différentes.

Les Romains faisaient la conquête des territoires et des hommes par la guerre : puis, ils les asservissaient par la colonisation militaire.

Les Anglais savent, sinon détruire, au moins

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