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découlent de principes faux; ce qui rend leur substitution à l'ancien ordre de choses tellement difficile, qu'il n'y a plus que le véritable génie de la destruction qui veuille à tout prix continuer l'œuvre tel qu'il a été commencé.

Il faut montrer à ceux qui ne seraient pas encore assez convaincus des suites inévitables que doit amener un pareil travail, quel doit en être le résultat.

Cet avertissement ne se trouve-t-il donc pas dans l'ancienne histoire de l'Europe? Notre organisation sociale a-t-elle été assez puissante pour rendre à la civilisation de l'Europe toutes les parties qui en ont été séparées? Avons-nous exercé, sous ce rapport, la moindre influence même sur les parties de l'Afrique et de l'Asie qui nous sont limitrophes? Ni la propagation de la foi, ni les guerres que nous avons faites, ni les anciennes lumières retrouvées, ni celles qui ont été nouvellement acquises, rien n'a suffi pour affranchir ces vastes contrées d'une barbarie que nous pourrions dire n'y avoir jamais existé antérieurement, car nos pionniers archéologues n'y découvrent-ils pas chaque jour des preuves qu'une grande civilisation y avait existé avant celle que nous avions tenue pour être un commencement? Quand nous voyons que nos institutions paraissent ne plus avoir en elles assez de germes pour prendre racine dans cette poussière formée des débris de tous les anciens peuples, soyons plus attentifs à notre propre sort. Ne continuons pas des bouleversements qui nous trouveraient incapables d'une nouvelle force de régénération.

Que les hommes qui nourrissent tous les jours leur intelligence de la lecture de la Bible réfléchissent aux complaintes des Hébreux sur les grandes destructions dont ils étaient les témoins; qu'ils interrogent ces autres témoins retrouvés, ces débris d'apparence muette, mais d'une éloquence si riche; et, quand ils voient que, depuis cette époque si reculée, les siéges de tant d'empires ne sont que des ruines, qu'ils disent s'il est sage de jouer, comme on le fait, avec tous les éléments de notre civilisation. Est-elle donc impérissable? Voyez si des milliers d'années ont pu rendre l'ancienne Babylone à la vie ou en fonder une nouvelle !

Constantinople, à qui la décadence de Rome avait donné naissance, n'est-elle pas restée capitale de décadence? L'existence de l'empire byzantin a-t-elle été autre chose qu'une longue agonie? Et sa transformation en capitale d'un nouvel empire en a-t-elle fait autre chose que le chef-lieu d'une barbarie sans précédent dans l'histoire du monde? Car elle est organisée, cette barbarie; elle a sa religion, ses lois, sa discipline, ses coutumes, ses mœurs; des mœurs d'une empreinte si profonde, que tous les croyants de cette barbarie se ressemblent, depuis les bords de l'Atlantique jusqu'aux mers des Indes orientales. Et ce véritable génie d'ignorance et de destruction se nourrit depuis des siècles des ruines de l'ancienne et de la nouvelle civilisation du monde.

L'islamisme a pris une trop grande place dans l'histoire des hommes; il a institué des formes de

gouvernement qui sont trop en opposition aux véritables lois sociales de l'humanité; les preuves de la stérilité morale dont il est frappé, et dont il frappe tout ce qu'il soumet à son empire sont trop manifestes; cette stérilité a déjà eu une trop longue durée; l'islamisme se ressemble partout trop à luimême; il est trop différent de ce qui a existé avant lui, et de ce qui existe autour de lui, pour qu'il soit possible de lui contester la possession d'un principe vital qui lui est particulier. Il faut admettre de plus que la nature de ce principe est hostile à tout ce qui n'est pas lui. Les longues luttes que nous avons eu à soutenir contre l'islamisme n'ont fait qu'émousser sa force d'expansion sans briser son principe. Comprimé, il s'est arrêté sur le terrain qu'il occupait sans rien perdre de la force de répulsion qui lui est propre.

Sans tenir compte, pour le moment, de la nature exceptionnelle des relations diplomatiques que les États européens entretiennent avec les États musulmans; sans vouloir rien dire encore de la politique qu'a suivie l'Europe envers la Turquie, j'ai cru devoir rapprocher le caractère général de cet empire de celui de la mission que s'est donnée l'Angleterre. Quand elle appelle tous les peuples à venir se ranger sous le drapeau de ses doctrines; quand on la voit porter si loin ses lumières, je me sens le droit de lui demander, comme Européen, comment il se fait que l'action de sa double propagande religieuse et politique soit restée et reste encore sans influence sur cette longue zone d'obscurité qui borde les rives méridionales et orien

tales de la Méditerranée: barrière d'obscurité tellement opaque qu'il avait fallu faire le tour du monde pour retrouver l'Asie que l'Europe avait perdue.

Rien dans la vie politique de l'Angleterre ne peut faire admettre, comme une combinaison, qu'elle aurait pu agir sur cette zone de manière à la rendre à la lumière, et qu'elle n'a pas voulu le faire. Elle n'aura donc pas le droit de se plaindre, si je viens à en conclure que, puisqu'elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle n'a pas pu le faire. Elle a été, en effet, sous ce rapport, tout aussi impuissante que l'a été et que l'est encore l'Europe.

L'Angleterre n'a, en général, ni dans aucun lieu particulier, exercé une influence civilisatrice d'une nature supérieure à celle qu'ont exercée les autres pays européens. Elle ne peut aucunement s'affranchir du principe de solidarité qui, de toute manière, la rattache à l'Europe. Elle en est géographiquement séparée par sa position insulaire; mais il n'y a rien en elle qui porte des traces qu'à aucune époque de son histoire, elle en aurait été moralement séparée. Conquise par les Romains, comme l'ont été les Gaules, elle a été de même, et à la même époque, convertie au christianisme.

Elle a été envahie par des peuples germaniques, qui y ont substitué leurs principes à ceux qu'y avait implantés la civilisation romaine. Sa langue, ses grandes institutions politiques et de justice, sont d'origine germanique. La réforme religieuse, qu'elle s'est appropriée d'une manière qui lui est particulière, lui est venue de l'Allemagne. Sa littérature, avec quelque différence dans les nuances

du coloris, n'a rien, ni dans les formes ni dans l'esprit, qui ne soit le produit d'un échange continuel d'idées entre elle et l'Europe.

Quant aux beaux-arts, en posséder des chefsd'œuvre, ce n'est pas en être l'école. A en juger par leur histoire, si le génie des arts s'éteignait sur le continent, ce ne serait pas en Angleterre qu'il se rallumerait.

Sa vie politique est devenue différente de celle des autres États européens; mais les principes sur lesquels elle repose lui sont venus du continent. Elle ne sait rien de plus que le continent; mais elle sait faire un plus utile usage de ce qu'elle sait. Sa civilisation progressive n'a pas eu une marche de développement autre que celle qu'a eue le continent; mais elle a été plus riche en résultats, parce qu'elle a été moins troublée, moins interrompue.

Serait-ce au moment où elle cherche à multiplier, le plus qu'il lui est possible, tous les moyens de communication avec le continent que des hommes d'État anglais pourraient vouloir donner à leur pays une existence qui en serait distincte et séparée? Jamais, au contraire, les liens de solidarité qui ont de tout temps rattaché l'Angleterre au continent n'auront été ni aussi étroits ni aussi indissolubles qu'ils vont le devenir. L'Angleterre pourra continuer à trouver les éléments de sa richesse hors de l'Europe; mais ce n'est qu'en Europe qu'elle pourra continuer à trouver le principe de sa puissance morale. L'influence de l'Angleterre est prépondérante aujourd'hui; elle doit donner une scrupuleuse attention à l'usage qu'on en fait

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